Carl Sandburg en prière pour les morts de la guerre civile, par Gregory Mion (17/11/2025)

Crédits photographiques : Remon Haazen (Getty Images).
«Il avait rapporté chez lui une citation pour sa vaillance écrite de la main même du général Lee.»
William Faulkner, Absalon, Absalon !



Note du traducteur :

C’est toujours au nom de la démocratie la plus abstraite ou d’une assez creuse philosophie des peuples libres que les politiciens occidentaux défendent ou justifient la guerre. Et c’est toujours la démocratie américaine en particulier qui vient seriner ces ambitions démocratiques au fur et à mesure que les guerres se succèdent avec une violence croissante, à croire que l’idéal cache une idéologie (ou l’arbre de la paix une forêt de la discorde), à croire encore, comme le pensait à peu près Hegel, que les tendances raisonneuses d’une humanité si fière de sa raison finissent par inventer (ou par sortir du chapeau) des raisons valables pour tout et pour n’importe quoi, jusqu’aux pires perversions, jusqu’aux pires désastres. Il semble ainsi que le poète – devant ce phénomène des grands mots qui brassent de l’air au-dessus des chairs à canon mortes – veuille s’interposer avec toute son ironie de mage et tout le terre-à-terre d’un langage qui ne veut pas se payer de mots quand les réalités nous laissent muets de terreur. Ironie, d’abord, parce qu’il n’est pas du tout certain que Carl Sandburg idéalise le président Lincoln en dépit de ses réels mérites. On dirait plutôt qu’il se méfie des six pieds quatre pouces de cet homme d’État desquels émerge l’ombre longue (l’extension inorganique et immortelle d’un organisme qui en imposait) de ces très grands discours démocratiques impuissants à être des leçons définitivement tirées. Paroles terre-à-terre, mots simples, voix populaire, ensuite, étant donné qu’il ne s’agit que de prier sans la moindre esbroufe pour les tas de sacrifiés de la guerre civile américaine (et peut-être finalement pour l’Immolé des immolés : Abraham Lincoln qui mourut d’une espèce de balle perdue de cette catastrophe nationale). Chacun se fera son sentiment individuel avec le moins de raisonnement possible. Et chacun, espérons-le, saluera la poésie de Carl Sandburg dont il faudrait tout pouvoir lire en français (ce n’est pas demain la veille) afin de nous redonner une direction rythmique digne de ce nom et afin de nous sauver du cul-de-sac d’une poésie actuelle vide (et belliqueuse par son caractère de marchandise qui ressemble à une balle tirée dans la tête des oracles).














L’OMBRE INTERMINABLE DE LINCOLN : UNE LITANIE

par Carl SANDBURG


«Il n’y a de réussite que dans la concertation. Les dogmes d’un passé heureux sont inadaptés aux réalités d’un présent orageux. Les épreuves du moment sont des montagnes, elles bouchent notre vue, mais nous devons être plus hauts que ces montagnes. La situation est nouvelle et c’est pourquoi il faut penser avec du nouveau, agir avec du nouveau. Il nous faut sortir de la servitude.»
Allocution du Président au Congrès le 1er décembre 1862


Sois brumeux, sois silencieux, sois généreux,
au souvenir de ceux qui ne sont plus qu’atomes de rêve
canonisés dans les trous et les caniveaux,
graves carcasses englouties dans l’aimable mer bleue,
gueules cassées dans la pluie battante.

Sois un frère, si c’est possible,
pour ceux-là qui sont plus loin que la fatigue du combat
chacun brisé dans son carré de cimetière
ou à quarante mètres sous les mers
plus loin que les salves de l’artillerie,
plus loin que le battant qui sonne le glas,
chacun avec du courage et un matricule,
chacun avec son paquetage et ses arrières-pensées,
tous avec un idéal de leur cru et une porte de sortie
et maintenant sur eux passent les vents immenses
où le temps guérisseur fredonne ses airs,
la bruissante brise d’un somnolent murmure.

Tu as de l’esprit : fais-en une sentinelle et une couverture.
Chantonne, chante et entonne le chant de l’homme.
Accepte la liberté de ton rire
et rappelle-toi d’où vient la paix :
«Il nous faut sortir de la servitude.»

Sois un frère, si c’est possible,
pour ceux qui ont été de la chair à canon
quand ordre fut donné d’être dans les lignes de mire,
quand il a fallu tenir des positions intenables
pour des salaires payés en monnaie de singe,
de cela ils n’ont pas fait grand cas,
l’état-major à l’abri sait seul de combien on les paie,
comme on tait la chronique de leurs exploits,
ce qu’ils ont accompli se passe de mots,
ce qu’ils ont conquis le fut de haute lutte.
Sois brumeux, sois silencieux, sois généreux.
Verse une larme si tu le dois
Et pleure sans verres teintés, sans vergogne,
prends pitié au pied des monuments aux morts.

Il y a des mutilations qui découragent le langage.
Il y a des éclopés moins abîmés
que beaucoup de rescapés qui marchent avec normalité.
Il y a des jeunesses défuntes
aphasiques et menottées
et elles retiennent une ample musique
sous leurs lèvres empêchées,
ce qu’elles ont semé ne se dit pas,
ce qu’elles espèrent est comme ce dont elles meurent,
c’est au-delà de tout récit, de toute visqueuse facilité,
elles ont donné leur chemise jusqu’à la nudité.

Il y a de la poussière en suspension
pendue aux démagogies de la République,
avec le grand rêve humain d’une Famille de Frères
proclamé de par le monde, sur tout le globe qui rapetisse,
avec ses horaires d’un autre âge,
ses mappemondes mitées, ses panneaux rouillés
qui tombent en ruine,
cibles des tirs à la carabine,
débris tremblants dans des souffles enflammés,
dissipés dans le désastre,
évanouis dans les cendres et les gravats.

Il y a une survivante poussière.
Elle émerge d’une tombe en granit,
Elle émane d’un sarcophage de bronze,
Dégagé de la pierre et de la petite monnaie,
Le fantôme d’une blanche fumée se redresse
Brandissant une main d’absolutisme
Au nom d’un idéalisme qui vaut de durs sacrifices,
En l’honneur de ces hommes dont les dépouilles respirent
ces utopies pour lesquelles on est prêt à mourir,
ce qu’ils ont fait nous laisse bouche bée,
abandonnons récits et visqueuses odyssées.

Sois brumeux, sois silencieux, sois généreux,
souviens-toi, sous l’œil de Dieu, des atomes de rêve
canonisés dans les trous et les caniveaux,
graves carcasses englouties dans l’aimable mer bleue,
gueules cassées dans la pluie battante.

Chantonne, chante et entonne le chant de l’homme.
Tu as de l’esprit : fais-en une sentinelle et une couverture.
Accepte la liberté de ton rire
comme une faveur et une couleur du réconfort.

On entend rire la Terre, on entend rire le soleil
à chaque fois que l’homme fait une récolte philosophique,
ils rient de l’homme qui voit la paix à l’horizon
de la lumière où les rigueurs de la vieille leçon s’apprennent :
«Il nous faut sortir de la servitude.»

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