Pays de rigueur de Boris Bouïeff (07/09/2025)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Tout semble, dans ces œuvres, affaire de la plus pure transparence, concentrée et brûlante comme le foyer d'une loupe où il s'agirait, pour révéler les derniers secrets de la matière ou même de notre cœur, de les consumer par un feu puissant comme une très fine coulée d'incandescence. Chez Boris Bouïeff, c'est la souffrance provoquée par la maladie qui fait office, comme chez Du Bos, de loupe terrifiante et, tout autant, de scalpel permettant de trancher plusieurs épaisseurs de ces peaux mortes que nous accumulons au cours d'une vie. Nul voyeurisme, aucun misérabilisme, car la maladie dont souffre l'auteur n'a finalement que peu d'intérêt, car c'est le malade, «seul, [qui] est intéressant», ou bien, «plus exactement, précise Boris Bouïeff, ne sont intéressants, avec les réactions du malade contre la maladie, que les résultats de ce long travail de déboisement que la maladie opère en nous» (p. 95); en somme, c'est le malade qui cache la maladie, comme nous l'ont enseigné tant d'exemples plus ou moins récents d'ouvrages qui pèsent, sur une balance de diamantaire, le moindre événement, la plus petite pensée, tous à peu près inintéressants si ce n'est d'un point de vue psychologique qui n'est évidemment pas celui retenant l'attention de Boris Bouïeff.
Certes, connaître quelque peu, à très grands traits, les différents épisodes de cette vie discrète, comme nous l'a permis le travail de Stephen Panara signant André Cuvier dans deux séries de passionnants propos sur X, parcourir de rares livres (comme le Journal de Roger Bésus) où Bouïeff est bien des fois nommé et évoqué, nous fait assez vite comprendre que ces couches d'épiderme mort ne devaient pas être bien épaisses, après son passage dans le camp de Buchenwald, expérience indicible évoquée, dans ce texte, avec une économie de moyens qui force l'admiration et même, effraie. Littéralement, c'est comme si le prisonnier miraculeusement sauvé de l'engloutissement n'avait aucun point commun avec «un drame pareil, si vaste et si âpre» : «non que les conditions climatériques, précise l'auteur, qui nous y ont précipités puissent jamais prêter à la moindre confusion, mais parce qu'il nous paraît insolite qu'ayant été les acteurs d'un drame aussi formidable, il ne se soit établi, de nous à lui, et de lui à nous, aucun lien. Nous restons des intrus» (pp. 63-4).

Comment un tel homme, sinon par commodité ou, encore, cette facilité journalistique que j'ai mentionnée, pourrait-il donc être qualifié de témoin, selon le titre d'un roman de Roger Bésus dédié à Boris Bouïef qui, selon le romancier, est fait «pour tout en comprendre et tout en aimer» ? Pourtant, assez bellement, François Mauriac, dans sa préface, n'a pas peur d'écrire que l'auteur de Pays de rigueur est l'un des innombrables intercesseurs par lesquels se renouvelle «le miracle chrétien», disséminés, comme tant d'autres, à jamais inconnus peut-être s'ils ne se sont manifestés publiquement, «à travers ce sombre monde, à toute heure de la nuit et du jour, car ce monde criminel est soutenu par toutes les mains percées de ces rédempteurs innombrables en agonie avec leur Dieu» (p. 15). Ainsi, si Boris Bouïeff admet que «ce n'est jamais qu'en soi et par soi que l'on recrée le monde» (p. 22), la maladie favorisant le fait de pouvoir se voir par la grâce douloureuse d'un «regard que n'alourdit plus aucune complaisance coupable» (p. 25), si encore «le silence (2) ne sera jamais assez entier ni dense pour que nous puissions

Dès lors, il ne faut rien demander aux êtres, rien d'autre «que la vocation de maladie imposée par la main divine qui nous régit, nous rend de plus en plus étrangers» en nous «résolvant, au mépris de notre détresse, à vivre seul, et rien que de la solitude», car c'est ainsi faire «un admirable calcul» (p. 45) puisque c'est lorsque nous n'attendons «plus rien de personne» et n'espérons plus rien que nous pourrons «recevoir des dons surprenants» et, conclut l'auteur, des dons qui, «en quelque sorte», sont «posthumes» (p. 46), comme si, dans l'invisible communauté des âmes, le temps n'avait aucune importance, Léon Bloy ayant beaucoup creusé cette admirable intuition en affirmant bien des fois que ce pouvaient être les prières d'un gamin inconnu de nous qui, seules, et non celles d'une cohorte de saints, auront été capables d'alléger notre peine, ou celle d'un autre être lui aussi parfaitement inconnu se trouvant à l'autre bout du monde ou bien aussi éloigné dans le temps, passé comme futur, que nous le serions de cet enfant.
Que l'on ne s'étonne donc pas que Boris Bouïeff, que François Mauriac a reconnu comme un élu du Christ, pousse loin cette fascinante transmissibilité des mérites, retrouvant, probablement sans s'en douter, tel propos d'Angelus Silesius qui, dans on Pèlerin chérubinique, put affirmer que tous les bienheureux n'en faisaient qu'un, mais aussi que tout chrétien devait s'efforcer d'être le Christ, en écrivant ainsi que «certaines vies d'avortements permanents doivent constituer une contrebalance à d'autres vies de réussite et, en tout cas, un tribut payé pour ceux qui ne paient pas, qui ne veulent ou ne peuvent payer», et un tribut, conclut-il, «bien payé» (pp. 90-1).
Ce tribut, nous ne savons pas pour qui Boris Bouïeff, dans sa solitude réelle et luttant contre la maladie, l'a payé : pour lui-même, peut-être, puisque ce qu'il écrit constitue à ses propres yeux «une sorte de journal de bord intérieur» (p. 101), alors qu'il affirme écrire, «si laborieusement" et que, tout à coup, «sans que je sache pourquoi, comme à mon insu, la plume se précipite, commence à

Et c'est ainsi que nous pourrions rapprocher Boris Bouïeff d'un autre douloureux puisatier de l'âme, Vincent La Soudière que j'ai déjà nommé, puisque l'écriture, pour l'un comme pour l'autre, qu'importe qu'ils ne soient lus que par un public ridiculement confidentiel (3), est «montée à la surface, précision» et aussi manifestation «d'une expression. Et cela, après de lentes et laborieuses infiltrations, tout un cycle de savantes métamorphoses» (p. 118), car le moi de ces deux auteurs, comme celui de Colette selon Bouïeff, «est un

Boris Bouïeff peut bien déclarer, très simplement, que, tous, «nous versons à la nuit», et cela «quoi que nous tentions», puisque notre mort est un gain, alors que «c'est notre vie qui est ensemble une perte et un exil» (p. 140) et qu'il attend désormais, «réduit à aller de cliniques en hôpitaux, et d'hôpitaux en hôtels», lui qui est «nomade, incurablement solitaire», le «seul rapatriement» auquel il puisse prétendre, et «qui sera [sa] mort» (p. 143), comment donc pourrions-nous penser que ce qu'il a écrit n'aura touché aucun de ses lecteurs, quelque âme non point pure évidemment, mais qui saura du moins ce que la pureté signifie, préservant, comme Boris Bouïeff, ses souvenirs lumineux d'enfant (4), qui, vaillamment ou bien lamentablement, aura dû affronter l'atroce souffrance pas même orientée vers quelque improbable chance de salut ? C'est bien simple à vrai dire, car «il suffirait, pour se sentir justifié» et «pour ne plus être, à nos propres yeux, inutile», au-delà même de la conversion à la foi catholique «si ardemment convoitée» et conquise «de haute lutte» (5), d'être parvenu à toucher «un seul cœur, d'avoir, une heure durant, paru, été secourable» (p. 154).
C'est peut-être bien là le seul miracle dont la littérature, forant à de telles profondeurs qu'elle se confond avec le plus impérieux cri de l'être tout entier, puisse être capable.
Notes
(1) Boris Bouïeff, Pays de rigueur (Seuil, 1951), un texte très propre, chose devenue suffisamment rare pour être systématiquement signalée ! Les pages entre parenthèses renvoient à notre édition, devenue à peu près introuvable. Je n'y ai relevé qu'une seule petite faute, ce qui tient du miracle, avec l'absence d'un trait d'union au bas de la page 128 !

(3) Peu importe au demeurant puisque, selon l'auteur, l'hermétisme, qu'il soit «réel ou prétendu» de certains textes «est comme une manière d'épreuve», «écarte [et] élimine, et sans espoir de retour, tout lecteur suspect. Par ailleurs, il sert puissamment à l'essor de l’œuvre, puisqu'il ne lui conserve que ceux qui peuvent la servir. Ainsi, les lecteurs qui ont résisté, se révélant touchés d'un même feu, deviennent-ils, alors, des agents d'affermissement, de propulsion, d'extension», voire «de réussite» (p. 126).
(4) L'auteur évoque ainsi la «nudité des commencements», in Ecclesia. Lectures chrétiennes, op. cit., p.53.
(5) Ibid., p. 57.
Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, paule régnier, marcelle sauvageot | |
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