Apologia pro Vita Kurtzii, 7 : Serviles servants de Tarik Noui (16/03/2008)

Crédits photographiques : Amy Sacka (National Geographic Photo Contest).
1301013024.jpgApologia pro vita Kurtzii.

«Visage émacié, Joseph Marzah, père de 24 enfants, accompagne de gestes son récit sur la terreur infligée aux civils. «Quand une personne est exécutée, vous utilisez l'intestin comme une corde. Vous prenez la tête, vous la mettez sur un bâton au poste de contrôle, la face vers le terrain de bataille. L'intestin est long. Parfois, vous utilisez deux intestins. Vous retirez la merde et vous les liez ensemble pour les attacher en travers de la route», explique-t-il.»
Stéphanie Maupas, Le Monde du 14 mars 2008, extrait d'un article intitulé Charles Taylor poussait ses hommes à pratiquer le cannibalisme.

«O horror ! horror ! horror ! Tongue, nor heart,
Cannot conceive nor name thee !»
Macbeth, II, 3, v. 61.

«C'était comme si un voile s'était déchiré. Je vis sur ce visage d'ivoire se peindre l'orgueil sombre, le pouvoir implacable, la terreur abjecte — le désespoir intense et absolu. Revivait-il sa vie dans tous ses détails de désir, de tentation et d'abandon pendant cet instant suprême de connaissance totale ?»
Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres (trad. de Jean Deurbergue, Gallimard, coll. Bilingue,1996), p. 300.

«Ce Rembrandt combien de millions l’a-t-on payé ? Quels que fussent le prix et la beauté du tableau, il ne pouvait pas être plus passionnant que cette scène-ci. Que pourrait-il exister de plus beau que ces yeux terrifiés ?»
Hubert Selby Jr., La Geôle (10/18, coll. Domaine étranger, 2004), p. 112.

«Regardez-le. On aurait pu dire qu’il était porté par ses semblables, des gens comme vous. Qu’il en avait peuplé le rivage et qu’ils l’appelaient. Une race qui nourrit les estropiés et les fous, qui veut de leur sang mauvais dans son histoire et l’obtient. Mais ils veulent la vie de cet homme. Il les a entendus dans la nuit qui le cherchaient avec des lanternes et des cris d’exécration.»
Cormac McCarthy, Un enfant de Dieu (Seuil, coll. Points, 1999), p. 134.

«Comment pouvez-vous encore croire, bordel, criai-je, après tout ce que vous avez vu !
À cause de ce que je n’ai pas vu, dit-il.
Je ne comprends pas.
Pendant une éclipse, il n’y a pas de soleil, expliqua-t-il en souriant. Seulement du noir.
Je ne…
Le soleil est toujours là, poursuivit-il. On ne peut pas le voir, c’est tout.
Je…
Mais au fond de votre cœur, vous savez que le soleil brillera de nouveau, n’est-ce pas ?»
David Peace, 1983 [2002] (Rivages Thriller, 2005), p. 486.


J’ai quitté les miens il y a de cela plusieurs jours. Je ne leur ai pas dit un mot. Qu'aurais-je pu leur dire, d’ailleurs ? Comment leur expliquer que le voyage que j’avais désiré entreprendre était à ce point peu commun qu’il ne nécessitait, de ma part, que quelques mouvements et pratiquement aucune disposition particulière à prendre ? J’ai décidé en effet, après avoir constitué de solides réserves de nourriture, d’eau et, bien sûr, de livres, de m’enfermer dans une maison isolée sur la porte de laquelle j’ai tracé, en de grandes capitales noires, le nom WAKEFIELD.
Après quelques jours d’une nécessaire adaptation à la solitude, retrouvant le goût du silence absolu, en souffrant, crevant à petit feux de son absence terrible, je me suis mis à lire, afin de m’enfoncer dans quelques livres spécifiquement choisis. Puisque j'avais perdu sa trace, autant essayer de remonter le temps n'est-ce pas ? Tous les livres que j'avais choisis avec méticulosité, juste avant de m'enfermer dans cette maison abandonnée, se sont inspirés de Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, l'un des plus fascinants puits de noirceur qu'il m'a été donné de fixer.
Tous ces livres que j'ai rangés dans une disposition chronologique bien précise ont été contaminés par le poison de cette œuvre crépusculaire, passée, bien sûr présente et surtout essentielle pour qui veut savoir ce qui nous guette. Tous ces livres, tous ces auteurs, les pupilles dilatées, ont accompagné Marlow s’enfonçant dans la jungle africaine, bien décidé à retrouver l’aventurier maléfique, Kurtz. Tous l’ont rencontré, ont parlé avec lui, l’ont écouté, alors que sa voix magnifique se levait dans l’obscurité de son repaire. Tous ne l'ont pas rencontré, ou bien n'ont rencontré que son fantôme, ou bien n'ont entendu, la nuit venue, qu'un chuchotement qui était en fait un monologue inconcevable. Kurtz parlait à quelque vision passée sans doute, fixant de ses yeux vides la bouche ricanante d'un démon. Il ne faisait, il ne pouvait faire rien d'autre que de se parler, sonder son âme et y découvrir ce que tout homme doué d'une féroce volonté, d'une implacable volonté, sait devoir trouver au fond de son âme. Quelques-uns, une fois qu'ils avaient quitté Kurtz en remontant le cours du fleuve jaune et boueux, une fois son fantôme bavard chassé de leur esprit qui bien des fois avait failli sombré dans la folie, sont revenus au monde des vivants. Tous ceux qui sont revenus, en tous les cas, ont été radicalement changés par ce voyage vers les premiers âges de l’humanité, où dort la férocité intacte dont il s’est agi de comprendre le langage.

Serviles servants de Tarik Noui (Léo Scheer/Laureli, 2007).

1954204876.jpgKurtz est Brando, Willard un drogué et un acteur de seconde zone. Kurtz est Brando qui est un monstre de graisse perclus devant des écrans de télévision. Voyant tout ce qui se passe dans le monde, Kurtz est Dieu perdu dans une barre d’immeuble de banlieue, attendant que Willard vienne le tuer, ce qu’il fera avant de mourir lui-même dans un incendie d’origine criminelle : la banlieue s’enflamme comme les déserts de l’Irak qui apparaissent sur des écrans jamais éteints. Kurtz voit tout et parle aussi mais, dans ce livre, c’est l’image qui édifie une monstrueuse tour de Babel, non plus les mots. «Que Dieu le veuille ou non, la nouvelle Babel se construira dans l’image et non dans les mots ». On comprend que Cœur des ténèbres, qu’Apocalypse Now même ne sont que des prétextes choisis par l’auteur pour dénoncer commodément… Quoi au fait ? Le règne de l’image universelle, c’est certain. Le meurtre silencieux que commet l’image sur le Verbe ? Oui : «Le verbe suit la cadence des images et des informations en haute définition. Le verbe suit les machines et le rythme de pales des hélicoptères apaches et des chars T62 russes de l’armée irakienne en déroute et les missiles et les douchkas». Le christianisme aussi ? Peut-être, Willard apparaissant comme une espèce de Judas héroïnomane tuant le Christ/Brando : «Je suis mieux que leur crucifié parce que je prends toute la saleté sans parler d’amour en retour». C’est à peu près tout, nous avons je crois fait le tour de ce livre pastichant, espérons-le en toute connaissance de cause, certains romans de Dantec, la production la plus mauvaise du cyberpunk et enfin la littérature insignifiante de tous ces adolescents virtuels qui adulent à la fois la technologie et détestent l’odieuse Amérique, surtout lorsqu’elle prétend enseigner à des pays qui s’en moquent les vertus de la démocratie à la sauce ketchup.
J’ai lu ce livre en quelques minutes, montre en main. Une telle facilité n'est absolument pas celle du plaisir ou de la jubilation. On glisse au contraire, vague regard pressé de se concentrer sur d'autres spectacles, sur un texte sans âme. La pile des livres qu’il me reste à lire vient donc de diminuer discrètement, celle des livres lus venant elle, tout simplement, de naître sous mes yeux. Moi aussi, je viens donc de faire acte de modeste création et mon effort a peut-être mobilisé plus d’intentions et d’énergies que la rédaction de Serviles servants.
Je ne dois pas m’étonner de pareil commencement : il est après tout peut-être tout à fait normal que l’énergie colossale, sorte de rayonnement noir, fossile, que dégage l’œuvre de Joseph Conrad se soient dissipés pour aboutir à cet ultime surgeon mort-né, l'eau du fleuve maudit filtrée par un vulgaire siphon de bidet.
Une mise en abyme parodique et exténuée en somme de l'intention profonde de Conrad telle que l'a lue T. S. Eliot dans ses somptueux Hollow Men.
Mais laissons donc les mises en abyme là où elles se trouvent toujours, c'est-à-dire entre deux miroirs, aux petits universitaires qui frissonnent dès qu'ils croient établir une relation, même vague, entre des livres.

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