T. S. Eliot et les nocturnes de J. Alfred Prufrock, par Gregory Mion (05/03/2025)

Crédits photographiques : Henry Roy.
«J’étais prédestiné au Souvenir.»
O. V. de Milosz, L’amoureuse initiation.



Note du traducteur :

Tout est nuitamment polarisé dans ce poème qui admit T. S. Eliot au Parnasse de l’Amérique, comme s’il avait fallu, curieusement, ce grand nocturne quelquefois terrassant, ce déstabilisant pistage d’un oiseau de nuit nommé Prufrock, en vue d’authentifier le don du jour – ou l’acte de naissance – pour le poète qui se fit le généreux convoyeur de ces fonds noctambules (les siens autant que les nôtres). Par les nuits de l’esprit et par les ombres du quotidien corporel, T. S. Eliot vint donc au jour en poésie et il y demeura, fidèle aux choses qui tombent dans les ténèbres, aux choses finissantes, aux soleils croulants qui vont éclairer d’obscurs secrets. Redoutable plurivocité de la nuit, donc, parce que les minuits que voici ont des facultés de pleins midis, tel ce J. Alfred Prufrock se lamentant de l’irréversibilité du temps et capable néanmoins de le rembobiner, de lui résister, par l’acte du souvenir et par la méticuleuse construction d’un honnête mémorial de l’homme mûr qui règle ses comptes avec la prétérition afin d’entrapercevoir la perspective d’une futurition tolérable et même favorable. Autant dire que ce qui semble au premier abord attristant se découvre plus tard, voire d’emblée, selon des physionomies festives (parce que réconciliées obliquement avec l’idée noire de la finitude et du déclin des forces vitales). Par conséquent il y a tout lieu d’entendre le chant de J. Alfred Prufrock comme une considérable romance, et, du reste, à l’instar d’une chanson d’amour qui parle moins des femmes perdues (éphémères), des femmes qui ne nous regardent plus, que de la vie faite femme (durable). Aussi devons-nous garder en tête l’hypothétique trame de ce poème en tant qu’elle est une espèce de tentative (réussie) de partir de l’existence sub specie temporis pour se diriger vers le royaume de la vie sub specie æternitatis, trame qui serait celle d’un glorieux peintre-poète achevant son autoportrait pour tuer le modèle vivant soumis aux affres du temps, remontant de ce fait même au modèle éternel qui rencontre l’immortalité de son âme. Autrement dit, ce que raconte T. S. Eliot, du moins à notre avis, c’est un consentement à vieillir à partir du moment où l’on prend conscience que quelque chose en nous se trouve sous l’autorité de l’in-vieillissable.


LA ROMANCE DE J. ALFRED PRUFROCK

par T. S. ELIOT


S’io credesse che mia risposta fosse
A persona che mai tornasse al mondo,
Questa fiamma staria senza piu scosse.
Ma percioche giammai di questo fondo
Non torno vivo alcun, s’i’odo il vero,
Senza tema d’infamia ti rispondo.



Alors il est temps qu’on y aille, toi et moi,
À l’heure où le soir est un gisant dans le ciel
Tel un patient sous curare au bloc opératoire;
Partons pour ces rues particulières et dilatoires,
Les gémissants repaires
Des nuits délurées du coup d’un soir dans les modiques tanières
Et les cantines à fruits de mer aux sols de sciure :
Rues de l’espèce de celles qui semblent animées d’une pénible polémique
Aux douteuses finalités
Censées nous acculer à une écrasante problématique…

Oh là ! Ne t’inquiète pas du «Où va-t-on ?»
Levons le camp et accomplissons notre excursion.

Dans la chambre les femmes entrent et sortent
En devisant du talent de Michel-Ange.

À la fenêtre, le brouillard bilieux frictionne son épine dorsale,
Bile de brume qui frotte sa frimousse à la vitre,
Se pourlécha les babines dans le soir et ses moindres chapitres,
Flâna sur les statiques flaches des canalisations,
Sur ses reins sombra la suie des cheminées,
Sur la terrasse glissa, pris d’une subite culbute,
Et jugeant que c’était l’une de ces nuits d’octobre où rien ne chahute,
Se replia tout contre la maison et dans le sommeil s’enlisa.

Et d’ailleurs le temps se soumettra
Aux ordres de cette vapeur jaune qui rampe le long des rues,
Frottant son dos sur les carreaux des fenêtres;
Du temps, il y en aura, du temps qui règne en maître
Pour te ravaler la façade en prévision des rencontres mondaines;
Du temps pour la purge assassine et pour jouer au démiurge,
Et tout le temps des jours laborieux où les mains
Façonnent une question et la saupoudrent sur ta collation;
Du temps pour toi et du temps pour moi,
Et encore un tour de cadran pour une centaine d’irrésolutions,
Et un autre pour cent visions et cent rectifications,
Avant de tremper le pain grillé dans le thé.

Dans la chambre les femmes entrent et sortent
En devisant du talent de Michel-Ange.

Et je sais gré au temps de se multiplier pour
Délibérer : «Je me lance ?» et «Sur ce plateau de la balance ?»
Le temps de rebrousser chemin et de prendre l’escalier en descente
Avec une concise calvitie à l’endroit où ma toison est mourante –
(Viendra leur commentaire : «Il a sur le crâne un cratère !»)
Ma jaquette et mon col accru jusqu’au menton avec conviction,
Ma sobre et sybarite cravate, mais revendiquant sa broche classique –
(Viendra leur critique : «Ses bras et ses jambes sont ceux d’un rachitique !»)
Me risquerai-je
À détraquer l’univers ?
Il suffit d’une minute
Pour se résoudre et se rétracter, d’une minute encore pour tout réduire en poudre.

Car je les ai déjà pratiqués, tous autant qu’ils sont :
J’ai fréquenté les réceptions, les déjeuners, les avant-soupers,
J’ai pris les dimensions de ma vie au reflet des cuillères à café;
Je connais le reflux des conversations dans le reflux généralisé
Sous la tutelle d’une musique en provenance d’une distante chambrée.
De quel droit, ainsi, je me hasarderais ?

Et j’ai déjà vu ces regards, tous ces yeux de mes yeux vus –
Ces yeux qui vous médusent d’une tournure sophistiquée,
Alors dès que je suis explicité, sur une épingle déplié,
Quand je me retrouve trémoussant sur le mur et harponné,
Comment donc pourrais-je initier
Le crachat de toutes mes reliques, la matière et la manière de mes jours ?
L’aventure est-elle autorisée ?

Et tous ces bras, je les ai déjà éprouvés –
Des bras imberbes et lactescents tramés de bracelets
(Mais pubescents d’un léger bronze à la lumière de la lampe !)
Serait-ce un baume de robe
Qui me fait extravaguer de la sorte ?
Des bras servis sur la desserte ou brasseurs d’un châle.
Faut-il donc que je me lance ?
Et comment je commence ?

Faut-il que je dise que j’ai arpenté le crépuscule des ruelles
Et que j’ai flairé la grimpante fumée des pipes
Des cénobites en bras de chemise vautrés aux rebords des fenêtres ?

J’aurais dû être un ergot à deux griffes
Détalant parmi les abysses des mers de silence.

Et dans l’après-midi le soir est assoupi si pacifiquement !
Adouci par des doigts effilés,
Endormi… avachi… ou simulant la maladie,
Délayé sur le pavé, ici, à côté de toi, à côté de moi.
Est-ce nécessité que me vienne, après le thé, les mets et les sorbets,
La force de pousser l’instant jusque dans ses derniers retranchements ?
Et même si j’ai connu les larmes et la frugalité, les pleurs et les prières,
Même si j’ai vu ma tête (virant peu à peu en montagne pelée) apportée sur un plateau,
Je ne suis pas des visionnaires – et nous n’en avons pas grand-chose à faire.
La tremblante lueur de ma grandeur, j’en ai compris la crispation,
Et j’ai entendu le rire moqueur du Larbin sempiternel tenant ma veste,
Et pour tout dire j’avais peur.

Et, au demeurant, le jeu en eût-il valu la chandelle,
Après les marmelades et les tasses de thé,
Au milieu des céramiques, au milieu de quelque causerie de nous deux,
Eût-il été de quelque pertinence
D’entrer dans le vif du sujet avec un sourire de connivence,
D’arrondir les angles de l’univers en une sphère
Et de la faire dévaler vers un effarant mystère,
Puis de dire : «C’est moi Lazare, de la mort délivré,
Revenu pour tout te raconter, pour toute la vérité» –
Si telle femme, accommodant un oreiller pour sa tête,
Avait déclaré : «Ce n’est pas du tout cela que j’ai voulu exprimer.
Ce n’est point le sujet, ni de loin, ni de près.»

Et, du reste, eût-il été bon de se donner de la peine,
La chandelle de ce jeu, le détour valait-elle,
Après les cours verdoyantes, les nuits tombantes et les rues luisantes,
Après le romanesque, le camaradesque, le burlesque des jupes lambinant sur le parquet –
Et ceci et tout ce qui s’ensuit ? –
Du diable si je pouvais trouver les mots !
Mais comme si sur un écran un fanal fantastique ciselait le système des nerfs :
Se serait-on donné du mal
Si telle femme, accommodant un oreiller ou se défaisant d’un châle,
Et se retournant vers la fenêtre avait ainsi parlé :
«Ce n’est pas du tout cela que j’ai voulu exprimer.
Ce n’est pas le propos, en bas comme en haut.»

Oh non ! Je ne suis pas le Prince Hamlet, ni l’héritier d’un Danemark;
Je ne suis que le monarque des valets, l’un de ceux qui servent
À gonfler les rangs, à dramatiser une ou deux choses, à les mettre en verve,
Conseiller du prince; sans aucun doute un commode rouage,
Serviable et ravi de son servage,
Animal politique, prudent et rigoureux;
D’une verbosité culminante, mais un tantinet calamiteux;
Par moment, c’est vrai, quasiment puéril –
Peu s’en faut, parfois, un Idiot Utile.

Je me fais vieux… je me fais vieux…
J’enfilerai mes pantalons aux ourlets rapiécés.

Ferai-je une démarcation sur mon résidu chevelu ? Et le fruit ? L’engloutirai-je ?
Je porterai des pantalons de flanelle blanche et je flânerai sur la plage.
J’ai prêté l’oreille aux chants des sirènes – elles chantaient pour leur seul entourage.

Aussi je ne crois pas qu’elles chanteront en mon honneur.

J’ai épié ces princesses dressant les vagues sur les mers supérieures,
Peignant l’écume des ondes intimidées
Au moment où le vent souffle sur l’eau pâle et enténébrée.
Nous avons dormi dans les dortoirs de la mer
Auprès des femmes océaniques aux couronnes d’algues tannées,
Avant que ne viennent les voix humaines pour nous réveiller – pour nous noyer.


Paris-Munich 1911

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