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14/08/2022
Journal de Paule Régnier
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Tué à vingt-neuf ans, le 8 juin 1915, devant Notre-Dame-de-Lorette, Paul Drouot, que Charles Du Bos qualifia dans une de ses Approximations d'âme avide de grandeur, n'a pas vécu suffisamment longtemps pour se faire un nom au-delà d'un cercle éminemment restreint de lecteurs, dont ce même grand critique qui se désola de ne pas l'avoir découvert plus tôt, et il n'aura pas même survécu dans la si savante et, bien des fois, si terriblement cruelle et injuste mémoire littéraire française, mais il a toutefois acquis une espèce d'immortalité douloureuse et pulvérulente dans les pages du remarquable Journal de Paule Régnier (1) qui l'aima, ou peu s'en faut, jusqu'à son suicide, d'un amour passionnel et chaste qui ne lui fut absolument pas rendu, que ce soit physiquement ou même, chastement, par la pensée, qu'il occupa à l'évocation de métaphores qui, selon l'impeccable critique, ressemblent au «butin d'un pillage fait dans un incendie» et gardent, s'il peut dire, «les traces d'un rapt et comme d'un viol opéré dans le monde des images».
C'est sans doute prêter trop de forces viriles à un lyrisme plus charmant que réellement frappant ou bien plaquer, sur les prometteurs dons d'un jeune premier comme il y en eut tant d'autres, la force de l'âge mur, quand le style se déploie avec la sérénité d'une marche au grand air, que rien ne presse, qui ordonne et concentre son art sans se soucier d'en faire trop, d'user jusqu'à la corde la vieille toile de la métaphorique lyrique. En tout cas, comme l'écrit Jacques Madaule dans la riche préface au Journal de Paule Régnier, «jusqu’au bout l’ombre de Paul Drouot ne cessera de l’accompagner, ombre immuable et cependant mystérieuse, dont la suprême pensée demeure cachée», Madaule ayant raison de préciser en note que, «jusqu’au bout, c’est peut-être beaucoup dire» (p. 4), cette réserve important assez peu puisque, pour les générations futures, s'il en reste de point trop éloignées de l'analyse des tréfonds de la psychologie et de l'âme, le nom de Paule Régnier est associée à celui de Paul Drouot alors que ce dernier, encore une preuve flagrante de notre affligeant sexisme, n'est associé qu'à une poignée de références cultivées par les plus fins esthètes, et assez peu en fin de compte à celui de Paule Régnier, solitaire profonde et pieuse, qui composa son livre inachevé, Eurydice deux fois perdue.
Debout, galvanisé, à droite, à gauche, assisté des plus grandes ombres, il a vécu ses meilleures heures, l'homme sur qui l'amour a passé comme le vent d'est.
L’intérêt du Journal de Paule Régnier ne réside, à mon sens, que de façon assez superficielle dans le méthodique culte du souvenir du jeune mort, par ailleurs poète, auquel elle consacrera un ouvrage entier, comme si elle ne pouvait décidément être considérée, et elle semble même parfois se désoler de cet état de fait, que comme «la dépositaire de tous ses souvenirs», inébranlable vierge figée pour l'éternité dans le culte du mort vers lequel vont tous les suffrages et à laquelle on ne craint pas de confier «tous ses papiers et des photographies, mille choses mortes au lieu de son cœur vivant», puisqu’elle semble être la seule personne capable d’entretenir, des années durant, une «espèce de veuvage reconnu» qui lui permettra de proposer à la publication Eurydice deux fois perdue, qui «n'est pas seulement, affirme Henri de Régnier (le même qu'éreinta Léon Daudet !) une œuvre inachevée à laquelle manque ce dernier soin qu'y apporte un auteur scrupuleux», mais bel et bien «une œuvre en préparation et qui s'offre à nous à un instant encore provisoire d'elle-même» (Préface à Eurydice deux fois perdue, pp.2-3), «ce livre écrit pour une autre» (p. 10) mais dont elle n’en assemblera pas moins pieusement les fragments la poursuivant des années durant, comme une odeur tenace, quoique légère, du passé réduit à une poignée de souvenirs fidèlement entretenus, qui ne s'en effilochent pas moins et se dissipent à mesure que le temps s'écoule.
Paule Régnier écrit ainsi, le 7 mai 1925, qu’il lui «arrive souvent de relire [s]on journal, le journal des années» où elle aimait Paul Drouot : «je viens de le faire encore et j’en suis toute brisée, presque folle. Il n’y a rien de plus beau, du moins pour moi. J’aurais quatre-vingt ans, je brûlerais encore en le relisant. Mon Dieu, est-ce possible ? J’ai été cela. J’ai vécu cela, j’ai souffert cela. J’ai subi cet envoûtement, cette possession; j’ai nourri en moi cette flamme, moi qui ne suis plus rien que cette bête apathique, incapable d’aucun effort et qui tend perpétuellement vers le sommeil comme vers son but suprême» (p. 27). En somme, Paule Régnier pourrait faire sienne, mais en l'appliquant au cas de Paul Drouot, cette remarque de Marie Lenéru qu'elle a lue (2), affirmant qu'il «est moins nécessaire à l’amour d’être la seule que d’être la première, et la première même après. Soyez irremplaçable, et laissez-vous remplacer.» Elle, en tout cas, jamais ne put ou ne voulut remplacer Paul Drouot, cloué à son existence, sa survie plutôt, de plus en plus solitaire, comme un vieillard accroché sur le dos du porteur qui l'éloigne de la ville en flamme, du brasier faisant fondre les murs pourtant épais de la cité dévastée. Dans ses Notes biographiques au Journal, Jeanne Clouzot-Régnier a raison d'affirmer que Paule Régnier «survécut à la frénésie d'un cœur qui durant presque toute la vie flamba sans se consumer» (p. 285) et qui semble même, si l'on y prête attention, éveiller ici ou là, dans les pages de son Journal, de curieuses lueurs rougeoyantes, dont on ne sait trop si elle ne trahissent pas une chaleur profonde, enterrée, provenant d'un feu secret, ou bien quelques brandons légers qui s'élèveront un peu dans l'air avant, très vite, de s'éteindre.
Leur plaisir d'en recevoir l'aveu, qu'est-ce auprès de notre jouissance de le tenir scellé ?
Paule Régnier n’aura été, apparemment, ni la première, dans le cœur de Paul Drouot, ni même irremplaçable, elle qui pourtant se torture en évoquant le souvenir de l’écrivain, les circonstances ou plutôt, diraient les modernes, l’identité du destinataire du livre de Drouot : «Parfois, j’oublie, sinon qu’il ne m’a pas aimée, du moins qu’il a aimé cette femme, si follement, d’un tel amour. Mais ce livre me le rappelle. Il me replace dans ma solitude et mon abandon. Je crois de mon devoir de m’occuper de cette réédition. Qui le ferait à ma place. Et puis je suis jalouse de ce qui vient de lui et je ne le laisserai à personne, mais j’aurais mieux aimé qu’on attende ma mort» (p. 50).
Elle viendra assez vite, cette mort si cruellement discrète qu'elle ne fut probablement pas signalée de plus de quelques mots au bat d'une page vite froissée de journal catholique ou de revue pieuse, Paule Régnier, au fil des années, se coupant de ses amis et de sa famille, ce qui fait écrire à Jacques Madaule que «les tragédies de l’amour, les drames de l’amitié se situent à ce niveau [des rapports de l’homme avec l’homme]. Est-il vrai que nous soyons seuls et qu’aucune communication véritable et totale ne puisse jamais exister entre deux êtres humains ? Tout notre effort est d’échapper à cette solitude, et celui de Paule Régnier fut particulièrement pathétique» (pp. 15-6). Notre préfacier retrouvera quelques pages plus loin l’adjectif «pathétique», lorsqu’il parlera de la «pathétique faiblesse» de la «position spirituelle» de Paule Régnier, et écrira, de ce ton assez insupportable de directeur de conscience bien davantage que d'essayiste qui était celui dune 'époque où nombre d'artistes et d’essayistes revinrent aux choses spirituelles : «Ce n’était pas de foi, ni de charité que manquait Paule Régnier, mais d’espérance. Nous la voyons sans cesse au bord du désespoir parce que c’est la vie même qui lui est odieuse et insupportable» (pp. 18-9).
Si la solitude avait une couleur, je dirais qu'on en a peint les murs de ma chambre.
La notation de Jacques Madaule est juste sur un plan humain alors que, dans une perspective mystique, elle est fausse; mais elle est surtout timorée, si je puis dire, d’un point de vue théologique, car c’est à mesure que Paule Régnier s’est éloignée des vivants qu’elle a pu se rapprocher du poète mort si jeune, Paul Drouot, et c’est à mesure qu’elle semble avoir perdu toute forme d’espoir voire, en effet, d’espérance (et même si Dieu n’a jamais été absent de sa vie) (3), que son texte est devenu, comme le souligne Jacques Madaule, une «œuvre de miséricorde, qu’il n’est pas interdit de comparer à celle dont nous parle l’Évangile : donner du pain à ceux qui ont faim, de l’eau à ceux qui ont soif, soigner les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts» (p. 22).
Mais c’est vraiment par l’évocation de la douleur, qui est peut-être le thème principal de son si beau Journal, que Paule Régnier, qualifiée par son confesseur de «machine à fabriquer de la douleur» (24 mars 1938, p. 120), a pu accomplir la mystérieuse mission souterraine de l’intercession pour tous les hommes, sur laquelle un Louis Massignon a pu bâtir sa monumentale arche d’alliance entre le christianisme et l’Islam, sur les brisées des textes de Huysmans et de Bloy, plus lointainement encore, de Baudelaire et de Joseph De Maistre. Le voilà, le véritable «bord du plus impénétrable des mystères» (p. 26) qu’évoque Madaule, qui conclut sa préface en affirmant qu’il «n’est pas possible que tant de souffrances aient été vaines; il n’est pas possible que les malheureux qu’elle aura consolés et ceux qu’elle consolera encore ne soient pas ses intercesseurs; il n’est pas possible que cette grande âme douloureuse qui avait aimé la pureté, la beauté en toute chose ne connaisse pas un jour la paix qu’elle avait désirée d’un si grand désir» (p. 28). Lorsque François Angelier évoque la postérité littéraire de l'ouvrage le plus connu sans doute du dolorisme catholique, De la douleur d'Antoine Blanc de Saint-Bonnet (Jérôme Millon, coll. Atopia, 2008, p. 20), il mentionne, logiquement, Barbey d'Aurevilly et Léon Bloy, plus étrangement Simone Weil, mais ne pipe mot de Paule Régnier, il est vrai infiniment moins connue que les trois précédents grands noms. Une anthologie des textes évoquant la douleur, que semble appeler de ses vœux ce même François Angelier lorsqu'il écrit qu'il «nous faudra narrer un jour l'histoire du dolorisme catholique» (op. cit., p. 7) devra y inclure le riche exemple de Paule Régnier, non seulement en évoquant son Journal, mais l'ensemble de ses textes, et celui qu'elle a d'ailleurs spécifiquement consacré à la question, et qui lui demanda nombre d'efforts à lire son Journal, sans que jamais elle ne fût assurée que son difficile sujet retiendrait l'attention de plus d'une poignée de lecteurs, mais qu'importe !
Ah ! jeunesse avide de douleur (deux sources d'élection seulement : la jeunesse, la douleur !) l'imagines-tu sans raffinement, totale, exclusive, enfin la douleur d'un homme qui ne trouve nulle part à emprunter, l'état, après la mort de sa mère, du fils unique ?
«Le grand problème, le seul, c’est la douleur. Or il n’y a qu’un moyen de l’accepter, de l’expliquer, c’est de penser qu’elle est nécessaire, nécessaire au salut, nécessaire au bonheur, indispensable» (30 mars 1923, p. 15). C’est la douleur qui est au cœur du Journal de Paule Régnier et Jacques Madaule a même raison d’affirmer, à la toute dernière ligne de sa préface, que celui-ci constitue, tout entier, un «prodigieux cri de douleur», et cette douleur s’accroît à la mesure, comme je l’ai dit, de la solitude que creuse elle-même, autour d'elle, Paule Régnier : «Au fond, on n’écrit que pour soi et la parole de l’homme n’a d’écho qu’en lui-même» (24 janvier 1922, p. 4), et elle se définit même, assez significativement, comme «un être qui regarde le monde à travers une vitre, sans s’y mêler, sans le bien voir ni le comprendre et qui rêve et chantonne, vague, errant, à l’écart de tout» (12 février 1922, p. 5). Innombrables sont les mentions de la solitude de Paule Régnier d’une part, qui n’est qu’une forme extrême, pathologique peut-être, de la solitude générale dans laquelle l’homme, avec ses forces, essaie d’avancer; ainsi, à propos de la mort de la mère de Paul Drouot à laquelle elle était très attachée, Paule Régnier écrit : «Nous étions bien près l’une de l’autre et séparées pourtant par d’insondables abîmes. Tout être humain est seul, mais la solitude de ce lui qui meurt est inexprimable. Il respire, vit et souffre encore, mais il est loin de nous, inaccessible, et tous les efforts de notre tendresse, de notre charité sont impuissants à le secourir» (3 mai 1922, p. 7).
Je profite de la moindre occasion de souffrir qui s'offre à moi. Désespérer c'est presque une fonction de mon être.
La douleur, pourtant, mieux que les paroles, mieux, même, que les gestes, semble pouvoir toucher l’autre, sans qu’il soit possible de savoir pour quoi et pour qui nous payons en souffrant. Paule Régnier écrit : «Je crois à cet holocauste constant de quelques-uns pour le monde entier. Et, bien qu’il me soit si dur de me dire que je mourrai sans avoir connu – jamais, jamais – une heure de vrai bonheur, du moins il est beau de penser qu’avec les larmes et la douleur des uns, vous pouvez faire de la joie, du pardon pour les autres», sans oublier cette conclusion : «C’est la seule explication possible de destinées aussi misérables que la mienne» (22 octobre 1922, p. 11), Paule Régnier écrivant même que sa vie ne peut avoir de sens que si elle suppose «qu’elle est la rançon de vies plus heureuses» : «Parfois, une seconde, dans un éclair de charité, il m’est doux de penser cela» (30 mars 1923, p. 16).
Paule Régnier, bien plus d’une fois, s’aventure sur des terres finalement assez peu explorées, sur lesquelles un Jacques Madaule, probablement, n’aurait pas admis le fait de devoir poser un seul orteil de son pied acclimaté aux contrées douces, tempérées, loin des excès de la macération, terres sauvages par définition où seule compte la sincérité de l'exemple, la grandeur du témoignage, la flamme de la douleur protégeant de son feu, fragile mais obstiné, les plus humbles créatures, animaux compris (4) ou, pour le dire en un seul mot amalgamant les peurs de l'homme moderne ayant fui devant Dieu selon Max Picard, le martyre : «Non, certainement, la vérité n’est pas là. Ce ne sont pas les couvents qui la détiennent. La vérité est ailleurs, beaucoup plus haut. La religion catholique n’est qu’une ébauche de la religion éternelle que nous ne connaîtrons qu’au dernier jour. Elle a du bon et l’on peut accepter beaucoup de ses pratiques, la confession, la communion, qui ne peuvent qu’élever l’âme. Mais garder la pitié, la pitié immense pour toutes les souffrances de la chair et de l’esprit, pitié pour les hommes et pour les bêtes, pitié qui n’est compatible évidemment qu’avec un état de trouble et d’incertitude. La certitude est impitoyable» (4 septembre 1926, p. 33).
La douleur est comme Dieu, toute dans la plus petite parcelle d'elle-même.
C'est effectivement un sujet scabreux et, comme Paule Régnier le sait parfaitement, «la douleur scandalise», et elle a même «toujours scandalisé», en elle, en elle Paule Régnier, «les très rares personnes à qui [elle l'a] laissée voir» (12 janvier 1933, p. 65), et comment ne les scandaliserait-elles pas, cette femme née bossue, capable d'écrire qu'il n'y a pas «de science exacte de la douleur et même si on les avait toutes souffertes, on ne les connaîtrait pas encore (29 avril 1934, p. 76), ou bien cette illustration des méditations maistriennes, reprises je l'ai dit par Huysmans, Hello, Bloy et Massignon sur la réversibilité des mérites : «Il y a des moments où la pitié est si forte en moi que je voudrais m'unir à la souffrance humaine et avoir la maladie la plus affreuse et mourir sur un grabat et et endurer le pire», avant de reculer devant cette pensée, sa «lâcheté naturelle» criant «tout de suite grâce» (23 septembre 1934, p. 77).
C'est finalement cette même réversibilité qui fait comprendre à Paule Régnier la grandeur d'un Charles Du Bos qui, «à la plénitude des dons», a «répondu par la plénitude du mérite. Il n'a rien laissé perdre, rien gâché. Il a serti admirablement toutes les pierres précieuses du trésor reçu. Si son amour est si beau, c'est qu'il l'a voulu. Si ses amitiés sont belles, c'est qu'il sait regarder les autres et donner beaucoup de lui-même. Si son sentiment religieux est si touchant et si fécond, c'est qu'il ne néglige rien pour nourrir sa vie intérieure et y faire participer toux ceux qui l'approchent» (16 mai 1935, p. 87).
De la même manière, évoquant le texte inachevé de Paul Drouot, Paule Régnier se désole de sa précoce disparition mais salue le petit miracle que constitue la publication de son Eurydice deux fois perdue, et y lit une forme mystérieuse de «justice pour l'âme» qui «vaut plus que tous les chefs-d’œuvre de la nature et des hommes». Et puis, «comment faire pour qu'elle règne ici-bas ? Mais après tout, je ne sais rien. Elle engendre peut-être en nous, qui ne savons que l'honorer en silence, une postérité innombrable» (8 juin 1935, p. 90).
Il y a dans la douleur un fond de certitude qui ne se rencontre en aucune sorte de plaisir.
La littérature mais, de même, la critique d'art véritable, je veux dire : point totalement encalminée dans la Sargasse journalistique, se situent toutes deux dans l'orbe de la piété, ce sentiment profond qui est désormais presque totalement arraché des esprits et des cœurs modernes, qui ne se soucient plus du tout de toute forme de continuité, et de préserver l'héritage qu'ils ont reçu. Il importe en tout cas, qu'il s'agisse d'Élémir Bourges, de Charles Du Bos et, bien sûr, de Paul Drouot, de «rendre témoignage à ceux que [Paule Régnier] a aimés et admirés», ce qui revient à «empêcher que ce qui était grand et beau ne soit perdu» (16 octobre 1936, p. 103), seule raison qui ne lui laisse pas penser qu'elle aurait gâché sa vie.
Si «créer est magnifique», admet Paule Régnier, comprendre est beaucoup plus rare, puisque, en effet : «Si peu de gens en sont capables. Tous les êtres sont rongés d'égoïsme. Ils veulent avant tout occuper d'eux le monde. Admirer demande une complète abnégation, mais aussi un immense effort. Qui le voudrait fournir sans espoir de récompense ? Il a choisi la meilleure part, mais la plus dure» (9 juillet 1938, p. 122), autrement dit celle du critique admirable, Charles Du Bos aux yeux de Paule Régnier qui, «par sa façon religieuse de sentir la beauté, ce culte pour les grandes choses et les grands hommes, par ce frémissement en lui si sincère, si fervent», se trouve être exactement de la «lignée» de Paul Drouot pour lequel Paule Régnier aurait «tout planté là : ma famille, ma carrière, pour aller où il voulait et faire ce qu'il voulait» (13 octobre 1930, p. 54). Toutes les lignes, bien souvent superbes, que Paule Régnier consacre à Charles Du Bos rejoignent ce que celui-ci a bien des fois écrit dans ses différents textes, comme ceci : «Et ici, nous arrivons à notre seconde définition de la littérature, une définition qui va plus loin que la première parce que cette fois-ci, le lecteur et l'écrivain y sont également impliqués : la littérature est le lieu de rencontre de deux âmes» (5).
Il faut d'ailleurs noter que cette femme qui n'avait pratiquement aucune vie sociale, aucune aspiration à briller en société, a su se montrer plus d'une fois un juge aussi cruel qu'impartial pour les textes des autres, à l'exception peut-être de Léon Bloy qu'elle n'a visiblement lu que par le petit bout de la lorgnette, ne retenant que ses éructations (6). En revanche, sur Claudel qui est en baisse et n'a pas «continué sa course de bolide» (1er décembre 1923, p. 21), selon Bourges, depuis ses Grandes Odes, les mots tombent, durs, drus, sur le Partage de midi ou encore pour ironiser sur le fait que «le poète enfante dans un rêve fiévreux des drames, dont le chrétien intransigeant n'a pas connaissance et qui ne le gênent aucunement lorsqu'il s'agit de condamner les autres» (9 décembre 1933, p. 73). «On ne peut que prier pour sa mort, affirme Paule Régnier, qui seule mettra fin à sa dégringolade» (5 janvier 1949, p. 274).
Et je n'avais pas de passé, et vous avez fait le passé en moi.
Revenant à la thématique si prégnante de la douleur, nous pourrions même tenter d'imaginer ce que Paule Régnier eût écrit si elle avait pu lire le Voyage au bout de la nuit de Céline, qui tout entier me semble répondre à cette très belle vue, notée à propos du livre sur la douleur qu'écrit alors Paule Régnier : «Mais justement cette douleur sans nom de la chair et du sang, la plus grande, la plus affreuse du monde, est celle qui n'a pas de langage. Seule la douleur individuelle a des accents variés, profonds; la souffrance collective ne jette qu'un immense cri, perçant et monotone, qui brise le cœur, mais que l'on ne saurait interpréter, ni transcender. J'ai beau chercher, je ne vois aucun chef-d’œuvre où elle soit représentée avec éclat, ou alors il faut la réduire, la concentrer dans un seul personnage, héros ou roi. Mais de cette misère d'un monde courbé sous le fer et le feu, aucun poète n'a jamais parlé. Je n'ai pu que la ressentir et me taire. Et pourtant, elle seule compte» (1er octobre 1938, p. 125). Elle seule compte car, à la fin, elle emporte tout, comme ne cesse de le montrer Céline dans son grand roman moins dévoré par la nuit, la pauvreté ou même la misère, la critique d'un monde ravagé par la technique et la taylorisation des habitats, des ouvriers et même de tous les esprits, qu'emporté par un courant irrésistible qui, de sa première à sa dernière ligne, entraîne les vivants, les morts aussi et le monde entier des choses vers quelque pays atroce qu'a aussi arpenté le Suttree de Cormac McCarthy (7) qui pourrait être, je m'en avise tout à coup, quelque moderne transposition nord-américaine du chef-d’œuvre de l'écrivain français, qu'on n'en parle plus, si tout court à la ruine et rien ne saurait empêcher le désastre, la parole ne pouvant, en se racontant, que proposer le fragile miracle d'une suspension temporaire, elle aussi impitoyablement balayée.
Elle seule compte, la douleur, comme elle était si présente dans le recueil en prose de Paul Drouot qu'il semble toutefois et par avance, lui aussi, avoir entrevu le démon qui ne cessa de tourmenter Paule Régnier tout au long de sa vie sans éclat, lorsqu'il écrit bellement, de cette douleur, qu'elle ne nous apprend qu'à être vieux, à ne plus rien voir, à ne songer qu'à elle; et l'odeur de la fumée comme le parfum des roses, tous les souvenirs s'échappent, et il ne nous reste qu'une capacité sans cesse accrue de souffrir du présent, une insensibilité à la joie, et l'on juge tout d'un point de vue étranger à la vie. Paule Régnier est bouleversante lorsqu'elle note cette intuition assez voisine, en fin de compte, du passage que nous venons de citer de Paul Drouot, et évoque une fatigue de l'âme sans cesse occupée à refléter la beauté : «Il se peut que la beauté soit toujours fraîche, toujours jeune, elle participe forcément à la flétrissure de l'âme qui devait la réverbérer» (18 mai 1942, p. 185).
Il n'est plus d'abri contre la douleur le jour où l'amour de la douleur vient à manquer.
Avec la guerre, la solitude de Paule Régnier, déjà puissante, comme enivrante, s'affine encore, la laisse seule (8) mais encore capable d'une lucidité assez remarquable pour être soulignée, comme si c'était «par le livre [qu'elle touchait] de toutes parts à l'humanité» (13 juin 1944, p. 209), comme si, à mesure que Paule Régnier se soustrayait au regard des vivants, elle se dotait d'une espèce de seconde vue qui lui permettait de crever la bulle des apparences. Certes si, «en même temps que la douleur, l'illusion s'avance sur le monde, et les hommes ne voient qu'elle, heureusement» (26 août 1939, p. 136), on reste frappé par de nombreuses notations comme celle-ci : «Tout, plutôt que cette abolition de toute individualité, à quoi tend l'ordre nouveau et monstrueux établi sur la terre» (6 septembre 1939, p. 138). Voyez encore tel cri de colère contre le sort réservé aux Juifs (cf. 12 mai 1941, p. 166), d'autres traits encore, que l'on s'étonne de lire sous la plume d'une femme éloignée de tout, et d'abord de la chaleur d'une banale conversation qui eût pu la tenir informée des événements du monde, et qui ne cesse de se désoler de la dureté de son temps, car il semble décidément qu'il n'y a pas «moyen de rien faire», sans devoir «passer à travers le crime» (5 octobre 1944, pp. 232-3).
Et pourtant, c'est cette solitude essentielle qui permet à Paule Régnier de porter la douleur du monde, et qui lui fait renâcler devant les derniers efforts qu'il lui faut apparemment fournir, les ultimes obstacles qu'il lui faut encore franchir, puisque nul, pas même Dieu, ne semble songer à la relever «enfin de ce poste où [elle] veille depuis si longtemps» (17 novembre 1944, p. 234), accordant le repos à celle qui, entre toutes, avait reçu, «avec l'aptitude à [s']incarner dans tout ce qui souffre, un certain don d'expression» dont elle s'est servie pour sa «délivrance et celle d'autrui» (5 septembre 1944, p. 230).
Le soldat, sur la ligne de front dévastée par les orages d'acier crevant l'horizon et les hommes qui s'y ruent, hésite une seconde puis s'engage sous le feu comme Paule Régnier n'a pas craint de s'avancer sur un paysage lunaire, que Dieu qui se tait encore bien davantage que l'Adversaire semble avoir déserté; et c'est ainsi que, selon la remarque de Bardamu assistant à la mort de Robinson, n'a pas manqué à cette femme étonnante «ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l'amour de la vie des autres». Paule Régnier, selon cette définition, est grande, mais comment ignorer une telle grandeur, à vrai dire, en voyant ce coup de pioche contre le mur de sa cellule invisible, et plus que cela, cette véritable trouée, ce jour ouvert dans le cachot de sa solitude devenant de plus en plus parfaite entre la mort de sa mère et, vingt-quatre ans plus tard, son suicide, terme d'une exploration des profondeurs qui sera rejouée par un Vincent La Soudière, plus extrême encore, plus méthodique, plus implacable et, qui sait, encore plus désespéré ? : «J'ai eu de mon vivant des frères, des sœurs d'infortune. J'en aurai encore plus tard sans doute, tant qu'existera ce monde de misère et d'injustice. S'il advient que l'un d'entre eux, me lisant se reconnaisse en moi, que mon cri devienne sa plainte, que mon sort l'aide à supporter le sien, si je le réintègre, ne fût-ce qu'un moment, dans la communauté humaine, je n'aurai pas perdu ma vie et ce ne sera point en vain qu'une charité inactive, en apparence stérile, m'aura si longtemps déchiré le cœur» (5 septembre 1944, p. 231).
Ainsi Paule Régnier, de diminuée physiquement, de contrefaite, est devenue grande et a illustré douloureusement ce qu'est la littérature, ce qu'est l'art bien sûr, quand il atteint sa plus haute cime : un cri de colère et un geste de révolte à l'évidence mais, plus essentiellement, tel le courant profond qui jamais n'agite la surface étale de l'eau, un don de soi-même à autrui (9), qu'importe qu'il soit connu puisque c'est l’œuvre lentement et patiemment façonnée qui en porte le témoignage inouï; Paule Régnier l'écrit en une image somptueuse, définitive, aux connotations christiques évidentes, en parlant de son Journal : «Il fut pour moi le voile où j'essuyais ma face» (5 septembre 1944, p. 230) et, en se servant de ce vélin, une façon de rejoindre les autres par-delà les gouffres, comme Paule Régnier l'affirme en évoquant le livre qu'elle a consacré à la douleur : «J'ai voulu accroître la pitié dans les cœurs, mais qui ouvre les yeux sur l'immense douleur des êtres ne saurait plus être heureux et je ne désire pas détruire le bonheur. J'ai voulu aussi rejoindre les solitaires, les frappés, les déshérités et les réintégrer dans la communauté humaine, comme dit Charlie [Du Bos], en leur nommant leur mal» (26 décembre 1947, p. 271). Ne finissons pas cette note sans mentionner une dernière fois Charles Du Bos qui, sur la souffrance, a écrit un texte admirable (10) dont voici quelques lignes dont on rêverait qu'elles soient lues à tout étudiant désireux de devenir médecin : «La maladie, elle, est le règne du statique, de l'immobilité. Non certes qu'elle ne soit la proie de tempêtes aussi terribles que les pires qui soulèvent la mer, mais chez elle ces tempêtes figurent les crises aiguës qui le plus souvent», affirme celui qui dialogua avec Gide et dont l'art même de lecture était par essence un dialogue permanent avec les grands écrivains, «se dénouent par la guérison ou par la mort. Bien plus qu'une crise ou même une succession de crises, la maladie est un état, un état qui dure, qui dure indéfiniment, qui dure immobile. C'est par là que l'analogie fréquemment établie entre la maladie et la croix est la plus vraie de toutes et même la seule vraie. Tandis que la santé ressemble à une de ces imposantes machines luisantes qui tournent avec une inéluctable égalité, l'image qui convient à la maladie, c'est le bois nu de la croix. Peu importe pour notre propos que sur cette croix le malade ne sache pas se tenir, qu'il s'y tienne le plus disgracieusement du monde : cela, c'est une autre question. Ce qui importe, c'est qu'il est sur la Croix. Il y est attaché; de lui-même il ne pourra jamais en descendre; il y pend... Dum pendebat Filius...».
La-bas, comme le but suprême de la vie, les collines en cercle... : notation énigmatique de Paul Drouot, bouleversante dans sa concision, à laquelle répond celle de Paule Régnier dont la vie s'amenuise, mais doucement, sans trop de bruit ni d'éclat, comme si celle qui se savait condamnée répondait au mort tombé si jeune au combat : «Que de noms, de visages, il faut effacer peu à peu sur le tableau noir de l'amour» (22 juin 1944, p. 213), mais, surtout, ces tout derniers mots, avant que la fidèle parmi les fidèles ne s'éloigne définitivement de nous, et s'en aille, qui sait, tenter de rejoindre les collines en cercle : «Les idées philosophiques ne consolent pas. Il n'y a que l'idée du Christ sur la croix qui aille avec de tels moments. Évidemment je suis en contradiction avec moi-même, d'une part je trahis, de l'autre j'aime; cela est arrivé à bien d'autres, à commencer par les apôtres. Je suis tellement fatiguée et malade que tout se brouille dans ma cervelle» (30 novembre 1950, 10 heures, p. 281).
Notes
(1) Paule Régnier, Journal (Plon, coll. Nouvelle série, 1953). Quelques fautes déparent le texte. L'ouvrage de Paul Drouot, d'où sont extraits les passages cités en italiques, a été publié en 1930 chez Plon. Je n'y ai relevé qu'un point final manquant, p. 11, ainsi qu'un nous manquant, p. 136.
(2) Remarquons immédiatement que le texte de Paule Drouot est supérieur à celui de Marie Lenéru, trop souvent confite dans un sulpicianisme non seulement ridicule mais inconcevable de nos jours : «Je viens d’achever le Journal de Marie Lenéru. Il y avait longtemps que je pensais à elle, attirée par son infortune, mais je ne pensais pas trouver quelque chose de si beau, de si ferme, de si authentiquement extraordinaire» (24 février 1946, p. 257).
(3) «Je ne demande qu’à être seule dans l’éternité comme je l’ai été ici-bas, seule avec Dieu, dans une intimité profonde et stricte, où nul visage, nul souvenir humain n’aura de place» (22 octobre 1922, p. 12). Notons quand même que Paule Régnier a pu laisser penser qu’elle ne voulait pas de l’espérance, comme si, décidément, elle considérait que sa vie ne pouvait avoir de sens qu’à se refermer progressivement aux autres. Ce passage entremêle ces différents motifs dans le tapis que sont l’espérance, une volonté de retranchement et la douleur expiatrice : «Faites durer en moi cette douleur accablée, détachée de tout et qui se suffit à elle-même. Ne permettez pas que je me laisse reprendre au piège de la vie. Délivrez-moi de l’espérance, car c’est d’elle que naît l’attachement, le trouble, le doute, l’orgueil de l’esprit, le désir. Elle est le grand ennemi de l’homme, la cause de sa ruine et de son désespoir» (6 juillet 1926, p. 31).
(4) Parfois, ce respect pour toute forme de vie peut prêter à sourire voire devenir matière à sarcasmes, comme le note Paule Régnier elle-même dans ce propos : «L'abbé me donne, comme pénitence, l'apostolat en faveur des animaux, le renoncement à tout aliment et vêtement obtenu par leur supplice. Qui entendrait cette confession où il est surtout question de crevettes et de mouches, nous prendrait pour deux fous» (15 janvier 1938, p. 119).
(5) Charles Du Bos, Qu'est-ce que la littérature ? (Plon, coll. Présences, 1946), p. 20 (l'auteur souligne).
(6) «Et se peut-il aussi que l'esprit chrétien ne soit chez Claudel, comme chez ce misérable Léon Bloy, qu'un esprit de condamnation envers les autres, de complaisance pour soi-même ?» (1er novembre 1933, p. 71).
(7) Je remarque tout à coup que Suttree pourrait être, à bien des égards, considéré comme une espèce de Voyage au bout de la nuit nord-américain, plus souffrant tout de même, moins corrosif que le texte de Céline, sans doute, de fait, bien davantage hanté par la quête de la grâce ou, moins que cela même : du don de soi, du don de sa souffrance pour alléger l'immense souffrance universelle.
(8) «J'échappe à tout sentiment collectif dès qu'il ne s'agit plus de participer à une souffrance ou à une injustice» (26 août 1944, p. 221).
(9) Nous retrouvons là la véritable dimension, l'intentionnalité christique qui anime Paule Régnier même si, à l'évidence, elle-même a pu profondément douter de ce qu'elle n'aura que très rarement pu considérer comme étant sa mission réelle, pas anecdotique comme elle le craint ici : «Peut-être est-ce le but, après tout, de toutes nos douleurs : fournir aux futures vivants des récits d'aventure ou des sujets psychologiques qui les intéressent un moment» (8 février 1946, p. 255).
(10) Charles Du Bos, De la souffrance physique, un texte publié dans le numéro du mois de mai 1937 (que Paule Régnier put donc peut-être lire) de Vaincre puis repris dans les Approximations (Fayard, 1965, p. 1482). Les extraits concernant Paul Drouot proviennent du même ouvrage, aux pages 650 et 646 d'un texte intitulé Paul Drouot ou l'âme avide de grandeur.