Généalogie de la raison cybernétique. Sur Anachronismes de Baptiste Rappin, par Francis Moury (09/10/2024)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Notes de lecture sur Baptiste Rappin, Anachronismes – Éléments pour une philosophie intempestive (éditions Ovadia, collection Les carrefours de l'être, 443 pages, Nice, 2023).
«Nos institutions ne valent plus rien : là-dessus, tout le monde est d'accord. Pourtant, la faute n'en est pas à elles, mais à nous. Tous les instincts d'où sont sorties les institutions s'étant égarés, celles-ci à leur tour nous échappent, parce que nous ne nous y adaptons plus. De tous temps le démocratisme a été la forme de décomposition de la force organisatrice.»
Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles (1889), §39 (éditions Mercure de France, traduction Henri Albert, 1908), page 210.
C'est non plus sous le signe de l'œuvre de Martin Heidegger mais aussi sous celui du Friedrich Nietzsche des Considérations intempestives / Considérations inactuelles (1873-1876) – et sous celui, tout aussi bien selon moi, de la Généalogie de la morale(1887) – que Baptiste Rappin place ce qu'on peut considérer comme une généalogie et une critique toutes deux intempestives de la raison cybernétique. Cela dit, Heidegger et Walter Benjamin sont mentionnés dans une dédicace en exergue : le premier est cité et commenté dans quelques bonnes pages, très claires. Et c'est une citation de F. W. J. von Schelling (auquel Heidegger consacra, comme on sait, plusieurs cours traduits chez nous) qui conclut le volume : on y trouve en toutes lettres la notion de «pouvoir [philosophique] de retardement» seul capable de «freiner le mouvement». Mouvement, aujourd'hui, de la cybernétique, initié théoriquement en 1943 dans un article fondateur sur la finalité du canon anti-aérien mais qui devait avoir une conséquence considérable sur les techniques du management humain, modifiant progressivement la civilisation (1).
Cette généalogie et cette critique sont illustrées par huit études qui en dévoilent autant les points d'ancrage historiques qu'elles en signalent les antagonistes salvateurs. Certains de ces points d’ancrage sont très concrets (par exemple l'histoire des briseurs de machines, la transformation de Paris par le baron Haussmann, la critique de la société du spectacle); d'autres sont davantage abstraits mais pas moins clairs (la naissance théologique de l'administration à travers des textes tels que la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys l'Aréopagite, la critique métaphysique du langage fonctionnel et conventionnel depuis le Cratyle de Platon jusqu'à l’Ontologie du secret de Pierre Boutang). La pédagogie est une constante précieuse des livres de Baptiste Rappin dans la mesure où la matière qu'ils étudient est spéciale, réservée plutôt aux économistes et aux sociologues qu'aux philosophes. Matière qu'il a l'art d'interpréter sur le plan de ses racines philosophiques. Ce n'est pas une des moindres qualités de l'auteur que de faire découvrir au lecteur les assez nombreux points de passages (antiques, médiévaux, modernes et contemporains) entre ces trois disciplines.
Généalogie critique, comme le fut celle de Nietzsche, car celle de Baptiste Rappin dévoile à l'œuvre une volonté de puissance de la cybernétique, cachée sous les prétextes d'une rationalisation de la réalité et de son exploitation systématique. À moins que ce ne soit, au fond, l'inverse ? Peut-être l'Occident ne s'est-il rationalisé que pour augmenter sa puissance ? Auquel cas, le choix du système économique et politique serait alors contingent, pratiquement indépendant du problème principal. On se souvient que Heidegger faisait coïncider l'avènement de la métaphysique occidentale avec celui de la puissance pure, prélude à sa propre critique du management étudiée en détails en 2015 par Baptiste Rappin et dont j'avais rendu compte ici même (2). Car la cybernétique, fruit ultime de cette volonté de puissance, se veut aussi le fruit ultime de la raison occidentale réduite à une maîtrise mécanique permettant d'instaurer des finalités nouvelles si puissantes qu'elles peuvent s'auto-développer et prétendre remplacer nos finalités antérieures morales, esthétiques, politiques, philosophiques et religieuses.
De ce point de vue, les huit anachronismes étudiés par Baptiste Rappin sont autant des révélateurs que des retardateurs. Ils sont les révélateurs de la mainmise actuelle de la raison cybernétique sur notre politique, notre économie et notre société, mais ils furent et sont encore aujourd'hui leurs retardateurs en raison de leur nature propre opposée à la visée cybernétique, car ils ouvrent à chaque fois une perspective dialectique que voudrait obstinément nier l'auto-mouvement machiniste, post-humaniste et post-moderne de ce courant de pensée théorisé par Norbert Wiener mais qui lui préexistait, qui était en germe sous différents aspects.
Un des résultats de ces huit enquêtes historiques ponctuelles est d'établir systématiquement cette préexistence : l'interprétation historique est certes, par essence, rétroactive mais transposée au plan conceptuel, comme elle l'est ici à mesure qu'elle progresse dans chacun des chapitres, elle passe du plan de l'histoire générale (et ses divisions classiques : histoire politique, militaire, économique, sociale) à celui de l'histoire de la philosophie (et ses divisions non moins classiques : Antiquité, Moyen Âge et Renaissance, période moderne, période contemporaine) puis à celui de la morale, de l'économie et de la politique contemporaines.
La première étude (§I) concerne la philosophie de la biologie : à la «complexification inéluctable de la vie», à l'évolutionnisme se heurte «la position néoténique» de l'homme; au darwinisme s'oppose non seulement la critique d'un Henri Bergson mais aussi le principe biologique et philosophique de la «retardation». La deuxième étude (§II) relève de l'histoire et de l'histoire des techniques (ici des techniques architecturales) : à la transformation technocratique de l'espace parisien par le baron Haussmann s'opposent le frein de la révolution et celui de la flânerie baudelairienne. La troisième étude (§III) évoque l'histoire des techniques autant que l'histoire sociale et politique : à l'économie politique managériale qui s'épanouit au dix-neuvième siècle s'oppose le mouvement social des briseurs de machines. La quatrième étude (§IV) est sociologique autant que politique : les institutions universitaires modernes mais surtout contemporaines trahissent leur fonction première d'être τὸ κατέχον, des freins à la prolifération des nouvelles organisations : on y discute notamment le rôle historique et sociologique de l'Église catholique. La cinquième étude (§V) s'intéresse à la société du spectacle qui organise le règne de l'étant opposé à celui de l'être, règne opposé à la source tarie de notre puissance constituante originelle. La sixième étude (§VI) dénonce la systématisation (communication forcenée) et la dépersonnalisation («novlangue») du langage; on leur oppose notre capacité ontologique et analogique, celle de faire advenir une parole réelle. La septième étude (§VII) est la plus ample sur le plan de l'histoire de la philosophie car elle concerne aussi la théologie hellénistique et médiévale : la κένωσις de Dieu, dans la théologie monothéiste, s'oppose au développement administratif tentaculaire dont l'Église catholique aurait, par une ruse de la raison historique, déjà constitué un relais au Moyen Âge. Huitième et dernière étude (§VIII) : sur le plan éthique, face à une «mobilisation totale» (Ernst Jünger) dévoyée de l'individu enrôlé jour et nuit dans la société de consommation capitaliste, ce dernier peut édifier une citadelle intérieure fondée sur la notion de retrait (Heidegger) mais aussi sur des notions remontant au stoïcisme antique.
L'un des grands mérites du livre est de fournir, pour chaque thème étudié, une remarquable synthèse historique nourrie de citations et de notes bibliographiques d'une grande précision et d'une grande variété. Le lecteur peu familier des recherches économiques et sociologiques contemporaines, celui peu familier des recherches philosophiques récentes mettra ainsi à jour son information.
Le chapitre VII est, à ce titre, particulièrement intéressant et ambitieux puisqu'il débute par une étude historique du concept de kénose (κένωσις) dans la théologie juive puis dans la théologie catholique (mais rien concernant les théologies orthodoxes, musulmanes et protestantes), pour aboutir à un éloge de l'idée politique de fédération, notamment suisse. Résumé ainsi, le parcours peut sembler au moins curieux sinon surprenant mais il est argumenté. Il y aurait, selon Baptiste Rappin et nombreuses citations à l'appui, une politique induite par la théologie qui ne se confond pas avec la théologie politique au sens contemporain du terme : de la constitution de la hiérarchie céleste chez Denys l'Aréopagite à la reprise par l'Église catholique du droit romain sous la forme du droit canon, il discerne un itinéraire qui pourrait préfigurer celui de la mainmise administrative moderne de l'État, reposant sur un pur appétit de puissance parallèle à celui de la domination cybernétique. La solution théologique de la kénose (auto-abaissement divin afin de laisser place à la création) ici, le renoncement au modèle de l'État tout-puissant là, telles seraient les solutions théoriques.
Reste qu'on peut discuter de la pertinence de la comparaison sur le plan historique en faisant remarquer que l'Église a souvent, au cours de son histoire, surmonté l'idée qu'un anarchisme christique serait la solution à une hégémonie institutionnelle dont la puissance matérielle s'écarterait de l'Évangile. Saint Thomas d'Aquin envisageait précisément les ordres mendiants de saint Dominique et de saint François comme des voies destinées à retrouver l'évangile authentique du Christ : il avait renoncé, jeune homme et contre l'avis de sa famille féodale si riche et si puissante, au prestige d'une charge abbatiale afin de rejoindre la jeunesse parisienne universitaire alors avide d'authenticité évangélique(3). Au demeurant, l'idée que la hiérarchie serait mauvaise per se me semble curieuse : elle est synonyme d'efficacité donc de puissance mais pas forcément d'une mauvaise puissance. Et puis, autre point évident mais qu'il faut souligner sur le plan méthodologique : si l'Église donne naissance au droit canon en le calquant sur le modèle du droit romain, alors ce n'est pas celui-là qui est à l'origine de la puissance administrative moderne mais celui-ci. L'origine de la puissance administrative moderne n'est pas Dieu mais César, et c'est donc ce dernier qui est la majeure de ce syllogisme ! L'Église, pour sa part, est donc une simple étape de l'évolution du droit positif mais elle n'est pas son origine. D'ailleurs, le pouvoir spirituel de l'Église est différent par essence du pouvoir politique : qu'on se souvienne du janséniste Saint-Cyran emprisonné à Vincennes par le cardinal de Richelieu, en dépit de l'intervention de saint Vincent de Paul en sa faveur (4) ! Le terme de «corps mystique» s'applique précisément pour cette raison à l'Église mais pas à d'autres institutions : ce corps mystique est celui du Christ et ses organes sont la grâce de l'Esprit et la corporation institutionnelle. Aucune autre institution ne lui est donc véritablement comparable : c'est bien elle, en outre, qui nous a permis de résister spirituellement et intellectuellement aux invasions barbares du haut Moyen Âge (5) et qui fut la gardienne de l'Occident durant de longs siècles.
L'idée que la solution politique au problème posé par le Léviathan contemporain administratif et cybernétique résiderait dans une fédération d'États – plutôt que dans la réforme d'un État monarchique voire à nouveau tyrannique en raison de la facilité technologique que lui fournit la révolution cybernétique –, s'appuie dans ce même chapitre VII sur une analyse de l'évolution de la pensée politique à partir de la Révolution française. Montesquieu et l'abbé Sieyès sont convoqués mais pas G.W.F. Hegel qui avait pourtant critiqué en règle la séparation française abstraite des pouvoirs.
Le chapitre VIII et final s'ouvre, en revanche, sous les auspices d’Alexis de Tocqueville et reprend sa critique intangible de la démocratie américaine dont il envisage avec sûreté l'extension aux autres parties du monde civilisé occidentales. On peut bien sûr en critiquer certains aspects: de la démocratie au communisme, il n'y a certes qu'un pas à franchir et Tocqueville avait très bien vu le danger. Mais, là aussi il faut s'entendre car, si on y réfléchit, on voit bien qu'il y a une sorte de kénose de l'État américain relativement aux citoyens américains : dans quel autre pays la liberté d'être armé – donc d'être réellement libre face à l'État s'il devenait tyrannique, réellement libre face aux agissements toujours actifs et virulents des criminels et des barbares qu'aucune civilisation, si sophistiquée soit-elle, ne pourra totalement éradiquer (lorsqu'elle ne les attire pas délibérément en renonçant à ses frontières : ce crime contre la France devra un jour être puni) – est-elle à ce point garantie par la constitution ? De ce point de vue, les États-Unis d'Amérique sont le modèle politique de la véritable liberté contemporaine : la sécurité quotidienne est garantie – sauf exception qui confirme la règle – par cette liberté dans les États américains qui appliquent strictement le second amendement. C'est précisément cette liberté à laquelle la France avait contribué à la naissance politique de ces États mais c'est une liberté que la France a perdue depuis 1934 : déjà presque cent ans, donc... et c'est parce que cette liberté d'être armé a disparu que nos compatriotes se font tuer aujourd'hui et partout en France par des barbares.
Ce voyage aux sources métaphysiques de l'Occident qui examine comment son avatar cybernétique et totalitaire a pu en naître et s'imposer ne signifie évidemment pas qu'il faille devenir anarchiste ou communiste. La critique du capitalisme est aisée : c'est peut-être le pire régime économique mais en a-t-on trouvé un qui soit meilleur ? Un qui garantisse la possibilité de l'enrichissement par le travail (y compris le travail des capitaux, le marché libre des actions et des obligations, le marché libre des fonds d'investissement, fonds d'investissement qui peuvent sélectionner leurs cibles selon des critères religieux, éthiques, politiques et non pas seulement financiers) avec la même efficacité ? Et puis, encore une fois, la cybernétique a fasciné les élites communistes dès l'après Seconde Guerre mondiale : elle n'est pas liée à un régime économique particulier. Son ambition a toujours été globale, mondialiste, universelle. C'est une concurrente de l'idée de liberté, en somme. Afin de remédier à cette dangereuse concurrente, c'est plutôt du côté antique que regarde Baptiste Rappin, sans oublier un intéressant détour par le christianisme ancien de Tertullien et de saint Augustin : une bonne partie des vertus «retardantes» qu'il oppose à l'accélération cybernétique, proviennent en somme bien davantage du stoïcisme que des écrits de Ernst Jünger ou de Heidegger, pourtant régulièrement convoqués.
Certaines citations sont savoureuses et elles seront sans doute immédiatement traduites par le cinéphile en images. Celle de Gunther Anders, Le Rêve des machines (1960, traduction française aux éditions Allia en 2022) à la page 124 lui évoquera certainement le film de science-fiction Le Cerveau d'acier ( Forbin Project, États-Unis, 1970) de Joseph Sargent. L'évocation du pharaon Akhénaton, page 301, le fera se souvenir du film historique L'Égyptien (The Egyptian, États-Unis, 1955) de Michael Curtiz dont le scénario était inspiré par un article du psychanalyste Karl Abraham dont je reparle infra. D'autres citations feront penser à des livres ici absents mais qui pourraient dialoguer : est-ce par exemple le livre Nous opéraïstes (édité en 2008 et traduit chez nous en 2013) de Mario Tronti qu'il fallait citer, page 178, concernant le concept de dépolitisation ? On aurait pu songer à mentionner celui de mon ancien condisciple Nicolas Tenzer, La société dépolitisée (éditions P.U.F., 1990) qui héritait des préoccupations de sa revue Le Banquet (1992-2015) au titre platonicien mais au contenu davantage politique (sans affiliation cependant à un quelconque parti) que métaphysique. Page 226, la «présentification intégrale dans les dispositifs muséaux» qui conduit à accorder à chaque pièce, à chaque savoir la même valeur, évoque forcément l'Autodidacte lisant dans l'ordre alphabétique les livres de la bibliothèque municipale du Havre dans le roman, pour sa part réellement métaphysique, de Jean-Paul Sartre, La Nausée (éditions Gallimard, NRF, 1938). Certains mots employés par Rappin sont rares : par exemple un oublié «scions», page 188 ou un si curieux «amuïssement», page 378. En les découvrant, on pense parfois à certaines coquetteries de traduction de Heidegger par François Fédier qui aimait, pour sa part, retrouver et utiliser des mots datant du Moyen Âge ou de la Renaissance. Je rassure immédiatement le lecteur échaudé par la comparaison : l'emploi par Rappin de termes aussi rares et oubliés est, heureusement, bien plus mesuré et discret que celui qu'en faisait Fédier dans ses lamentables traductions.
Le philosophe nourri à l'histoire de la philosophie découvrira, en lisant ce livre de Baptiste Rappin, un univers parallèle dont il ne soupçonnait pas forcément l'existence ni les tenants et aboutissants. La grande force de l'auteur est de mettre en relation sa vaste connaissance de la littérature économique, sociologique et philosophique contemporaine (Giorgio Agamben, Pierre Legendre et bien d'autres) avec les éléments classiques de notre culture, y compris ces classiques récents que sont Ernst Jünger et Martin Heidegger. D'étranges relations, en vérité, car elles sont faites de subtiles agressions, répressions, modifications, vampirisations que Rappin discerne, établit, analyse, synthétise avec une parfaite clarté pédagogique sur les plans tant diachronique que synchronique. Sans doute ces Anachronismes sont-ils son livre le plus ambitieux depuis son Heidegger et la question du management (2015) et depuis sa Théologie de l'organisation (tome 1 en 2014, puis tome II en 2018) (6).
Sur certains points, notamment sur le plan de l'histoire de la philosophie, discussions et précisions demeurent bien évidemment possibles.
Je ne suis, encore une fois, pas convaincu que le capitalisme soit tant que cela à blâmer dans la mesure où il est avéré que la cybernétique avait infiltré avec autant de succès le communisme. Et puis le capitalisme du seizième siècle avait davantage à voir avec l'éthique protestante qu'avec la cybernétique, comme on le sait depuis l'étude de sociologie religieuse de Max Weber. Raison pour laquelle j'ai tendance à me méfier lorsque je lis des citations d'Ivan Illich et d'autres penseurs probablement influencés par le marxisme.
Page 31, si Condorcet est peut-être le premier philosophe français de l'histoire, il faut immédiatement préciser qu'il l'est hors théologie catholique puisque saint Augustin et Bossuet le précèdent dans ce domaine. Cela va sans dire mais peut-être mieux en l'écrivant.
Page 109, concernant l'expression antique «sauver les phénomènes», son histoire est plus compliquée que ne le laisse croire la simple mention du platonisme puisqu'elle provient d'Aristarque. Elle avait servi de titre (en grec ancien suivi d'un sous-titre français) à un livre de philosophie des sciences et d'histoire des sciences de Pierre Duhem (7) qui eut son heure de gloire. Concernant son origine, je renvoie à l'article d'Émile Bréhier, La cosmogonie hellénique selon Pierre Duhem (Revue des Études Anciennes, 1914).
Page 62, à propos des rapports entre darwinisme et bergsonisme, l'auteur cite d'une manière assez inattendue un article paru en 2012 consacré à l'influence de Plotin sur Henri Bergson. Occasion m'est apportée de revenir, bibliographiquement pour ainsi dire, sur un problème d'histoire de la philosophie qui avait été posé par Émile Bréhier dans son article Images plotiniennes, images bergsoniennes paru dans le tome II des Études bergsoniennes (8), qui avait été repris plus amplement sous la forme d'un livre par Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson et Plotin (éditions P.U.F., 1959) mais dont la synthèse définitive se trouve probablement dans l'article de Christian Rutten, La méthode philosophique chez Bergson et chez Plotin (Revue philosophique de Louvain, tome 58, août 1960), pages 430-452, rendant relativement inutile tout ce qui a pu être écrit par la suite là-dessus. Concernant la thèse de la sélection naturelle dans le darwinisme, je signale une ancienne critique, associée à une critique de la thermodynamique et du principe d'entropie, par le Dr. Sandor Ferenczi, Thalassa – Psychanalyse des origines de la vie sexuelle (traduit sur le texte définitif de l'édition hongroise de 1928, éditions Payot, collection PBP, 1962) page 146. Le fait que Ferenczi ait associé les deux thèses pour les critiquer prélude d'une manière intéressante, bien qu'elle ne soit pas développée autant qu'on le souhaiterait, à la critique par Baptiste Rappin de ces deux thèses relativement à la cybernétique.
Page 183, Baptiste Rappin écrit, à propos de G.W.F. Hegel et de Thomas Hobbes, que la modernité se construit «contre le christianisme au nom de la raison» (sic) mais il cite juste ensuite une remarque de Carl Schmitt qui invalide relativement cette thèse. Occasion de rappeler ici que René Descartes était catholique (Étienne Gilson et Henri Gouhier ont étudié sa pensée religieuse), que Thomas Hobbes croyait en Dieu et respectait l'Église anglicane qu'il voulait simplement soumettre au pouvoir royal (ce qui le fit paradoxalement exclure du parti royaliste qui le soupçonnait d'athéisme, soupçon contre lequel il se défendit), que la philosophie de la religion de G.W.F. Hegel constitue une étape essentielle de sa philosophie de l'esprit dans le cadre de son système encyclopédique relatant l'avènement de l'Esprit absolu. Sans oublier le rationalisme thomiste hérité d'Aristote, parmi bien d'autres systèmes médiévaux alliant foi et raison.
Page 217, l'esthétique en tant que spectacle n'est pas, pour Hegel, le réel mais un moment de la manifestation du réel, un fragment ontologique du réel.
Pages 233 et 234, précisons que l'intuition immédiate cartésienne du Cogito ergo sum a une origine hellénistique et romaine (sinon même hellénique) et au moins augustinienne. L'erreur classique étant, comme on sait, de considérer cette forme syllogistique logique initiale comme définitive alors que Descartes l'a reformulée sous une forme intuitive phénoménologique bien plus profonde, détaillée, claire et distincte dans une de ses Meditationes de prima philosophia. Un excellent commentaire sur ce point dans la grande thèse de 1950 de Ferdinand Alquié sur Descartes (9).
Alors que nous arrivons, à partir de la page 255, aux trois derniers chapitres, sans doute les plus authentiquement philosophiques du livre, les arguments métaphysiques augmentent en nombre et les démonstrations deviennent denses, les exemples s'avèrent davantage pointus et, logiquement, les sujets de discussion se raffinent.
Page 281, «l'individu de la société industrielle s'en remet entièrement aux experts» écrit Baptiste Rappin mais celui de la société antique grecque du cinquième siècle avant Jésus-Christ s'en remettait également, lui aussi, aux experts : les dialogues socratiques de Platon en témoignent constamment. Cette division sociale du travail n'a donc pas été inventée par la cybernétique ni par le capitalisme (celui théorisé par l'économie politique).
Page 290, qu'une science soit «rationnelle et moderne» ne signifie pas que l'Antiquité et le Moyen-âge aient été dénués de science : Paul Tannery, Abel Rey, Léon Brunschvicg, Émile Bréhier, Pierre Duhem, Étienne Gilson, Émile Meyerson et son disciple Alexandre Koyré, et bien d'autres encore, l'ont assez établi. Identifier modernité et raison est une habitude dont on a du mal à se défaire mais il faut s'en défaire car c'est implicitement donner raison à la thèse bachelardienne de la rupture épistémologique qui eut son heure de gloire dans les années 1950-1970 alors qu'elle avait été d'avance réfutée par Émile Meyerson.
Page 301, peut-on identifier monothéisme et théologie juive ? N'oublions pas la thèse intéressante de Freud, Moïse et le monothéïsme (1939) selon qui Moïse n'était pas un juif mais un Égyptien de haut rang disciple du pharaon Amenhotep IV (auquel Rappin fait allusion avec raison mais sans citer le livre si remarquable de Freud ni l'article de Karl Abraham qui l'a inspiré). On sait que Freud avait lu l'article (1912) de son disciple Karl Abraham, Amenhotep IV (Echnaton) – Contribution psychanalytique à l'étude de sa personnalité et du culte monothéiste d'Aton (10) qui traitait de la nouvelle religion monothéiste établie par ce pharaon de la dix-huitième dynastie dont le règne est daté du quatorzième siècle avant Jésus-Christ.
Page 307 une correction nécessaire : la toute-puissance fait bien partie selon saint Thomas d'Aquin des attributs de Dieu. Simplement, il faut tenir compte lorsqu'on l'évoque de la distinction ontologique aristotélicienne entre puissance active et puissance passive, distinction techniquement commentée dans saint Thomas d'Aquin, Somme théologique première partie, question 25, articles 1 à 6 (éditions Eugène Belin, texte latin établi et traduit avec notes philologiques par Claude-Joseph Drioux, 1853-1856) , consultable (malheureusement en traduction seule) ici.
Page 381, la citation de Pierre Cayle me semble simplement paraphraser certaines thèses du stoïcisme antique : Marc-Aurèle est d'ailleurs cité quelques pages plus loin.
Dans la Conclusion, page 400, je signale un résumé par l'auteur des 8 études qui composent le livre : il complète naturellement celui que j'ai proposé supra dans ma recension. Page 404, la citation de Dufour me semble une redite partielle des thèses autrefois défendues par Frazer puis par Freud (concernant la prohibition de l'inceste, par ce dernier, dans Totem et tabou ) et par Georges Bataille (rôle de l'idée d'excès sacré dans La Part maudite, également défendue par Roger Caillois dans L'Homme et le sacré.
Sur le plan matériel, présence d'un index des noms cités (ce qui est bien mais sans les prénoms... ce qui l'est moins) et d'un index des matières (ce qui est également bien). L'index des noms comporte une coquille gênante : le prénom Paul fait partie des noms de famille ! On peut donc oublier cette entrée erronée, y compris pour saint Paul puisque la mention «saint» est absente de l'index pour les divers saints catholiques. Concernant saint Paul, on le trouvera au moins aux pages 180-183; saint Augustin se trouve au prénom «Augustin» : les mentions bibliographiques en notes oscillent entre la conservation (note 508 page 182) et la suppression (note 1174 de la page 408) de la mention de sa canonisation.
L'index des noms ne concerne que le texte principal mais pas les notes : dommage car ces dernières sont d'une grande richesse bibliographique. Notez que le médiéval Petrus Damiani est lu et commenté sous son nom modernisé et francisé de Pierre Damien, ce qui donne, dans l'index des noms, le simple «Damien». Quelques noms sont oubliés : Lénine (Vladimir Illich Oulianov) manque alors qu'il est cité page 176; Léon IX et Léon XIII sont inclus mais il manque Léon 1er (alias Léon le Grand) cité page 221.
Quelques coquilles parmi celles relevées : page 94, «quels [au lieu de «quelles»] que soient les méthodes de management» en traduction d'une citation anglaise de F.W.Taylor). Oubli occasionnel d'un mot : page 78 : «Nul mieux que Z. Bauman [ne] mit en exergue [...]»; page 122 : «et il n'est de ce point [de vue] guère étonnant...»). Noms rarement mal orthographiés : cas – il est vrai difficile ! – de Theodore J. Kaczynski où le y et le i sont intervertis six fois à la page 145 et cas des prénoms de Dany-Robert Dufour, bien indiqués page 371 mais ensuite systématiquement inversés pages 373 et suivantes.
Datation bibliographique de la parution originale fournie entre crochets – ce qui est bien – mais parfois malgré tout prise en défaut –, ce qui l'est moins : page 201, note 552, les traductions citées de trois dialogues de Platon par Auguste Diès ne datent pas de 1992 mais de 1923 à 1925; l'éditeur Gallimard les a reprises aux Belles lettres qui les avaient d'abord publiées dans sa Collection des Universités de France sous les auspices de l'association Guillaume Budé. Page 227, note 622 : même remarque pour les traductions de trois dialogues de Platon par Paul Vicaire : elles ne datent pas de 1996 chez Gallimard mais respectivement de 1969, 1989 et 1972 dans la collection Budé qui avait demandé une révision des anciennes éditions et traductions établies par Léon Robin (11). Page 272, note 757, Pierre Aubenque, Le Problème de l'être chez Aristote, éditions P.U.F., collection B.P.C. a été publié non pas en 1943 mais en 1962, édition revue en 1983 (origine probable de la coquille qui substitue un 4 au 8). Page 307, note 852, il est exact que la première édition d'Etienne Gilson, La Philosophie au moyen-âge des origines patristiques à la fin du XIVe siècle (éditions Payot, 1922 puis rééditions revues et augmentées, au moins pour la bibliographie) date de 1922 mais si l'on cite son édition de 2011, alors il est probable qu'elle soit une reprise de l'ultime édition revue du vivant de Gilson, à savoir celle de 1976 (collection Petite Bibliothèque Payot). En effet, Gilson, jusqu'à sa mort en septembre 1978 – je me souviens avec émotion de la vision de son visage photographié, d'articles annonçant sa mort, de ses principaux livres exposés derrière les vitrines de la librairie philosophique J. Vrin, devant laquelle je passais alors chaque matin pour me rendre à Louis-le-Grand –, a régulièrement révisé les rééditions de ses livres les plus importants. Page 358, note 1026, Ernst Jünger, La Mobilisation totale est paru en édition originale en 1930, pas en 1980; L'État universel est paru en 1960, pas en 1980. Je signale, concernant ces deux livres de Jünger (réunis en un seul volume par la traduction française étudiée par Rappin), l'excellent article de Juan Asensio paru le 8 juillet 2022 sur Stalker.
Page 371, le titre de l'ouvrage de Dany-Robert Dufour, La cité perverse (éditions Gallimard 2009 puis collection Folio 2012) cité à propos du Marquis de Sade (sur lequel je recommande d'abord Pierre Klossowski) est amputé de son intéressant sous-titre Libéralisme et pornographie : le lecteur cinéphile se souviendra, concernant l'alliage de ces deux termes, que c'est le ministre Michel Guy (sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing et du premier gouvernement Jacques Chirac) qui avait autorisé en 1975 l'exploitation cinématographique des films pornographiques (la médiocre version française de l'encyclopédie internet Wikipédia – dont je recommande aux anglophones la version anglaise, en général bien plus informée et sérieuse que la version française – croit pouvoir ajouter qu'il «supprima la censure» [sic], ce qui est bien sûr totalement faux puisque la commission de censure du Centre National du Cinéma poursuivit normalement ses activités).
Enfin, un détail matériel qu'il faut mentionner aux lecteurs de Stalker-Dissection du cadavre de la littérature : la photographie sophistiquée d'illustration du livre (image amplement répartie sur la première et la quatrième de couverture) est de Juan Asensio.
Notes
(1) «Le grand exemple cybernétique qui inspire, en 1943, l’article fondateur du mouvement, Purpose, behavior and teleology (But, comportement et téléologie) est le canon automatisé de défense anti-aérienne, auquel les auteurs, [Norbert] Wiener, [Arturo] Rosenblueth et [Julian] Bigelow ont travaillé pendant la guerre. [...] L’idée est que le canon automatique [...] lorsqu’il s’ajuste à sa cible, manifeste un comportement finalisé. En effet, il y a un but à atteindre (non seulement abattre l’avion ennemi, mais d’abord anticiper sa position future au moyen de l’information disponible) par rapport auquel le canon s’adapte au fur et à mesure. La finalité n’est donc plus une propriété mystérieuse qui serait l’apanage des seuls êtres vivants, mais un effet de certains dispositifs mécaniques complexes, à base de traitement de l’information et de feedback . Telle est, en quelque sorte, la bonne nouvelle cybernétique : la finalité est soluble dans le nouveau mécanisme informationnel», in Mathieu Triclot (université Jean Moulin, Lyon 3), Les implications politiques de la cybernétique américaine (Araben, les cahiers du GREPH, 2006, Les réceptions de la science, 3) pp. 54-63.
(2) Francis Moury, Heidegger contre les robots (2016 Stalker, repris in La Lance d'Athéna – Études de philosophie ancienne, moderne et contemporaine, tome 1, éditions Ovadia, Nice, 2021).
(3) Marie-Dominique Chenu, Saint Thomas d'Aquin et la théologie (éditions du Seuil, collection Maîtres spirituels, 1959).
(4) Lucien Goldmann, Le Dieu caché — Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine (éditions Gallimard, Bibliothèque des Idée, 1955 — thèse dirigée par Henri Gouhier) et Jean Orcibal, Saint-Cyran et le jansénisme (éditions du Seuil, collection Maîtres spirituels, 1961).
(5) Marie-Dominique Chenu, idem supra, page 98 auquel il faut ajouter le classique monumental constitué par les 21 tomes (répartis en 24 volumes) de la collection fondée et supervisée par Augustin Fliche & Victor Martin, Histoire de l'Église depuis les origines jusqu'à nos jours (éditions Bloud et Gay). Que les bibliophiles notent que les volumes 11 et 22-26 n'ont jamais été publiés : en dépit de ces lacunes, l'ensemble demeure inégalé car certains noms prestigieux y collaborèrent, appartenant non seulement à l'enseignement de l'histoire générale mais encore à celui de l'histoire des lettres antiques, de la philosophie et de la théologie : qu'on cite seulement ici ceux de Émile Amman, Pierre de Labriolle, Louis Bréhier (ne pas le confondre avec son frère Émile Bréhier), Maurice de Gandillac, Georges de Plinval, Gustave Bardy, Aimé Forest, Fernand van Steenberghen... parmi d'autres.
(6) Francis Moury, Baptiste Rappin contre le Golem (2018 paru sur Stalker, version revue in La Lance d'Athéna, tome 1).
(7) Pierre Duhem, ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ (σώζειν τὰ φαινόμενα / Sauver les phénomènes) – Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée(Hermann, 1908) repris chez Vrin en 2003 sous le titre modifié de Sauver les apparences, ce qui n'est pas tout à fait la même chose philosophiquement comme étymologiquement; d'autre part l'introducteur 2003 de cette reprise, Paul Brouzeng, ne mentionne même pas Émile Meyerson dont l'œuvre était pourtant jugée comparable à celle de Duhem par Alexandre Koyré; Duhem que Meyerson citait comme un de ses quatre maîtres dans l'avant-propos de Identité et réalité (Alcan 1908, cinquième édition Vrin 1951, page XVIII) paru la même année, notamment à cause du premier livre célèbre de Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure (éditions Chevalier & Rivière, Bibliothèque de philosophie expérimentale, 1906 – et non pas 1905 comme l'écrit à tort Brouzeng dans son introduction citée supra).
(8) Études bergsoniennes, volume II (éditions Albin Michel, 1949). Notez que les premiers volumes furent édités par Albin Michel, les derniers par les Presses Universitaires de France. Le volume II fut recherché à cause de l'article de Bréhier mais aussi et surtout parce qu'il fut le premier à publier une traduction française de la thèse complémentaire latine de Bergson, L'idée de lieu chez Aristote (Quod Aristoteles de loco senserit).
(9) On consultera aussi avec profit, sur le plan historique, l'indispensable Étienne Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien (Vrin, 1930 et rééditions).
(10) Karl Abraham, Œuvres complètes : tome 1 (1907-1914) Rêve et mythe (éditions Payot, Bibliothèque scientifique, 1965) repris dans Karl Abraham, Psychanalyse et culture (éditions Payot, collection PBP n°145, 1969). Sur les tenants et aboutissants de la thèse de Freud, on peut lire avec profit David Bakan, Freud et la tradition mystique juive (éditions Payot, préface du Dr. Francis Pasche, postface d'Albert Memmi, 1964). Les sources bibliographiques de l'article de Karl Abraham de 1912, reposaient sur les travaux historiques entrepris à partir de la découverte, en 1880, des tablettes de Tell-el-Amarna, étudiées par Petrie (1896), Niebur (1899), Breasted (1905 et 1906), Sethe (1906) et Weigall (1910), cités par Abraham dans une note bibliographique placée au bas de sa première page.
(11) Ses éditions (1926, 1929, 1933) du texte grec avec traduction en regard des trois dialogues du tome IV (Phédon, Banquet, Phèdre) – constituant sa contribution aux Œuvres complètes de Platon pour la CUF des Belles Lettres sous les auspices de l'association Guillaume Budé – étaient destinées à une élite philologique. Ses traductions (sans le texte grec) des Œuvres complètes de Platon (en collaboration avec Joseph Moreau pour les derniers dialogues) éditées à la Bibliothèque de la Pléiade (éditions Gallimard, NRF, 1940-1942) étaient destinées à un public certes cultivé mais pas forcément historien de la philosophie ni philologue. Elles obéissent donc à des règles distinctes que Léon Robin avait soigneusement spécifiées dans ses introductions respectives.
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