Identification du démoniaque (20/05/2009)

Guillaume Geefs, Le Génie du Mal, 1848
Guillaume Geefs, Le Génie du Mal, 1848.

J'étais en train de lire le neuvième numéro de l'excellente revue Graphè, consacré aux Figures de Satan, rédigeant pour les Études bernanosiennes un long texte étudiant la figuration du diable dans le premier roman de Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan.
Dire que le thème du démoniaque dans la littérature est une question qui m'obsède est encore, je crois, en deçà de cette sombre évidence : ce thème me hante, comme en témoigne d'ailleurs ma bibliothèque, assez riche en ouvrages, parfois rares, consacrés au démon. Bizarreries peu recommandables (lycanthropie, vampirisme...), confessions d'exorcistes (dont celle, célèbre entre toutes, du Père Jean-Joseph Surin), manuels d'inquisiteurs (Boguet, Pierre de Lancre, Institoris et Sprenger, Bodin...), sabbats, études thématiques, etc. C'est bien simple, si d'aventure, la police enquêtant sur quelque sombre crime rituel qui aurait eu lieu, par une comique malchance, au voisinage de la demeure de mes parents, s'avisait de jeter un regard sur cette mienne démoniaque bibliothèque, il y a fort à parier que j'aurais des ennuis, comme on le dit pudiquement.
Mais, pour tenter de dissiper ce ciel fuligineux qui lui aussi pèse comme un couvercle, puis-je vous offrir l'une des innombrables perles de l'authentique Réactionnaire que fut Nicolás Gómez Dávila, écrivant magnifiquement que «Les ténèbres de certaines âmes sont l’ombre portée de la lumière divine» ?

Je signale également que Carlos Sousa de Almeida a achevé de traduire en portugais l'intégralité de mon texte consacré à une étude de l'hermétisme démoniaque kierkegaardien dans Monsieur Ouine de Georges Bernanos. En voici le dernier extrait. Quel beau travail de traduction tout de même, vu que le texte est difficile et que Carlos, bien sûr, n'a pas reçu un centime d'euro ! Ensuite, nous écouterons quelques sots nous affirmer que la Toile n'est qu'un repaire de bandits et de femmes nues ou que celles et ceux qui ont, réellement, quelque chose à écrire, verront leurs textes balayés par les flux !

Église de Rennes-le-Château, photographie de l'auteur.



Identification du démoniaque, extrait de La Littérature à contre-nuit paru aux éditions Sulliver.

L’inconnu du démoniaque

N’importe quel lecteur attentif de l’œuvre de Kierkegaard sait quelle place importante le démoniaque, catégorie qu’on hésite à appeler concept, occupe dans l’œuvre du philosophe. Je ne puis m’étendre sur la définition qu’il en donne ni sur ses trois manifestations, l’hermétisme, le subit et l’ennui. J’ai tenté ailleurs d’appliquer cette catégorie de l’hermétisme infernal au dernier roman de Georges Bernanos, Monsieur Ouine, partant du constat que le démoniaque, avec Bernanos du moins – mais sans doute aussi avec un auteur tel que Barbey d’Aurevilly –, offrait au critique une voie d’interprétation originale et, à un niveau supérieur et comme spéculaire, qu’il permettait de comprendre la façon même d’écrire pareil roman, littéralement aspiré par une espèce de vide monstrueux que sa structure elliptique, pleine de lacunes et de non-dits, tente de signifier. Qu’il me soit permis, dans ces pages, d’utiliser le terme de démoniaque dans une acception plus simple, par opposition toutefois à ceux, bien flous, de Mal ou même à celui développé par Michel Guiomar – que lui-même nomme le «Démoniaque» –, qui jamais ne s’interroge sur le lien existant entre ce dernier et la parole mais en fait plutôt une catégorie figurative capable de définir l’atmosphère de telle œuvre, à côté par exemple du «Funèbre» ou du «Crépusculaire». Qu’est-ce donc, à nos yeux, que le démoniaque ? D'abord, il est une terra incognita de la recherche, dans laquelle on n'ose se risquer que bien rarement, et encore, avec tout l'arsenal défensif de l'explorateur qui découvrirait les marches inconnues d'un royaume ; et, si le démoniaque est perpétuel vacillement, inconstante houle qui donne à l'Être le mal de mer de la métamorphose, il est aussi une mare incognita, ondoyant royaume de Satan que Pierre de Lancre rendra responsable de la vague de folie ayant plongé le pays du Labourd dans l'hérésie. Ce sentiment de l'exploration d'une étendue vierge n'est pas seulement une figure de style mais constitue bel et bien une réalité intrinsèque propre à ce domaine de recherche particulier qui anime par exemple, dans des aires allant d'une archéologie critique du savoir jusqu'à l'histoire des mentalités, en passant par la littérature ou la mystique, les œuvres de Michel Foucault, de Jean Céard, celles de Michel de Certeau ou encore de Jean Delumeau. Chacun de ces auteurs scrute les imbrications qui existent entre le démoniaque et l'occulte d'une langue – je n’entends pas par ce mot le seul inconscient, si tant est que pareille réalité fantomatique existe – mis à jour par la force centrifuge de celui-ci, à la lumière étrange de l'impensé – de l'impensable ?
Le démoniaque est l'inconnu, certes parce qu'il est, traditionnellement, le mode de manifestation dans, ou plutôt, d'infestation du réel ou du romanesque par le démon, et que cette manifestation ou infestation ne peuvent se faire que par une voie inversée, négative, puisque le démon, là encore de façon toute traditionnelle depuis saint Paul et les Pères de l’Église, n'a d'existence que parasitaire – le non-être greffé, enté sur l'Être : par exemple le corps bien portant du possédé investi par une présence qui ne serait rien sans l’assise charnelle qu’il parasite ou bien la parole devenue méconnaissable que recouvrent – mais jamais complètement – une nouvelle voix, ou bien plusieurs, charriant un flot de mots grotesques et étranges et d’ignobles insultes. Inconnu encore, le démoniaque l'est d'une façon paradoxale et, croyons-nous, radicalement nouvelle. Car, s'il est vrai que, comme l'Être selon Heidegger ou Dieu dans les approches apophatiques de mystiques tels que Pseudo-Denys ou Maître Eckhart (Être et Dieu qui ne sont rien d'étant, de quantifiable ou de représentable), le démoniaque, qui mime la présence divine (Satan n'est-il pas le singe de Dieu ?), qui défait la trame du tissu divin ou qui remplit d'absence, par les trous qu'il provoque, la matière d'une éponge gorgée de bonté, si donc ce démoniaque, comme le divin, n'est rien d'étant, alors nous ne devons pas craindre d'affirmer que celui-ci, mais cette fois d'une façon spécieuse et perverse, va se donner à nous par une sorte d'ubiquité négative. En somme, le Deus absconditus du prophète Isaïe, dans un retournement parodique surtout perceptible, après la proclamation de sa mort par la philosophie de la fin du XIXe siècle, dans les oeuvres artistiques de la modernité occidentale, devient un Diabolus absconditus, cette sphère énigmatique, cette fois retournée, chère aux méditations des vingt-quatre sages reprises plus tard par Nicolas de Cues, Giordano Bruno ou Pascal. Le diable devient donc le dieu des ténèbres, il est «la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part», pourrait-on ainsi écrire, gardant à l'esprit les oeuvres d'un Barbey d'Aurevilly ou d'un Joris-Karl Huysmans. Cet inconnu sacré, affecté comme jamais auparavant il ne l'avait été dans l'histoire de l'Occident, d'un signe négatif, n'est pas près, à nos yeux, de devenir une borne marquant l'aire de repos dans laquelle notre questionnement s'assoupirait. C'est l'inverse plutôt qui se produit, si l'on veut bien considérer l'énigme lourde, et dont rien ne prédit qu'elle ne le deviendra pas de plus en plus, d'une présence satanique qui, débarrassée à présent d'un socle divin dans lequel elle devait plonger, pour tenter d'être, même de façon toute labile, ses racines chimériques, semble toutefois plus inquiétante que jamais : violences, sadismes, suicides, guerres, meurtres rituels, avalisés parfois par des cultes sataniques grotesques, le plus souvent attisés par un simple mal de vivre, ou, comme le disent les médias de façon ridiculement grandiloquente, une désespérance, eux-mêmes fouettés par une imagination du Mal jamais mieux illustrée que par les productions du petit ou du grand écran. C’est donc dire que, inconnu, résistant à l’analyse intellectuelle par ses mille ruses, le démoniaque parodique, usurpant la place divine, devient aussi le plus connu : il nous entoure et nous guette sans relâche, comme le pensaient les démonologues, et, dès lors, jouissant alors des prestiges d'une fallacieuse ubiquité, comme Dieu qu'il mime il redevient le plus inconnu, le grand Absent auquel plus personne ne prête attention. Cette dialectique de l’apparence et de son contraire, de la manifestation et de son retrait est d’ailleurs l’une des caractéristiques les plus commentées du démoniaque. Craignant de trop m’étendre, je puis simplement affirmer que tout le démoniaque, je crois, tient dans ce paradoxe qu’avait déjà pointé Baudelaire dans une phrase célèbre sur la ruse du diable.
Avançons dans notre tentative d’identification. Nous pouvons à présent affirmer que le démoniaque est le rite funèbre d'investissement, par une présence dont on ne peut certifier l'être, dont on ne peut toutefois éradiquer, au sein du visible et de l'invisible, l'invincible surrection de tout ce qui advient à l'éclosion et à la certitude de l'existence (non seulement donc, le monde visible ou celui de l'imagination collective, mais la mienne propre, mon propre imaginaire). Ce que j’avance paraîtra sans doute plus clair avec un exemple tiré du cinéma. Dans le film de Brian Singer, devenu un classique, The Usual Suspects, c’est la parole même du bien nommé Verbal Kint qui gauchit imperceptiblement la réalité, qui peut-être même a inventé cette dernière de toute pièce, à partir, justement, lors de son interrogatoire par la police, de l’assemblage des pièces d’un puzzle accrochées à un pêle-mêle. Où est le Mal ? Certainement pas, comme dans Seven, dans de trop visibles meurtres sadiques et cadavres mutilés. Alors, dans la ruse, dans l’habileté réellement diabolique avec laquelle le timide Verbal mène en bateau l’inspecteur de police chargé de l’enquête ? Nul ne peut le dire puisque Verbal s’évanouit comme un fantôme et que son histoire, pourtant complexe, devient l’un de ces contes racontés aux enfants, sans plus de réalité que celle du cauchemar. De cette observation nous tirons notre deuxième point de définition, le nœud gordien auquel le démoniaque lace son cou de traître. Pendu à la branche maudite suspendue au-dessus de l'abîme, l'apôtre félon est condamné à l'infernal balancement, comme s'il était l'horloge du diable, le pendule incessant qui compte sans jamais l'épuiser l'immobile écoulement d'un temps suspendu où il n’en finit pas de monologuer. C’est ce morne balancement au bout d’une branche tordue, c’est ce misérable débat d'une conscience argumentant avec elle-même jusqu'à la fin des temps qui caractérise le démoniaque, qui souffre, comme on le dit cruellement du raté, de ne pas trouver sa place ni même de pouvoir se taire. L’histoire inventée par Verbal Kint est sans doute fascinante mais elle reste, en dépit des qualités évidentes du scénario de Christopher McQuarrie, à la surface même de ce qu’est le démoniaque : un monologue interminable, la perpétuelle redite de Satan condamné à la solitude infernale, à l’idiotie – au sens premier du terme grec – d’une créature qui n’en finit pas de se consumer sans jamais pouvoir disparaître. Il est, si nous osions ce néologisme, une néance : un néant qu'il est sans doute impossible de coordonner à celui que la tradition philosophique commande de penser en face de l'Être, à celui même que le récit d'ouverture de la Bible, La Genèse, évoque, dans ses deux premiers versets, dans une inquiétante trilogie : le tohu-bohu, le tehom, le hoshek, c'est-à-dire le chaos, l'abîme, le gouffre ténébreux. Une béance ensuite, avide de combler sa profondeur stérile en déversant sur ce qui est la cire perdue qui en prendra la forme transitoire, comme une tumeur rongeant peu à peu l'organe sain qu'elle copie puis remplace par un simulacre délétère. Un cancer en somme et ses métastases comme nous l’avons déjà dit car le cancer, s’il n’avait pas d’organes à infester, n’existerait pas.

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