Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 3, par Francis Moury (03/08/2012)

Crédits photographiques : Gunnar Newquist (University of Nevada, Reno, Nevada, USA).
Rappel
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 1.
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 2.


L’âge d’or de la Hammer Film 1955-1970

En 1955, la société anglaise Hammer Film connaît son premier grand succès financier avec un impressionnant film de SF tourné d’une manière sobre mais très efficace par Val Guest : Quatermass Xperiment [Le Monstre]. Elle poursuit sur sa lancée puis décide de racheter à Universal Pictures les droits de ses personnages fantastiques légendaires et s’oriente alors résolument dans l’horreur et l’épouvante victorienne, littéraire avec une équipe homogène de techniciens, de scénaristes, de décorateurs, de créateurs d'effets spéciaux et d'acteurs.
Son cinéaste majeur est Terence Fisher qui fait revivre systématiquement (le problème juridique étant réglé dès 1957) les films classiques de la Universal en approfondissant les sujets d’une manière inattendue, dans le sens d’une cruauté psychanalytique d’une part, dans le sens d’une réflexion authentiquement philosophique et dialectique sur le mal, les rapports nature-culture, bestialité-humanité, beauté-laideur d'autre part. Jean-Marie Sabatier, Les Classiques du cinéma fantastique (Éditions Balland, 1973) qui demeure son meilleur exégète, pourra même écrire que Le Cauchemar de Dracula (1958) est le Traité du désespoir kierkegaardien de l’histoire du cinéma fantastique. Et c’est vrai. Fisher n’est absolument pas un intellectuel mais cet ancien marin devenu monteur s’avère un artiste cultivé et intelligent, sensible et cinéphile dont l’œuvre touchée par la grâce esthétique, s'avère passible des exégèses les plus intellectuelles. Le modèle revendiqué par Fisher est le cinéaste américain Frank Borzage (on comprend pourquoi si on visionne de Borzage Seventh Heaven [L'Heure suprême] (1927) et Moonrise [Le Fils du pendu]) et Fisher a vu les films de James Whale et de Fritz Lang, cités dans ses entretiens publiés par la revue française Midi-Minuit Fantastique qui critiqua passionnément et précisément ses films à mesure qu’ils étaient distribués à Paris. Se voulant artisan davantage qu’artiste, Fisher est pourtant l’un des plus grands cinéastes du cinéma mondial du XXe siècle : sa reconnaissance en France fut très tardive mais elle est, à présent, effective : un hommage lui est rendu à la Cinémathèque française en 2007 et au Musée d'Orsay, (ainsi qu'à la Hammer film) en 2011.
La Hammer film produira, jusqu’en 1975 environ, un corpus fondamental et novateur pour la connaissance du cinéma fantastique, renouvelant en profondeur celui de la Universal des années 1930. Toutes les catégories classiques sont revisitées : film préhistorique (Un Million d’années avant J.-C.), film policier (Les Criminels de Joseph Losey) ou film policier horrifique (Hurler de peur, Paranoïaque, Meurtre par procuration [Nightmare]) inspirés par le succès du Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock adapté du roman de Robert Bloch par Joseph Stefano, vampire, loup-garou, Dr. Jekyll & Mr.Hyde, Frankenstein et sa créature, le fantôme de l’Opéra. La science-fiction Hammer donne des films étonnants (L’Ile de la Terreur de Fisher, notamment). L’aventure fantastique à base historique donne notamment Les Étrangleurs de Bombay, tourné par Fisher d’après un fait historique réel : c'est un de ses films les plus méconnus bien qu'il soit d'une actualité intangible. La Hammer travaille avec Seven Arts qui produit un admirable péplum anglais : Jason et les Argonautes de Don Chaffey. D’autres cinéastes que Fisher travaillent pour la Hammer d’une manière originale de 1960 à 1975 : John Gilling, Don Sharp, Freddie Francis, Roy Ward Baker, John Hough pour ne citer que les plus importants. Ils travaillent aussi pour des sociétés anglaises telles que la Amicus.
Certains producteurs-réalisateurs indépendants émergent simultanément : les plus importants sont Robert S. Baker & Monty N. Berman qui signent comme réalisateurs la meilleure version jamais portée à l’écran de Jack L’Éventreur (1959), et produisent des chefs-d’œuvre tels que Le Sang du vampire d’Henry Cass ou L’Impasse aux violences [The Flesh and the Fiends] de John Gilling. Les Innocents (1961) de Jack Clayton est une adaptation du court roman ou de la longue nouvelle Le Tour d’écrou d’Henry James, photographiée par Freddie Francis, Le Village des damnés (1960) de Wolf Rilla est un scénario adapté d’un roman de John Wyndham. Sidney Hayers donne, notamment, un admirable Le Cirque des horreurs (1960) avec Yvonne Romain tandis qu’Arthur Crabtree filme Crimes aux musée des horreurs [Horrors of the Black Museum], en partie produit par Herman Cohen qui produira ensuite Les Fauves meurtriers [Horrors of the Black Zoo] avec, en vedette, Michael Gough récemment décédé. Cohen va plus loin, il produit une intéressante variation de King Kong avec Konga, qu’il faut voir au format large original pour pouvoir apprécier son étrange beauté plastique. Les films de gorilles n’ont pas cessé d’être tournés de 1935 à 1965 aux USA : il fallait bien qu’ils arrivassent à Londres tôt ou tard. Le cinéaste français Eugène Lourié (ancien collaborateur de Jean Renoir et de... Roy William Neill et Samuel Fuller) y fait débarquer Gorgo en 1961: ce jeune dinosaure capturé, sa mère démesurée attaque la ville. Le film est plastiquement ahurissant de dynamisme et de beauté. Roman Polanski tourne à Londres son meilleur film, la description de la montée de la folie homicide chez une manucure française : Répulsion qui demeure aussi le meilleur rôle de Catherine Deneuve. Sans oublier le vénérable Michael Powell qui tourne son dernier film, et son meilleur, en décrivant cliniquement un psychopathe criminel, à la fois terrifiant et terrifié, dans Le Voyeur [Peeping Tom] en 1960 : Terence Fisher sera horrifié par le film, tout comme Powell sera horrifié par les Hammer films, selon leurs déclarations croisées de l’époque : perfide Albion !

Influence de la Hammer Film sur le cinéma fantastique mondial de 1960 à 1975

L’influence de la Hammer Film est significative sur la production américaine (du Nord comme du Sud) et sur l’Europe des années 1960. Elle influence même le cinéma japonais car elle a rencontré là-bas un grand succès. Roger Corman aux États-Unis, Fernando Mendez au Mexique (qui a presque opéré, en 1957 avec son beau Les Proies du vampire [El Vampiro] la jonction entre l’esthétique d’un Tod Browning et celle d’un Terence Fisher, sans oublier quelques autres cinéastes comme Alfonso Corona Blake qui donne un assez beau Le Monde des vampires, un Rafael Baledon qui donne un beau Les Larmes de la malédiction [La Maldicion de la llorona], à l’affiche inspirée par un plan du Masque du démon de Mario Bava), Mario Bava et Riccardo Freda en Italie, rivalisent ouvertement et explicitement avec elle. Corman, travaillant avec la firme A.I.P. qui produisait des films petits budgets pour les «teenagers» allant au «drive-in» le samedi soir, signe à partir de 1960 et dans un somptueux CinemaScope, les meilleures adaptations d’Edgar Poe jamais filmées. Sa Chute de la maison Usher est meilleure que celle de Jean Epstein, son Enterré vivant [Premature Burial] et les autres titres de la série Edgar Poe sont d’une beauté plastique confondante. Corman filme également – sous le titre d'un poème de Poe cité dans le film ! –, la meilleure adaptation de H. P. Lovecraft jamais filmée : La Malédiction d’Arkham [The Haunted Palace] (1963) d'après L'Affaire Charles Dexter Ward. Corman tourne avec des acteurs tels que Vincent Price, Ray Milland, Debra Paget. Robert Wise devenu producteur-réalisateur donne un admirable La Maison du Diable [The Haunting] en 1963 qui sera refait, en couleurs, par le cinéaste anglais John Hough vers 1972 d’une manière originale, à partir d’un roman de Richard Matheson La Maison des damnés [The Legend of Hell House].
Bava s’inspire de sources littéraires, par exemple russes (Le Masque du démon qui révèle la star incontestée du cinéma fantastique du XXe siècle : Barbara Steele et Les Trois visages de la peur), ou de scénarios originaux aux sujets contemporains qui lui permettent de traiter son thème fondamental : la mort dont il parle inlassablement dans des thrillers horrifiques originaux : L’Ile de l’épouvante [Cinque bambole et la luna d’agosto] et La Baie sanglante [Antefatto / Ecologia del delitto / Reazione a catena]. Aldo Lado, Dario Argento, Lamberto Bava sont ses héritiers vénéneux et ne cessent de réintroduire le fantastique dans le film policier italien violent : La Bête tue de sang-froid [L’Ultimo treno della notte] de Aldo Lado qu’il ne faut pas confondre avec Les insatisfaites poupées érotiques du Dr. Hichcock [La Bestia a sangue fredo] de Fernando Di Leo, l'auteur du démentiel et ultra-violent film noir italien, désormais devenu un classique du «poliziotti», Le Boss. Il ne faut pas oublier non plus Umberto Lenzi, l’un des cinéastes bis italiens les plus méconnus en France alors qu’il donne une œuvre alliant souvent les genres et les courants, parcourue par un dynamisme et un sadisme impressionnant (SOS Jaguar : opération casseurs [Napoli violenta], Brigade spéciale [Roma a mano armata]) capables de belles inspirations graphiques. On le retrouve, ce n’est pas un hasard, aux deux extrémités de la chaîne du cinéma cannibale en 1970 (Cannibalis : au pays de l'exorcisme) et en 1981 (Cannibal Ferox) mais il donne aussi d’excellents «poliziottti» ultra-violents, un thriller psychopathologique (Spasmo) et un Avion de l’Apocalypse intéressant. Luigi Cozzi (Contamination), Enzo G. Castellari (Les Guerriers du Bronx) s’intéressent occasionnellement à la science-fiction et à la politique-fiction, graphiquement ultra-violentes aussi. Mario Bava, Riccardo Freda, Vittorio Cottafavi, Sergio Corbucci et Giacomo Gentilomo, Antonio Margheriti, Giorgio Ferroni réintroduisent aussi le fantastique dans le second âge d'or du péplum italien (1957-1965) : Hercule contre les vampires [Ercole al centro della Terra], Le Géant de Thessalie, Hercule à la conquête de l’Atlantide, Maciste contre le fantôme, La Terreur des Kirghiz, Hercule contre Moloch.
L’Allemagne adapte pour sa part Edgar Wallace (par exemple, La Porte aux sept serrures face à Scotland Yard) mais donne aussi des variations de certains classiques expressionnistes : Harald Reinl signe L’Invisible Dr. Mabuse et Le Retour du Dr. Mabuse presque la même année où Fritz Lang signe son propre testament cinématographique : Le Diabolique Dr. Mabuse [Die Tausen Augen des Dr. Mabuse] (1960). En Espagne, Jesus Franco débute par un coup de maître (L’Horrible Dr. Orlof [Gritos en la noche]) qui est pratiquement contemporain des Yeux sans visage (Fr.-Italie, 1960) de Georges Franju et du Moulin des supplices [Il Mulino delle donne di pietra] (Fr.-Italie, 1960) de Giorgio Ferroni avec Scilla Gabel et Dany Carrel, aux sujets proches mais dont le traitement à chaque fois poétique et singulier révèle la richesse dramatique. Franco connaîtra plusieurs périodes narratives, plusieurs vagues stylistiques qui le font passer du classicisme assez discrètement attaqué de l’intérieur à une franche révolution plastique et syntaxique. Nous préférons la première période, celle de 1960-1968 mais la période 1970-1975 recèle parfois de beaux plans inspirés et hallucinés. Le fantastique espagnol donne, sous la caméra de quelques autres cinéastes des œuvres inégales au tournant des années 1970 : baroques et fauchées, parfois fascinantes en dépit de leurs défauts.
Il faut cependant noter que certains films fantastiques majeurs des années 1960 ne doivent rien à la Hammer film : Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, échec financier mais peut-être son chef-d’œuvre, adapté (d’une manière admirable) d’une nouvelle de Daphné du Maurier, ou bien encore la grande trilogie fleischerienne L’Étrangleur de Boston (1968) d’après un fait réel, Terreur aveugle (1970), L’Étrangleur de Rillington Place (1971) d’après un autre fait réel, qui inscrit la criminalité psychopathologique dans le cadre serré d’une recherche plastique constamment novatrice. Du même Richard Fleischer, en 1966, le magnifique film désormais classique de la SF : Le Voyage fantastique (1966) est d'une totale originalité scénaristique.
Au Japon, les grands films «érotiques-grotesques» de Teruo Ishii, bien qu'ils soient ses stricts contemporains, ne lui doivent rien non plus : Femmes criminelles [Tokugawa onna keibatsu-shi] (1968), L’Enfer des tortures [Tokugawa irezumi-shi : seme jigoku] (1969), Orgies sadiques de l’Ère Edo (1969), L’Étrange docteur Hijikata [Kyofu kikei ningen] (1969) en demeurent les fleurons.

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