Pays de rigueur de Boris Bouïeff (07/09/2025)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Je dédie cette note à Sylvain Laroze, qui jamais n'en finira, heureusement, de déballer sa bibliothèque.


IMG_8516.JPGPays de rigueur de Boris Bouïeff (1), «secret petit livre" selon Mauriac qui en donna une belle préface, fait partie de la maigre confrérie de ces textes ciselés et intimes mais pas moins admirables, ce qui, avouons-le, est désormais bien rare, qui sont souvent, hélas, oubliés, dans lesquels nous trouvons le Journal de Paule Régnier, Laissez-moi de Marcelle Sauvageot et, dans des genres bien sûr différents, Baleine de Paul Gadenne, la correspondance de Vincent La Soudière ou encore Journal de Belfort de Béatrice Douvre. Nous pourrions aussi songer à un beau texte intitulé L'Homme de douleur de Robert Vallery-Radot, tant cette appellation traditionnelle conviendrait à la figure de Boris Bouïeff, comme ne manquera pas de le noter Luc Estang pour La Croix du 29 juillet 1951, dans une recension intitulée Solitudes aménagées.
Tout semble, dans ces œuvres, affaire de la plus pure transparence, concentrée et brûlante comme le foyer d'une loupe où il s'agirait, pour révéler les derniers secrets de la matière ou même de notre cœur, de les consumer par un feu puissant comme une très fine coulée d'incandescence. Chez Boris Bouïeff, c'est la souffrance provoquée par la maladie qui fait office, comme chez Du Bos, de loupe terrifiante et, tout autant, de scalpel permettant de trancher plusieurs épaisseurs de ces peaux mortes que nous accumulons au cours d'une vie. Nul voyeurisme, aucun misérabilisme, car la maladie dont souffre l'auteur n'a finalement que peu d'intérêt, car c'est le malade, «seul, [qui] est intéressant», ou bien, «plus exactement, précise Boris Bouïeff, ne sont intéressants, avec les réactions du malade contre la maladie, que les résultats de ce long travail de déboisement que la maladie opère en nous» (p. 95); en somme, c'est le malade qui cache la maladie, comme nous l'ont enseigné tant d'exemples plus ou moins récents d'ouvrages qui pèsent, sur une balance de diamantaire, le moindre événement, la plus petite pensée, tous à peu près inintéressants si ce n'est d'un point de vue psychologique qui n'est évidemment pas celui retenant l'attention de Boris Bouïeff.
Certes, connaître quelque peu, à très grands traits, les différents épisodes de cette vie discrète, comme nous l'a permis le travail de Stephen Panara signant André Cuvier dans deux séries de passionnants propos sur X, parcourir de rares livres (comme le Journal de Roger Bésus) où Bouïeff est bien des fois nommé et évoqué, nous fait assez vite comprendre que ces couches d'épiderme mort ne devaient pas être bien épaisses, après son passage dans le camp de Buchenwald, expérience indicible évoquée, dans ce texte, avec une économie de moyens qui force l'admiration et même, effraie. Littéralement, c'est comme si le prisonnier miraculeusement sauvé de l'engloutissement n'avait aucun point commun avec «un drame pareil, si vaste et si âpre» : «non que les conditions climatériques, précise l'auteur, qui nous y ont précipités puissent jamais prêter à la moindre confusion, mais parce qu'il nous paraît insolite qu'ayant été les acteurs d'un drame aussi formidable, il ne se soit établi, de nous à lui, et de lui à nous, aucun lien. Nous restons des intrus» (pp. 63-4).
IMG_8398.jpgNous n'en saurons pas davantage, du moins directement, dans le texte de Bouïeff, l'horreur terminale que représente Buchenwald ne méritant même pas d'être nommée, et c'est donc par facilité que nous avons employé le très journalistique terme indicible, épithète de nature, ou presque, dont l'usage est communément admis, obligatoire à vrai dire, lorsque l'expérience concentrationnaire est évoquée de près voire de loin. Une autre forme d'hermétisme guette l'auteur, sans doute beaucoup plus essentielle à ses yeux que ne l'aura été son séjour auprès de la mort quotidienne diaboliquement institutionnalisée, industrialisée, réifiée, je veux parler de la souffrance éprouvée par le malade, celui qui a compris, au sens le plus véridique de ce terme, qu'il était malade, «donc, qui a réalisé la maladie», et qui ne «peut, jamais, demander d'être compris», car c'est une «impossibilité absolue», non d'être compris mais, remarque Bouïeff, de «communiquer avec les autres, qui ne sont plus de la même essence». Il ajoute : «Un peu ce qu'il adviendrait d'un homme séparé d'une portion du monde qu'il reconnaît, encore, pour lui appartenir originellement, par un cristal réfractaire à tous les bruits de la vie, et qui, par miracle, ne serait pas mort de cette claustration, mais, au contraire, défiant le possible, continuerait à se mouvoir, à parler, à agir comme ceux qu'il aperçoit, sans pouvoir, aucunement, établir de contact entre eux et lui» (p. 28).
Comment un tel homme, sinon par commodité ou, encore, cette facilité journalistique que j'ai mentionnée, pourrait-il donc être qualifié de témoin, selon le titre d'un roman de Roger Bésus dédié à Boris Bouïef qui, selon le romancier, est fait «pour tout en comprendre et tout en aimer» ? Pourtant, assez bellement, François Mauriac, dans sa préface, n'a pas peur d'écrire que l'auteur de Pays de rigueur est l'un des innombrables intercesseurs par lesquels se renouvelle «le miracle chrétien», disséminés, comme tant d'autres, à jamais inconnus peut-être s'ils ne se sont manifestés publiquement, «à travers ce sombre monde, à toute heure de la nuit et du jour, car ce monde criminel est soutenu par toutes les mains percées de ces rédempteurs innombrables en agonie avec leur Dieu» (p. 15). Ainsi, si Boris Bouïeff admet que «ce n'est jamais qu'en soi et par soi que l'on recrée le monde» (p. 22), la maladie favorisant le fait de pouvoir se voir par la grâce douloureuse d'un «regard que n'alourdit plus aucune complaisance coupable» (p. 25), si encore «le silence (2) ne sera jamais assez entier ni dense pour que nous puissions IMG_5706.jpgpercevoir ce qui reste à percevoir» (p. 29), et si donc l'auteur multiplie les mises en garde à tout ami ou confident qui penserait naïvement pouvoir l'aider, s'il va jusqu'à employer une superbe image pour désigner ce que doit être toute solitude essentielle : «De certaines vies, qu'elles sont à elles-mêmes une Eurydice jamais connue» (p. 41), il n'en reste pas moins que ce très rigoureux exercice de claustration, subi tout autant que voulu, à retrouver le sens de la réversibilité des mérites chère à toute une tradition de très grands auteurs, comme Hello, Bloy, Huysmans ou, bien sûr, Massignon, «rétablit, de par l'admirable loi du dévouement et de la compensation (que nous ne pouvons encore concevoir en son entier), l'équilibre» qui a été «compromis» (p. 31) et, pour le dire à la place de ces auteurs, corrompu.
Dès lors, il ne faut rien demander aux êtres, rien d'autre «que la vocation de maladie imposée par la main divine qui nous régit, nous rend de plus en plus étrangers» en nous «résolvant, au mépris de notre détresse, à vivre seul, et rien que de la solitude», car c'est ainsi faire «un admirable calcul» (p. 45) puisque c'est lorsque nous n'attendons «plus rien de personne» et n'espérons plus rien que nous pourrons «recevoir des dons surprenants» et, conclut l'auteur, des dons qui, «en quelque sorte», sont «posthumes» (p. 46), comme si, dans l'invisible communauté des âmes, le temps n'avait aucune importance, Léon Bloy ayant beaucoup creusé cette admirable intuition en affirmant bien des fois que ce pouvaient être les prières d'un gamin inconnu de nous qui, seules, et non celles d'une cohorte de saints, auront été capables d'alléger notre peine, ou celle d'un autre être lui aussi parfaitement inconnu se trouvant à l'autre bout du monde ou bien aussi éloigné dans le temps, passé comme futur, que nous le serions de cet enfant.
Que l'on ne s'étonne donc pas que Boris Bouïeff, que François Mauriac a reconnu comme un élu du Christ, pousse loin cette fascinante transmissibilité des mérites, retrouvant, probablement sans s'en douter, tel propos d'Angelus Silesius qui, dans on Pèlerin chérubinique, put affirmer que tous les bienheureux n'en faisaient qu'un, mais aussi que tout chrétien devait s'efforcer d'être le Christ, en écrivant ainsi que «certaines vies d'avortements permanents doivent constituer une contrebalance à d'autres vies de réussite et, en tout cas, un tribut payé pour ceux qui ne paient pas, qui ne veulent ou ne peuvent payer», et un tribut, conclut-il, «bien payé» (pp. 90-1).
Ce tribut, nous ne savons pas pour qui Boris Bouïeff, dans sa solitude réelle et luttant contre la maladie, l'a payé : pour lui-même, peut-être, puisque ce qu'il écrit constitue à ses propres yeux «une sorte de journal de bord intérieur» (p. 101), alors qu'il affirme écrire, «si laborieusement" et que, tout à coup, «sans que je sache pourquoi, comme à mon insu, la plume se précipite, commence à IMG_8710.jpgcourir sur le papier offert», et ce n'est alors plus lui qui écrit, c'est celui qu'il appelle «l'Autre» (p. 108), à moins que ce ne soit, par quelque étrange dialogue invisible, celle que jamais il ne nomme directement, puisqu'il ne fait que rapporter ce qu'elle lui a écrit, amie imaginaire ou bien réelle, double, qui sait, de cette religieuse qui s'est occupée de lui durant son séjour à l'hôpital et que nous voyons apparaître dans les premières pages de Pays de rigueur. Cette correspondante connaît Boris Bouïeff, j'entends qu'elle le connaît vraiment, puisqu'elle est capable de lui asséner cette douloureuse et même cruelle évidence : «Il est probable, m'écrit-elle, qu'à vous lire on vous méconnaîtra. Je ne crois pas qu'on manque de commettre, à votre endroit, une erreur d'interprétation en vous attribuant, littérairement, pour seule raison d'exister, quelque drame insolite de gestation ou de croissance... Mais vous ne vous attarderez à aucune erreur. Si le drame existe pour vous», poursuit cette femme pour le moins aussi perspicace que sensible, «ce n'est point là qu'il faut le situer. Vous ne croissez pas, vous diminuez. Vous ne vous portez pas, vous vous déchargez. Votre drame ne peut être que libération» (p. 116).
Et c'est ainsi que nous pourrions rapprocher Boris Bouïeff d'un autre douloureux puisatier de l'âme, Vincent La Soudière que j'ai déjà nommé, puisque l'écriture, pour l'un comme pour l'autre, qu'importe qu'ils ne soient lus que par un public ridiculement confidentiel (3), est «montée à la surface, précision» et aussi manifestation «d'une expression. Et cela, après de lentes et laborieuses infiltrations, tout un cycle de savantes métamorphoses» (p. 118), car le moi de ces deux auteurs, comme celui de Colette selon Bouïeff, «est un IMG_8735.jpgmoi de millionnaire" qui «contient abondamment le monde" et, bien plus encore, «le contient exactement" (p. 124).
Boris Bouïeff peut bien déclarer, très simplement, que, tous, «nous versons à la nuit», et cela «quoi que nous tentions», puisque notre mort est un gain, alors que «c'est notre vie qui est ensemble une perte et un exil» (p. 140) et qu'il attend désormais, «réduit à aller de cliniques en hôpitaux, et d'hôpitaux en hôtels», lui qui est «nomade, incurablement solitaire», le «seul rapatriement» auquel il puisse prétendre, et «qui sera [sa] mort» (p. 143), comment donc pourrions-nous penser que ce qu'il a écrit n'aura touché aucun de ses lecteurs, quelque âme non point pure évidemment, mais qui saura du moins ce que la pureté signifie, préservant, comme Boris Bouïeff, ses souvenirs lumineux d'enfant (4), qui, vaillamment ou bien lamentablement, aura dû affronter l'atroce souffrance pas même orientée vers quelque improbable chance de salut ? C'est bien simple à vrai dire, car «il suffirait, pour se sentir justifié» et «pour ne plus être, à nos propres yeux, inutile», au-delà même de la conversion à la foi catholique «si ardemment convoitée» et conquise «de haute lutte» (5), d'être parvenu à toucher «un seul cœur, d'avoir, une heure durant, paru, été secourable» (p. 154).
C'est peut-être bien là le seul miracle dont la littérature, forant à de telles profondeurs qu'elle se confond avec le plus impérieux cri de l'être tout entier, puisse être capable.

Notes
(1) Boris Bouïeff, Pays de rigueur (Seuil, 1951), un texte très propre, chose devenue suffisamment rare pour être systématiquement signalée ! Les pages entre parenthèses renvoient à notre édition, devenue à peu près introuvable. Je n'y ai relevé qu'une seule petite faute, ce qui tient du miracle, avec l'absence d'un trait d'union au bas de la page 128 !
IMG_8708.jpg(2) Ailleurs, Boris Bouïeff écrit qu'il est «emmuré dans le silence», jusqu'à «ne plus vouloir d'autre destin» et même «que nous sommes les artisans essentiels de ce silence» (p. 38). C'est encore le silence, et pas seulement à des fins métaphoriques, quelque peu convenues dans une certaine tradition élégiaque, qu'évoque l'auteur dans un superbe texte nostalgique, Les Jardins de Yalta, où il écrit : «Peut-être trouvera-t-on que je parle beaucoup du silence ? Ici, – et ailleurs – je le loue, je l'admire, j'écoute, à cœur ouvert, son murmure de pluie en marche... Hélas, sans le savoir voué à lui, plus encore qu'à la parole, c'est en lui qu'a versé, peu à peu, puis de plus en plus vite, le meilleur de ma vie méditative et douloureuse» (in Cahiers de l'artisan n°19, Montjustin, 1954), p. 39. Dans dans un beau témoignage de sa conversion (Ecclesia. Lectures chrétiennes, n°48, mars 1953, p. 55), il écrit : «C'est dans ce silence, que notre activité recrée et qu'elle pourvoit d'une valeur sacramentelle, que s'effectuent toutes décantations.»
(3) Peu importe au demeurant puisque, selon l'auteur, l'hermétisme, qu'il soit «réel ou prétendu» de certains textes «est comme une manière d'épreuve», «écarte [et] élimine, et sans espoir de retour, tout lecteur suspect. Par ailleurs, il sert puissamment à l'essor de l’œuvre, puisqu'il ne lui conserve que ceux qui peuvent la servir. Ainsi, les lecteurs qui ont résisté, se révélant touchés d'un même feu, deviennent-ils, alors, des agents d'affermissement, de propulsion, d'extension», voire «de réussite» (p. 126).
(4) L'auteur évoque ainsi la «nudité des commencements», in Ecclesia. Lectures chrétiennes, op. cit., p.53.
(5) Ibid., p. 57.

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