En route pour la gloire de Woody Guthrie, par Gregory Mion (20/09/2024)
Crédits photographiques : Daniel Becerril.
Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité.
«Quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous.»
Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible.
Portrait du vouloir de Woody Guthrie en être qui ne voulait aucun avoir
La courte vie de Woody Guthrie ne se confond pas le moins du monde avec les ricaneurs de toutes les espèces, les sardoniques du Premier Psaume, mais plutôt avec ceux qui savaient rire de leurs malheurs ou qui savaient pleurer du malheur des autres. Ainsi pourrait se ramasser en une phrase ce glorieux parcours, cette belle «route pour la gloire» (1) faisant office d’autobiographie, non pas au sens d’une recherche de réputation, bien sûr, mais au sens d’une pénétration graduelle des plus hautes vérités, d’une participation croissante à l’idée de Dieu, d’une amélioration constante de soi-même dans la puissance d’agir parfaitement ou dignement malgré la série noire des fardeaux. C’est-à-dire que Woody Guthrie possédait une âme enracinée dans les profondeurs sacrées d’une terre sainte, une intériorité qui voulait acquiescer aux meilleures parts de l’humanité, en sorte que, par un effet logique de contraste ou de prix à payer, les bénéfices qui étaient les siens dans la vie intérieure ne pouvaient éviter d’affronter les déficits de la vie extérieure car tout homme dont l’âme a dit «oui» à la vertu est un homme auquel on dira presque toujours «non» dans une société principalement régie par le vice et ses commanditaires en ricanements. Or c’est ce temps de refus, de verrou, peut-être même ce temps de forclusion que nous raconte Woody Guthrie, ce temps, donc, où le délai du droit de vivre une libre existence paraît chaque fois expirer trop vite à cause d’un malheur, d’une malchance, d’une malédiction qui s’abat quand tout commence pourtant à ressembler à la joie et à la liberté. On sait du reste que le lot des hommes bons est de vivre mal et Woody Guthrie n’a pas été une exception parmi les âmes de justice : il a traversé un peu plus d’un demi-siècle de rude vie à retisser ce qui était détissé pour les uns et pour les autres, à trimbaler sa guitare, sa «boîte à musique» aimait-il écrire, en vue de recréer l’harmonie du dedans perdue dans la disharmonie du dehors, tout cela en accumulant les difficultés picaresques d’un vibrant baroudeur et en souffrant d’une fatale chorée de Huntington qui devait le ravir aux vivants le 3 octobre 1967, à New York, à l’âge de cinquante-cinq ans.
D’ailleurs, aussitôt son âme délivrée d’un corps dysfonctionnel, d’un corps miniature ayant cependant souffert en majuscule, celui-ci, ce corpus doloris, comme par mesure inconsciente d’une revanche posthume sur la trame de l’organique, comme par souci de précipiter la dissolution d’une matière malade qui aura tant fait souffrir son locataire, a été incinéré au crématorium du cimetière de Green-Wood, à Brooklyn, ce que Paul Auster, subrepticement mais sensiblement, rappelle au détour d’un chapitre de Sunset Park, un roman se préoccupant des imperceptibles sismologies de la relégation sociale, un livre au sein duquel l’évocation – ou la rapide incantation – de l’un des plus canoniques et imprévisibles chanteurs de folksong ne peut que retenir l’attention du lecteur selon cette interprétation qui nous paraît absolument décisive : la faillite des personnages de Paul Auster, leur brutal délogement d’une maison qu’ils squattaient aux abords du cimetière de Green-Wood, leur totale sidération, à ce moment-là de ce drame du substandard housing, ne peuvent provenir que d’une stricte impossibilité d’habiter un quartier où l’on a autrefois brûlé le corps d’un être qui était pour eux à l’image d’un nouveau Christ (car la crémation de Woody Guthrie, la rituelle combustion du ménestrel auteur de This land is your land, par-delà toute considération psychologique sur un corps qui fut douloureux et dont il aurait fallu se débarrasser quickly and efficiently après la mort, tout ce cérémonial de la littérale réduction en cendres d’un cadavre s’apparente quasiment à un bûcher des temps présents, à une reconfiguration du Golgotha, au cœur d’un pays qui n’a plus guère de cœur et dont le quotidien immobilier est devenu pour la plupart des gens une violente révocation de la moindre promesse de bonheur). Autrement dit le corps spiritualisé de Woody Guthrie était peut-être comme un genre de réalité eucharistique pour les sans-logis de Paul Auster, et même pour les sans-abris de l’Amérique tout entière, mais l’Amérique, on dirait, a brûlé jusqu’aux ustensiles de cette liturgie, elle a déspiritualisé ce qui était encore en mesure de sauver son esprit de nation à la dérive, et, finalement, elle s’est affirmée comme un pays gouverné par des forces déifuges en s’abîmant d’abord dans son propre enfer du Vietnam. Toutefois il est important non pas de spéculer sur les proches et sur les lointains lendemains de la disparition de Woody Guthrie, mais, à l’inverse, il importe de revenir sur les étapes essentielles de sa vie, et d’en faire, si tant est que cela soit faisable, des aliments et des inspirations indestructibles pour ceux qui voudraient encore croire qu’il y a des sièges visibles parmi les discrètes travées d’une Amérique charitable – parce que manifestement, de toute façon, il n’y a plus de places vacantes parmi les rangées pléthoriques d’une vilaine Amérique de l’égoïsme.
En cela Woody Guthrie s’assoit parmi ceux qui ne sont pas les Assis d’une société en voie de radicalisation dans l’injustice. Il trouve sa place dans les wagons des trains de marchandises où les «ouvriers itinérants» (p. 296) et les clochards se ménagent des solidarités qui n’existent nulle part ailleurs que moyennant ces conditions précaires. Ce n’est pas un hasard, en outre, si le portrait de ces nomades reçoit les honneurs du premier chapitre de ce récit (cf. pp. 19-42). En précurseur des mouvements vibratiles et propulsifs de la Génération Brisée des amis de Jack Kerouac, en fondateur d’un avant-poste des chantantes béatitudes afin de sentir l’endroit et non pas l’envers de l’Amérique, afin de valoriser Main Street et de tourner le dos à Wall Street, le dynamique Woody Guthrie confesse qu’il est «né sur la route» (p. 302) et qu’il entend bien ne pas trahir la fraternité des migrateurs déguenillés. Sans doute faudrait-il essayer de percevoir ici une volonté de sauver l’universelle figure du nomadisme biblique d’Abel (qui était pasteur) contre le paradigme tout aussi révélateur du sédentarisme de Caïn (qui était cultivateur et jaloux). Par conséquent les déplacements de Woody Guthrie au milieu d’une retentissante masse de personnes déplacées sont autant de preuves apologistes d’une certaine conception de la mobilité qui engendre à son corps défendant la haine provenant d’une certaine conception de l’immobilité. L’Amérique fixée dans les métropoles voit d’un mauvais œil l’Amérique des trimardeurs qui n’a pas vraiment d’autre choix que d’emprunter à la sauvette d’immenses convois ferroviaires nocturnes. Ce sont toujours les mêmes «assis» du poème éponyme de Rimbaud qui se permettent de juger, en fonctionnaires de la paralysie ou en méchants rentiers de l’ordre établi, les grands aventuriers ou les voyants des vaillants horizons où se recrutent depuis des millénaires les «horribles travailleurs» (2) dont nous avons besoin pour ne pas périr des professeurs de paraplégie. Et si ce recrutement venait à disparaître, ce qui est, de nos jours, une menace aussi pesante que la menace qui plane sur les espèces animales raréfiées, nous ne pourrions plus défendre une éthique du héros, un code de moralité de l’homme qui sait beaucoup donner de sa personne, parce que, en substitution de cet héroïsme d’un divin labeur, nous aurions à subir l’une des plus épouvantables désincarnations de l’humanité qui puissent être – à savoir : le fanatisme du marchand qui sera parvenu à vendre son modèle de sclérose en plaques monétaires où l’argent précède les hommes, où le marché est une loi qui fait sa loi, et où ne peuvent désormais se déplacer que les maîtres et les possesseurs de l’argent (assis sur les banquettes surnaturelles de leurs victoires maudites) qui ont cruellement sédentarisé les pauvres dans des bidonvilles, des mouroirs ou des banlieues prévues pour les bannis. Il nous semble donc que c’est là l’un des aspects fondamentaux de la personnalité de Woody Guthrie, c’est-à-dire l’incarnation d’une tentative de perpétuer quelque chose comme une homélie ambulante, l’incarnation d’un Abel moderne confronté aux nombreux désirs problématiques d’un Caïn moderne, l’imprévisible surgissement d’un musicien sauveur du peuple auquel échoit la lourde tâche de renverser à la force du poignet – sur les cordes de la guitare – tout ce qui souhaite détruire les énergies de la magnanimité.
Un autre aspect de ce tempérament apostolique dérive naturellement du précédent. Nous empruntons ses terminologies à René Guénon à la faveur de sa distinction entre une humanité de type sphérique et une humanité de type cubique (3). Nous associons Woody Guthrie à la forme de la sphère parce que celle-ci est la moins spécifiée de toutes les formes en tant que sa rotondité contient le potentiel d’une infinité d’autres formes. Cela signifie que la sphéricité se découvre sous les attributs d’une puissance à partir de laquelle une infinité de mondes pourraient s’actualiser, et, concernant Woody Guthrie, l’ensemble de son répertoire, pour ne pas dire son intégralité, relève d’une ode à la faculté de faire monde tout en promettant des mondes synonymes de terres promises. Écouter Woody Guthrie, c’est arrondir le monde, c’est émousser les pointes de la géométrie sociale à dessein d’apaiser telle ou telle douleur de vivre. L’écouter, c’est encore se réunir, constituer un cercle d’auditeurs et se rappeler que chacun se situe à égale distance des sources vivantes. À rebours de cette tendance à la rondeur, on se heurte à la tendance du cube, à la forme la plus spécifique et la plus spécifiée, la forme exclusive qui produit l’ostracisation de ce qui n’est pas conforme. Il est intéressant de souligner que ce que René Guénon écrit du cube se rapporte en toute rigueur à ce que l’on nomme square society dans l’univers anglo-saxon, en l’occurrence la société quadrillée, aseptisée, bourgeoise, celle, précisément, qui s’avère incompatible avec Woody Guthrie du fait même de son affûtage de tout ce qui est de forme convexe, celle, en outre, que fuiront plus tard les explorateurs de la route émancipatrice comme Jack Kerouac et Neal Cassady. On ne peut que ressentir un effroi devant les clartés du monde cubique, devant ses univocités, et les chansons de Woody Guthrie, de même que les littératures ultérieures qui se réclameront de lui, qui apparaîtront comme son héritage direct ou indirect, seront l’occasion de contester le diktat de l’univocité en lui opposant les mystères de l’équivocité. Il s’agit de conserver le point d’interrogation de l’humanité, la question ouverte de la vie, plutôt que de sommer le monde d’appartenir à une réponse définitive qui serait élaborée par ses élites présumées. À ce titre particulier de dissidence et de délivrance, Woody Guthrie s’affirme comme une puissance de différenciation, une puissance de faire différer, dressée contre les pouvoirs d’homogénéisation qui sont indifférents ou hostiles aux nécessaires sécrétions de l’hétérogène. D’où tant d’insistance dès les pages inaugurales de ces mémoires à travers lesquelles défilent «des gens désorientés, opprimés» au fond d’un «wagon fou» (p. 27), non pas en raison d’une incapacité individuelle, d’un déficit d’intelligence ou d’habileté qui se traduirait par un sort de clochardisation, mais en raison – hélas ! – d’une redoutable croissance des esprits cubiques devenus système de tyrannie à l’égard des esprit sphériques. D’autant que certains des travailleurs de ce wagon délirant sont tombés dans le ruisseau de la société à cause de la guerre, de la Seconde Guerre mondiale, parce que l’intensification de l’activité industrielle belliqueuse a mis sur le carreau d’autres secteurs de l’entreprise, des secteurs délaissés compte tenu de l’urgence de productivité des matériaux de la guerre. Aussi plusieurs de ces hommes sont assujettis à un impératif de relance, de redressement, à une expérience contrainte de paupérisation, et ils n’ont que l’espoir d’un train qui les conduira le plus souvent en Californie, en direction d’un Ouest édénique, de sorte à travailler en «[laminant] de l’acier pour mettre une raclée à la bande à Hitler» (p. 30).
De l’Oklahoma au Texas, de la Californie à New York : itinéraire stochastique d’un homme imprégné du mystère de la vocation
Né Woodrow Guthrie à Okemah (Oklahoma) le 14 juillet 1912, le futur chantre du folk voit le jour dans une «ville du pétrole» (p. 127) où l’or noir suscite une accélération des ambitions et une distorsion des générosités. Son père Charlie Guthrie est pris par la «fièvre noire et brûlante du pétrole» (p. 114) et il voudrait avoir son mot à dire au milieu des nouveaux rois et des nouvelles reines des terrains pétrolifères. En conséquence de quoi le paternel boit le calice de sa cupidité en allant au-devant de maintes folies et mésaventures (cf. pp. 47-8). Quant à Nora Guthrie, la mère, elle se tait, elle endure, et, fort logiquement dans l’arithmétique des épouses piétinées par un tocard contractuel de la rapacité, elle s’isole et se signale comme un cœur pur dans un environnement familial frappé d’une exponentielle impureté. D’un point de vue rétrospectif, la cécité de Nora Belle Sherman (Guthrie) à l’égard de Charles Edward Guthrie s’explique par l’altération de sa faculté de juger à cause de la maladie de Huntington que l’on ne savait pas encore très bien appréhender à cette époque. Il s’agit néanmoins d’une pathologie aussi peu courante que dévastatrice, incurable et terrible pour la salubrité mentale, d’où le fait que Nora Guthrie ait pu être confondue parfois avec un cas d’école de démence (alors même que ne sont démentielles que les raisons calculatrices typiques de Charlie Guthrie et que les gens stigmatisés pour leurs troubles mentaux se montrent la plupart du temps sous les espèces éternelles de l’innocence). C’est donc cette vulnérabilité biologique qui aura trompé cette femme vis-à-vis des nuisibles qualités de son mari, car, en effet, il ne fallait pas être en possession de tous ses moyens de discernement pour demeurer avec un homme qui avait été impliqué dans le lynchage raciste d’une mère et de son enfant (Linda et L. D. Nelson), le 25 mai 1911, à quelques encablures d’Okemah (4). Sur les barreaux d’une sibylline échelle de métaphysique, du reste, on ne peut que devenir un contribuable du malheur dès lors que l’on subsiste dans le giron d’un fidèle exploitant du malheur, et, supposément, c’est ce qui est arrivé à Nora Guthrie et c’est ce qui l’aura plus vite anéantie que sa maladie erronément diagnostiquée. Le véritable mal était ainsi à un niveau autre que le niveau biologique, à un niveau métempirique qui se sera frayé un passage mortel pour aggraver l’empirie d’une pathologie. Et d’une manière plus préoccupante, il faut poser l’hypothèse que les ténèbres de Charlie Guthrie ont apposé sur sa famille le sceau d’une perfide infortune, comme si, d’une part, il n’avait pu rencontrer qu’une femme diminuée par la maladie afin de la rendre plus malade encore, plus fragile et plus dépendante, et comme si, d’autre part, cela devait rejaillir sur sa descendance – d’abord avec la mort dramatique de sa fille Clara, en 1918, dans un incendie domestique (cf. pp. 165-8), puis, ensuite, avec la juxtaposition et l’entrelacement des calamités auxquelles devra faire face Woodrow Wilson Guthrie (à commencer par le décès de sa sœur aînée Clara, dans les flammes de sa maison hantée par toutes sortes de crises). Enfin, l’enfance étant ce qu’elle est, avec ses segments inaliénables de vérité, avec ses bouches candides et leurs appréciations spontanées portant sur les affaires des adultes, il découle de plusieurs colloques d’enfants frivoles que si le père de Woody n’avait pas la tête pleine de politique et de projets d’enrichissement, sa mère, instantanément, s’en trouverait mieux (cf. pp. 94-5). Elle ne s’en fût cependant trouvée que mieux si son époux n’avait jamais revu la lumière de la liberté après les événements racistes et meurtriers du printemps 1911.
Mais ces duretés de l’âge mature sont compensées par les moments de l’âge tendre à propos desquels Woody Guthrie ne manque pas de réserver de longues pages euphoriques pour exprimer la poétique du réel – l’antidote aux déréalisations commises par les soi-disant responsables des choses sérieuses. Un exemple parmi tant d’autres de ces merveilles enfantines ou de ces raisons de s’émerveiller quand on ne sait presque rien du détail de la monstruosité humaine : le ronronnement d’un chat est une opportunité de se demander si un petit moteur ne serait pas dissimulé dans le corps du félin (cf. pp. 92-3). Vivre pour s’étonner d’une telle curiosité lorsque tout s’est déjà effondré dans le quotidien de nos géniteurs, c’est vivre dans la région protégée de l’insouciance, ou c’est vivre pour inconsciemment sublimer les soucis considérables qui planent au-dessus des enfances prédestinées à des futurs angoissants. Ce sont des instants rares, éphémères de surcroît, symptomatiques de ces enfances qui auraient besoin de l’immortalité de l’immaturité pour ne jamais cesser d’être en enfance, parce que, pour ces enfants-là, le premier jour du lendemain de l’enfance est l’équivalent d’une entrée dans l’irréversibilité de l’angoisse. Quoique indéterminé dans le temps d’une vie, ce jour-là, pour chaque enfant assigné aux vraies sévérités de l’existence, surgit toutes les fois qu’une cruauté particulière se manifeste au sein d’une improbable succession de jours épargnés par la terreur. Pour le gamin Woody, la transition d’une tranquillité relative à une inquiétude absolue se concrétise le jour même où l’étonnement survient en écoutant le reposant vrombissement du chat. Et ce n’est pas surprenant quand on s’avise que les vies difficiles sont souvent plongées dans le malheur aussitôt qu’elles auraient pu s’imaginer que le bonheur simple durerait. Aussi cet animal qui avait attisé l’improbable joie de Woody se retrouve massacré par son oncle Warren, estropié à mort, sacrifié au nom d’un holocauste irréligieux avec une entière portée de chatons (cf. pp. 98-9). Il est à noter que l’oncle Warren n’est qu’un adolescent, mais, en toute proportion de cette famille calamiteuse, son aberrante adolescence s’inscrit en faux contre les minces protections de l’enfance et elle vient définitivement semer la terreur sur les chemins de Woody. C’est pourquoi cet épisode terrifiant de violence perpétrée à l’encontre des animaux animalise pour ainsi dire les juvéniles tentatives de Woody Guthrie pour atténuer ou pondérer la barbarie polycéphale de ceux qui n’habitent plus les palais de l’enfance. C’est pourquoi, en outre, les pages qu’il consacre à la poésie infantile étendent au maximum l’élasticité des ivresses puériles aux fins de résister aux visqueuses corruptions des aînés. Autrement dit l’instant joyeux s’attarde littérairement dans l’instance de l’enfant et retarde autant que possible l’antipoésie des instances de la perversion. Même procédé, on s’en doute, à l’égard des rivières de sang de la Première Guerre mondiale, rumeur grandissante en provenance du Vieux Continent et travaillant l’imaginaire des enfants qui la transforment en guerre ludique (cf. pp. 132-164). Le paysage et des outils sont transposés en champ de bataille et en armes, une antique moissonneuse lieuse se voit même doublement remaniée, d’heure en heure, en «avion» et en «sous-marin» (p. 131), puis, répétitivement mais inlassablement, les acteurs de ces conflits de bac à sable «[jouent] à la guerre, la guerre, la guerre» (p. 131). Or la guerre comme jeu érige d’emblée une animosité fictive en amitié authentique, et tous ces belligérants de garderie, au fur et à mesure de leurs affrontements, s’éloignent de la guerre en tant que telle. D’ailleurs, il ne serait pas du tout insensé de se dire que c’est au cœur de ces arènes de l’innocence que Woody Guthrie s’est assimilé aux pratiques favorables pour le soin du récepteur naturel de l’âme. Dans la suite des temps, il n’aura eu de cesse de cultiver ce récepteur animique de sorte à saisir par effraction la grâce de plus en plus rétive à pénétrer une humanité renégate.
En âge de continuer à se battre pour rire tout en prenant conscience du ressort corrodé de sa destination terrestre, Woody Guthrie a onze ans quand il suit le mouvement d’un déménagement à Oklahoma City. L’argument central de ce changement d’adresse consiste en une démarche de renouveau dans une ville de taille respectable et un rapprochement avec l’institution psychiatrique censée mitiger la «folie» de Nora (cf. p. 171). Il n’en reste pas moins que cette implantation dans la capitale de l’État se révèle de courte durée : l’employabilité du paternel Guthrie prend du plomb dans l’aile lorsque Leonard Tanner, le demi-frère de Clara, succombe à un accident de moto alors qu’il devait aider sa crapule de beau-frère à se rétablir financièrement. S’ensuit une réimplantation à Okemah, dégradée au rang de ghost town, désertée par les profiteurs du pétrole qui ont terminé de vampiriser les sous-sols géologiques de cette bourgade du comté d’Okfuskee (cf. pp. 181-4). La famille paraît néanmoins se ressouder en dépit d’une mère placée à «l’asile de fous» (p. 197). Et par mystique de la coïncidence, signalons que les conditions d’une mère relogée dans un lunatic asylum et à l’origine d’un enfant oraculaire furent aussi les conditions de Naomi Ginsberg, matrice d’Allen Ginsberg, ancienne pensionnaire de l’énorme hôpital psychiatrique de Greystone Park à Morristown (New Jersey), un hôpital où Woody Guthrie passera lui-même quelques années, vers la fin de sa vie, la faute (comme sa propre mère) à une maladie de Huntington insuffisamment comprise dans ses ramifications destructrices. Mais de ces inexorables détériorations héréditaires, il n’est point question dans ce récit généreux qui se concentre sur un empan de trois décennies aventureuses (1912-1942), sur trente ans de la vie d’un homme de l’Amérique pour lequel le courage avait donc encore un sens, un écho de vertu, le courage, en l’occurrence, qui certifie la présence d’une infaillible droiture et l’insémination des plus hautes valeurs dans la société, le courage, regrettablement et selon le discours essentiel d’Alexandre Soljenitsyne prononcé à Harvard, qui finira par se dérober des volontés américaines atomisées par le mercantilisme et le rationalisme en toute chose (5). Aussi nous faut-il revenir à une époque où Woody Guthrie aiguisait les lames de son intrépidité, non sans avoir à l’esprit, bien sûr, l’ample vue de cette existence condamnée à une mort prématurée. Et ce retour aux étapes d’une jeunesse qui a prouvé qu’elle avait du cran, nous le réamorçons en 1929, lors de la dix-septième année de Woodrow W. Guthrie, au moment où il rallie la localité de Pampa, au Texas, pour rejoindre son père et le soutenir dans sa gestion d’une baraque de logements délabrés (mais aussi à dessein contourner tout risque de se faire alpaguer pour délit de vagrancy). Quoi qu’il en soit, cet exercice de l’immobilier par le bas, très temporaire au surplus, ne compromet nullement la christologie de l’homme en devenir surnommé Woody et nommé Guthrie. Nous entendons par là que le père a chuté comme il se devait de chuter, mais que le fils, insensible à la notion de chute, absorbe cette expérience de l’emploi dévalué comme une initiation de l’abaissement qui soulève – comme une coopération avec le bas qui nourrit l’intuition que c’est invariablement par le bas que les énergies de Dieu sont les plus prolifiques.
Ce tournant texan recoupe le tournant du trépas de Nora Belle Sherman derrière les murs infréquentés de sa clinique. La perte est ressentie par Woody comme une perte de l’univers (cf. p. 216). Mais cette déperdition cosmologique exigeait une reconstruction consécutive de même alliage pour ne pas laisser à l’abandon le patrimoine maternel de pureté. Il en résultera l’éclosion d’un sacerdoce exécuté au gré des propriétés sacrées de la musique. La vocation de Woody Guthrie s’est du reste consolidée par le truchement d’une prévention vis-à-vis des défaillances américaines et par une velléité de les «corriger» en interprétant «des chansons qui [disent] ce que tout le monde [pense]» aux États-Unis (p. 225). On pourrait parler d’un décret d’incarnation de l’Amérique des prolétaires ou d’un acte de résistance envers les processus de désincarnation qui sont à l’œuvre dans la psychologie computationnelle d’un pays en proie aux maléfices du calcul de l’intérêt. L’enjeu de ces textes combatifs déclamés à la guitare comporte non seulement un désir de fortifier le corps social de l’Amérique déshéritée, mais aussi de réarmer les consciences pour éviter la captation budgétaire des esprits. On a là dans le fond une remobilisation des énergies saintes qui déjoue les pièges d’une conversion de soi-même en énergie disponible pour la mobilisation générale au sein des choses de l’argent. Ce qui compte alors, ce n’est pas d’être le comptable de ses dollars amoncelés en liasses, mais d’être plus vivant que le dollar, de précéder la législation du nombre quantitatif afin de se rapprocher des nombres comme archétypes pythagoriciens inhérents au chiffre de l’Être. C’est un pari toutefois déconseillé ou méprisable à l’intérieur d’une nation qui a fait de l’affairement l’affaire de tous et qui a réussi à culpabiliser les moindres espérances de l’otium par l’entremise des tribunaux du negotium. Pourtant les paroles et les musiques de Woody Guthrie ne veulent pas négocier avec les négociateurs des quantifications – elles veulent renégocier les contrats que nous passons avec nous-mêmes dans l’orbite des qualités qui nous ouvrent aux choses qui se proposent et qui nous ferment aux choses qui s’imposent. Et ce chanteur populaire est d’autant plus crédible dans ses évangiles qu’il persévère dans l’être en tant que conatus étranger à toute persévérance dans l’avoir, seul moyen légitime, à vrai dire, pour «[essayer] d’arriver quelque part dans le monde» (p. 248) en brisant les logiques de l’arrivisme. Il faudrait ainsi poser que Woody Guthrie n’est arrivé à rien parce qu’il n’a jamais été qu’en partance pour le royaume de Dieu, en itinérance, et même les fois où la maladie l’aura immobilisé, elle n’aura fait qu’exacerber son mobilisme constitutif en tant que pourvoyeur de mouvement pour ceux qui se sentiraient médusés dans les catégories du déshonneur ou de l’échec. Par conséquent, pour Woody Guthrie, il y a un irrésistible dynamisme du devenir qui semble émaner d’une prophétie d’Héraclite le confiant à une vie ambulatoire en toutes circonstances, à une vie d’Ulysse obligé de ruser avec les roublards, à une vie au service de la vie malgré les assauts insatiables de la mort. Mieux : la vie cinétique de Woody Guthrie n’a pas tant été un mouvement pour le mouvement, un mouvement d’esbroufe, qu’un mouvement de ralentissement pour s’opposer aux mouvements d’accélération de la société du capitalisme et des flux spasmodiques colonisant aussi bien la vie diurne que la vie nocturne.
Voyons-le alors nanti d’un quart de siècle et prenant la route prometteuse de la Californie, frêle silhouette rappelant les pèlerins de Steinbeck dans Les raisins de la colère, professeur anticipé de fugue vers les occidents messianiques où s’en iront plus tard les lassés des orients new-yorkais et les damnés de cette Amérique désorientée par de fausses aurores. Il quitte ainsi Pampa en 1937, où, là encore, les vampires du pétrole ont sucé jusqu’aux ultimes ressources du sang texan, faisant de cet endroit jadis vascularisé par le réel un mirage de l’existence. Le départ vers les perspectives californiennes rime avec un départ de clarification, un élan de filtrage des poussières du Dust Bowl, comme si Woody Guthrie, empoussiéré par l’Oklahoma et le Texas, mais également attentif aux pulvérulences recouvrant ses semblables, désirait une bonne fois pour toutes éventer les épaisses particules de misère, comme si, d’une certaine façon, il entreprenait de balayer les pesanteurs des tableaux d’Alexandre Hogue pour leur substituer les apesanteurs de sa quête de purification. Et ce qu’il découvre en Californie, ce sont des chromatismes éclatants, des abondances et des fertilités, à rebours des capitales de la stérilité qu’il a toujours connues (cf. p. 282). À son arrivée à Los Angeles, site d’un cadastre angélologique, il observe un déversoir populaire, une réticulation du transport humain, avec, d’une part, la toile arachnéenne des voies ferrées, puis, d’autre part, les lignes de ciment des autoroutes qui charrient leurs lots d’orpailleurs ou de désespérés (cf. p. 284). Un peu plus tard, à Sonora, il décèle en cette cité microscopique «la reine des villes de l’or» (p. 305), terre de bons présages et de conversations enjouées, terre aux sonorités hispanisantes qui profite de l’ignorance de l’avenir, terre d’accueil où l’attrait des métropoles n’a pas retenti encore. Il sera l’année suivante à Redding, aux alentours du septentrion de la Californie, solidaire d’une masse de travailleurs émigrants dans l’expectative d’un courrier officiel de Washington en vue d’entamer le chantier colossal d’un barrage – mais le télégramme jamais n’aboutira jusqu’aux extrémités du pays laborieux (cf. pp. 310-323). Aussi est-il de bon aloi de se rediriger vers Los Angeles après cette série de vécus en demi-teinte, tantôt chaleureux, tantôt rattrapés par les indices d’une chape de plomb en train d’asphyxier l’Amérique. Au commencement des années 1940, donc, dans les parages de la catastrophe de Pearl Harbor, le régénéré Woody Guthrie écume les rades de la cité séraphique en compagnie de Cisco Houston, un autre appelé du folksong. Leur duo improvise des chansons pour démanteler la guerre et pour mettre en sourdine les haines qui dégringolent sur les têtes des Japonais (cf. pp. 324-341).
Et environ deux ans s’écoulent, suivant les modalités d’un flux héraclitéen, avant que Woody Guthrie n’atterrisse de l’autre côté du territoire des États-Unis, à New York, au Rockefeller Center, dans le but de passer une audition qu’il finira par fuir, tout heureux de s’être auto-éliminé de «ces poubelles de sentimentalisme et de rêveries» (p. 380), tout heureux de ne pas être miscible avec les géhennes bourgeoises mais de l’être, plutôt, avec les gens, avec the very sense of people, avec la racine qui permet de se radicaliser dans une glaise de sainteté. En quoi il est nécessaire que ce cheminement de lumière s’achève dans le wagon de marchandises des pauvres gens qui était le théâtre d’amorce de ce livre (cf. pp. 394-408). Ici même se joue la musique de Woody Guthrie, la musique d’un refus du nihilisme et par ce biais d’un refus des valeurs manipulées, la musique où l’ouïe des auditeurs se prépare à entendre l’inouï de l’injustice et des possibilités d’acquittement de ceux que l’on a injustement criminalisés. Ici même, ce faisant, le mensonge des rédacteurs de la hiérarchie sociale n’est plus élucidé comme la vérité, les dominés cessent un tant soit peu de croire qu’ils le sont parce qu’ils doivent l’être. Ils peuvent écouter des paroles non pas tant de réconfort, mais des paroles d’approbation, des paroles de subvention pour un droit d’exister et de se rendre indisponible au dispositif d’une dé-subjectivation de soi. Car nous ne le disons pas assez, mais, peut-être, le plus décisif, ce sont les mots, les chants, les hymnes de valorisation forçant les serrures parmi le silence épuisé des dévalorisés, parce qu’il est une chose dont il est impossible de douter et qui doit être gravée dans le marbre des vérités éternelles : c’est que les dominés, entre eux, n’osent jamais prononcer une franche parole de légitimation, ne serait-ce même qu’un murmure de soutien, parce qu’ils ont intériorisé le mensonge de leur domination et ils croient qu’il est normal de mourir en vivant pendant que d’autres vivent en les acculant à la mort, tandis que les dominants, eux, sont de perpétuels échos de congratulation et de cautions de toutes sortes, prononçant pour leurs médiocres progénitures (médiocres car issues de la mesquine médiocrité des héritages de l’argent) des apologies qui feraient pâlir de honte les nuages immaculés du Ciel de Dieu, mais les prononçant infatigablement, créditant le pire du meilleur, le grossier du subtil, l’idiotie de l’intelligence, et, par conséquent, des atavismes transgénérationnels se prolongent et confisquent la vie à ceux qui désespèrent de vivre du fait même que tous ces menteurs sont parvenus à faire croire qu’ils disaient la vérité à tous les Écrasés qui ont trop de pudeur pour imaginer que leurs enfants mériteraient ne fût-ce un petit mot de pudique récompense du cœur – et les textes de Woody Guthrie sont là, seront toujours là, pour dire ce qui est indicible pour certains et pour dédire ce qui devrait être indicible pour certains autres.
Notes
(1) Woody Guthrie, En route pour la gloire (Éditions Albin Michel – 1990 – coll. Rock & Folk). Traduction de Jacques Vassal.
(2) Rimbaud, Lettre à Paul Demeny (15 mai 1871).
(3) Cf. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps.
(4) Woody Guthrie a même précisé que son père avait été un membre du Ku Klux Klan durant la période de régénération de cette maléfique organisation au mitan des années 1910.
(5) Un discours daté du 8 juin 1978.
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