Au-delà de l’effondrement, 25 : Automne allemand de Stig Dagerman (06/09/2010)

Crédits photographiques : David McNew (Getty Images).
Tous les effondrements.

Stig Dagerman comparé, raccourci journalistique de rigueur faisant désormais autorité, dans son fulgurant parcours littéraire, à Arthur Rimbaud, a livré dans Automne allemand un document saisissant sur l’état de l’Allemagne et de ses habitants au sortir de la Seconde Guerre mondiale et peut-être même une véritable saison en enfer, dont la pudeur est sans doute le trait le plus évident : «rien de ce qui est exprimé ne peut paraître aussi chargé de menace que ce qui ne l’est pas» (1) écrit ainsi Dagerman, qui mit fin à ses jours de la façon la moins éclatante qui soit, en inhalant les gaz d’échappement de sa voiture.
Rien de ce qui est exprimé ne peut paraître, pour paraphraser l’écrivain, aussi chargé de souffrance que ce qui ne l’est pas, comme le montre le tout dernier chapitre du livre, intitulé Littérature et souffrance qui, bien des années avant les érudites et probablement vaines gloses d’Agamben, mais aussi de Blanchot et de tant d’autres auteurs qui se sont intéressés à ce qui est devenu un véritable genre, la littérature des camps, sur le silence propre à l’expérience de l’extermination de plusieurs millions de Juifs d’Europe, paraît contenir des mots définitifs sur le statut de témoin et, de fait, contredire partiellement le constat que nous avons évoqué plus haut : «Mais ce n’est pas de sa propre souffrance qu’elle veut parler, elle veut parler d’une souffrance encore plus grande : celle de son mari. Il a passé huit ans à Dachau et paraît vingt ans de plus que son âge : la tête blanche, marchant d’un pas mal assuré, il parle d’une voix étouffée. Or elle essaie de le faire parler : le soir avant de s’endormir, la nuit quand ils sont éveillés, pendant les repas; mais il ne la comprend pas, il ne comprend pas qu’elle veuille écrire sur ce qu’il a souffert. Et personne, dans le cercle de leurs connaissances, ne la comprend, même pas celui qui vient de rentrer d’un camp de prisonniers en Russie et qui, contrairement à la plupart de ses semblables, est devenu violemment russophile parce qu’il n’a pas été abattu lorsqu’il a été fait prisonnier. Il a été pris à Stalingrad et il ne cesse de raconter que ses camarades ont un jour couvert le parapet d’un pont avec les cadavres nus de soldats russes simplement pour le plaisir de faire une photo extraordinaire» (pp. 163-4).
L’horreur des camps de la mort, l’horreur même de la survie de quelques témoins ayant connu l’inimaginable, ce qui, en tout cas, ne peut être dit, semble appartenir à une catégorie qui, dépassant le cadre de la littérature et celui même de la simple énonciation, n’en relève pas moins d'une esthétique négative qui, pourtant fort ancienne dans ses manifestations (2), connaîtra son infernal accomplissement dans bien des œuvres de la seconde moitié du XXe siècle. Il y a donc une horreur résistant à toutes les catégories de ce qui peut être énoncé même si, paradoxalement, le simple fait de renoncer à la dire ou plutôt, d’annoncer (ce qui est encore écrire) qu’on ne saurait la dire, fait d’elle un monstre encore littéraire, comme s’il nous était décidément impossible de sortir des rets du langage puisque le simple fait de penser la Shoah, sans jamais céder à la tentation de l’écrire ou vouloir la décrire, c’est encore et toujours utiliser le langage, s'il est vrai que la malédiction suprême s’attachant à tous ces Bartleby dont Vila-Matas a fait un beau livre serait d’être, tôt ou tard, récupéré par un texte, eux qui n’ont jamais voulu publier les leurs, ni parfois même les écrire. Tout doit décidément aboutir à un livre, selon le vœu de Mallarmé, y compris les souffrances les plus atroces. Non pas seulement un livre, mais plusieurs, puisqu'il est aisé de faire remarquer qu'à notre époque le verbe a perdu de sa force, qu'il est dévalué, comme peut l'être une monnaie : il faudra donc ajouter des livres aux livres, comme les Allemands de la grande crise durent ajouter des pelletées de marks à des brouettes de marks, afin seulement de pouvoir acheter une baguette de pain et, ainsi, ne point mourir trop rapidement.
Finalement, l’horreur ne se cache pas derrière le décor pour en lentement contaminer toutes les failles et replis comme, pour Algernon Blackwood, une maléfique dimension, la quatrième selon ses dires, faisait du paysage le plus anodin un miroir déformant, où grimacent les spectres, comme encore, pour Imre Kertész, le décor placide d'une ville peut cacher l'horreur d'un lieu chargé de souffrances et de larmes. Ou plutôt, pareille remarque pourrait être faite à propos du langage, qui est peut-être l’horreur suprême comme semblent l’avoir compris quelques-uns des plus grands écrivains, tels que Kafka, et qui est horreur s'agrandissant à mesure que le langage perd sa force et qu'aux mots, innombrables et sans poids, il nous faut ajouter des mots de plus en plus éloignés de toute prise avec la réalité. La réalité des camps de concentration et des camps d’extermination est abjecte, la seconde moitié du vingtième siècle s'est bâtie sur cette assurance, que quelques fous paraissent vouloir contester. Plus abjecte encore semble la nécessité qui a guidé les rares survivants de l’enfer nazi de devoir dire ce qu’ils ont vécu, et de constater que, en parlant, en écrivant, ils parviennent, quelles que soient les assurances qu’ils ne manquent jamais de nous donner et répéter sur le caractère intransmissible de ce qu’ils ont enduré, à transmettre ne serait-ce qu’un millième de la souffrance qui a tordu leur chair et scarifié leurs souvenirs. La nécessité d’écrire, de transmettre ce qui a été vu ou vécu, et de le transmettre encore et toujours, comme si les phrases, à mesure qu'elles sont couchées sur le papier, s'évaporaient sous un astre trop intense, voici, bel et bien, aussi scandaleuse que semblera cette proposition, l’horreur véritable, qui creuse le langage d’une inépuisable réserve de mystère, dont un Paul Celan s’est fait l’un des meilleurs interprètes, ce grand poète s'étant fait le plus illustre exemple d'un Orphée des ténèbres dont la seule puissance du chant parvient à immobiliser la bête féroce qui s'apprêtait à lui déchirer la gorge. Dès qu'il se taira, comme nous le voyons dans le plus célèbre des contes orientaux, la mort pénétrera dans la demeure tout d'un coup devenue silencieuse, où ne résonnent plus les longues phrases chargées de dire la longue plainte des hommes depuis que le langage, comme le plus somptueux et dangereux des dons, leur a été donné. Si Stig Dagerman pouvait affirmer, dans un magnifique texte intitulé Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, que n’importe quelle personne pouvait s’affranchir du pouvoir de la mort en choisissant de se suicider, il semble que nul, pas même le mystique, exception faite du cas clinique privé de la capacité de s'exprimer, ne puisse en revanche s’affranchir du pouvoir du langage, pas même, certainement pas en se taisant, Rimbaud nous fait tristement sourire en continuant de quémander dans ses lettres le rêve d'une richesse enfuie, à moins qu’il ne s’agisse, une fois encore, de l’inviolable silence qu’est la mort.
La santé du langage n’est qu’apparente. Selon le redoutable Karl Kraus dont la connaissance intime de la langue confinait à quelque prodigieuse prestidigitation dont Elias Canetti s'est fait l'observateur dégoûté et fasciné, c'est même son état de dégradation profonde qui serait la cause directe de la Seconde Guerre mondiale : un monde envahi par le mensonge n'a plus qu'à se dissoudre dans les atrocités ou le néant. Pour citer Stig Dagerman : «Oui, quand on vient des villes aux ruines encore sanguinolentes, les villages allemands ont l’air d’être déjà guéris, et les forêts ont l’air indemnes; mais cette santé n’est qu’apparente» (p. 132). Et l’auteur de poursuivre, creusant l’apparence si impeccablement passible de la nature entourant les villes allemandes rasées jusqu’à leur fondation d’une inquiétante réserve d’horreur qui est tout compte fait moins celle qui suinte de lieux où des atrocités ont été commises que celle dont chacun des mots que nous utilisons est le vecteur semble-t-il indifférent et commode, simplement pratique : «Oh ironie made in USA : un magistrat nazi va chercher son bois dans la forêt où les nazis pendaient des enfants il y a moins de deux ans ! Et, bien au-dessus de nos chênes […], on entend des coups de feu claquer, sec et fort, dans le crépuscule. Ce sont les Américains qui chassent le sanglier avec les munitions de la victoire dans les collines situées au-dessus du bois des pendus» (p. 137).
Au-delà de l'effondrement, le langage subsiste, puisqu'il ne mourra qu'avec le dernier homme, qu'il lui survivra peut-être même, comme nous l'enseignent les inextinguibles pourfendeurs du silence que sont les plus grands romanciers.
Mais sa permanence, voilà bel et bien l'horreur véritable, absolue.

Notes
(1) Stig Dagerman, Automne allemand [Tysk Höst, 1967] (traduit du suédois par Philippe Bouquet, Actes Sud, coll. Babel, 2005), pp. 15-6. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(2) Faut-il rappeler le silence que la vision du saint Graal a provoqué chez Perceval, dont toutes les aventures ultérieures à son séjour dans le château du Roi Pêcheur n’auront pour but que de tenter, en lui trouvant un sens, de le combler ? Curieux tout de même de constater l’immense postérité littéraire qui, à son tour, a tenté de donner un sens à quelques vers seulement (environ vingt-cinq sur neuf mille) du chef-d’œuvre de Chrétien de Troyes évoquant le mystérieux objet porté «à deux mains», nous dit le texte, par «une demoiselle belle, gracieuse et élégamment parée».

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, post-apocalyptisme, automne allemand, stig dagerman | |  Imprimer