Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, suivis du Court traité sur l'Antéchrist de Vladimir Soloviev (28/10/2020)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2303368999.JPGLa théologie politique et le messianisme dans la Zone.







Soloviev.JPGMoins célèbre tout de même, contrairement à ce qu'indique le préfacier, Bernard Marchadier, que la si fameuse et remarquable Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, le Court traité sur l'Antéchrist, récit conclusif aux Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion (1) présente quelques détails intéressants. L'Introduction de Bernard Marchadier donne un certain nombre d'éléments qui nous permettent de situer le contexte, personnel et politique, dans lequel Soloviev publie son texte, tout entier aimanté par la question du Mal, des différentes formes de lutte qu'il faut mener contre lui, la plus insigne, la finale, faisant logiquement appel aux antiques prophéties concernant la figure de l'Antéchrist ou, plutôt, l'Antichrist, puisque c'est l'appellation exacte qu'il faut utiliser.
Il est intéressant de noter que la forme choisie, trois séries de discussions entre différents personnages dont une femme, forme qui bien sûr ne peut nous faire songer qu'aux Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre, permet aussi d'évoquer, par la diversité des points de vue exposés, des questions que nous dirions être de géopolitique. Soloviev, par exemple dans sa Préface qu'il a terminé d'écrire le dimanche de Pâques de l'année de grâce 1900, cite l'exemple du «panmongolisme», apparemment plus inquiétant, du moins dans un premier temps, que le panarabisme qui ne manquerait pas de le suivre, le premier étant toutefois lié au second, qu'aujourd'hui nous nommerions plutôt l'Islam politique ou même l'islamisme, car il «sera d'avance facilité par la lutte acharnée et épuisante que certains États européens seront amenés à soutenir contre l'islam réveillé en Asie occidentale, en Afrique du Nord et en Afrique centrale» (pp. 16-7).
De toute manière, les caractéristiques de la situation propre à la survenue de l'Antichrist importent peu, n'intéressent que les érudits et les amateurs de transpositions politiques hasardeuses, et peuvent donc varier à l'infini, car l'essentiel tient en peu de mots : «Les forces historiques qui règnent sur la masse de l'humanité auront encore à se heurter et à se mêler avant que sur le corps de cette bête qui se déchire elle-même vienne pousser une nouvelle tête : la puissance unificatrice mondiale de l'Antéchrist «qui proférera des paroles fortes et élevées» et jettera le voile étincelant du bien et de la justice sur le mystère d'iniquité parvenu à son comble à l'heure de sa manifestation finale» (p. 17).
Des trois entretiens imaginés par Vladimir Soloviev, c'est sans doute le premier, consacré à la guerre et, plus précisément à la guerre juste, qui est le plus intéressant, puisqu'il évoque la condition absolument nécessaire à toute croisade, fût-elle considérée comme alimentée par la haine et la terreur, étant donné que «la force d'âme» nécessaire à une expédition mettant en branle de si puissantes forces ne peut se maintenir que «si l'on croit à la sainteté de la cause que l'on sert» (p. 27), selon les mots du Général qui, quelques pages plus loin, peint une scène affreuse où nous retrouvons, une fois encore, la sauvagerie de l'Islam, cette fois-ci turc, cette fois-ci se déchaînant sur des populations civiles arméniennes : «Les femmes avaient les seins coupés et le ventre ouvert. Je vous passe les détails. Sauf un, que je vois encore maintenant» (p. 43), et qui permet au Général de conforter sa thèse par la narration d'une vengeance exterminatrice, juste car fondée sur l'idée qu'il faut combattre la sauvagerie sans l'ombre d'une hésitation : «Une femme était couchée à la renverse sur le sol, attachée à l'essieu d'un chariot par le cou et les épaules pour qu'elle ne puisse pas tourner la tête; elle n'avait été ni brûlée ni écorchée vive, seulement ses traits étaient convulsés : on voyait qu'elle était morte d'épouvante. Devant elle, une grande perche était enfoncée en terre et un petit enfant nu y était attaché» (son fils probablement ajoute le Général), «tout noirci et les yeux exorbités» puisque, à côté de son cadavre, «traînait aussi une grille avec de la cendre de charbon» (pp. 43-4).
Face à la montée, discrète mais déjà inquiétante à l'époque où il écrit, de l'Islam politique, forcément (par essence) conquérant, que Soloviev semble avoir mieux pressentie que le conflit entre l'Allemagne et la France, deux nations qui, selon l'auteur, n'en viendront pas aux mains (cf. p. 93), et dont la lutte monstrueuse embrasera pourtant par deux fois le monde, l'Europe doit se renforcer, s'épanouir, s'étendre jusqu'à quitter ses frontières naturelles et coloniser, aussi bien matériellement que culturellement et spirituellement, le monde entier. Soloviev ne doute pas de cet avènement qui n'est pas, dans son esprit, synonyme d'une tyrannie d'un Même indifférencié et recouvrant la surface de la planète comme la chape d'acier de plusieurs kilomètres d'épaisseur asphyxiant la planète Trantor de Fondation, bien au contraire, puisque c'est la paix étendue à la surface du globe qui, selon l'un de ses personnages, permettra aux diverses cultures de s'épanouir : «Même quand aura sonné cette heure attendue et, je l'espère, proche, où l'Europe, c'est-à-dire le monde civilisé, coïncidera effectivement dans son extension avec toute la population du globe, il restera, dans l'humanité unifiée et pacifiée, ces gradations naturelles et ces nuances de valeur culturelle que l'Histoire a fixées et sur lesquelles doivent se régler nos diverses relations avec des peuples divers. Et, poursuit l'Homme politique, «dans le royaume triomphant et universel de la civilisation supérieure il en sera exactement comme dans le Royaume des cieux : autre sera la gloire du Soleil, autre la gloire de la lune, autre la gloire des étoiles» (p. 97).
Ce n'est pas la seule prédiction qui dans ce livre peut paraître, même si elle est belle nous diront les naïfs, n'être que le songe creux d'un optimiste, autrement dit d'un imbécile, et que les événements auront qui plus est très cruellement contredite; plus loin, c'est encore l'Homme politique qui estime que «le règlement pacifique, c'est-à-dire poli, c'est-à-dire avantageux pour tous, de toutes les relations et de tous les conflits entre nations, telle est la norme inébranlable d'une saine politique dans l'humanité civilisée», puisque c'est à son sens une nécessité inébranlable que la «civilisation authentique», donc européenne, exige la «complète disparition de toute bagarre entre hommes et entre nations» (p. 105, l'auteur souligne).
IMG_7830.JPGUne raison plus secrète, plus juste surtout, existe peut-être à cette volonté d'apaisement qui peut à bon droit ressembler à une mise sous cloche éteignant toute vitalité à petit feu, plus sûrement qu'un grand embrasement; cette raison est d'ailleurs à peine précisée par ce même personnage, qui évoque «une sorte de lassitude» non seulement des hommes, mais plus encore de la Terre, qui «non plus ne rajeunit pas» (p. 151).
Logiquement, selon la progression même des entretiens dont la clé de voûte est eschatologique, la figure de l'Antichrist est amenée à comparaître qui parviendra à unifier les nations et les religions, moins par de nouvelles guerres que par la garantie d'une paix universelle, d'une sorte de stase, comme un présent perpétuel qui permettra aux hommes et au globe qui porte leurs aventures tumultueuses d'âge en âge de s'épanouir indéfiniment. C'est ainsi que l'Antichrist de Soloviev est l'auteur d'un ouvrage au titre évocateur, La Voie ouverte vers la paix et la prospérité universelles (p. 163) qui abusera ses lecteurs, même les plus fins, certains esprits religieux finissant quand même, «tout en couvrant le livre d'éloges», par «demander pourquoi le Christ n'y est pas mentionné une seule fois» (pp. 164-5). Point n'est besoin de tirer sa science, sur l'Antichrist, de la très remarquable et immense tradition des textes patristiques qui ont consigné ses prodiges et son prestige, comme la collige le monumental travail en trois volumes l figlio della perdizione de Gian Luca Potestà et Marco Rizzi, car Soloviev se moque de donner une quelconque crédibilité romanesque à sa figure, du reste mise en distance, en quelque sorte, par le fait que c'est le texte d'un certain Pansophius, au nom aussi transparent que généraliste, qui imagine son action à la fois néfaste et lénifiante.
C'est un point commun à nombre de textes, essentiellement romanesques, dont celui de Dostoïevski que nous avons mentionné, évoquant la figure de l'Antichrist que d'insister sur une imbrication entre un progrès technique systématiquement perçu comme un bienfait et la résorption, censée découler de ce dernier, de toute forme de guerre ou de banal conflit : si l'Antichrist triomphe, c'est parce qu'il séduit, un temps du moins, puisque le Christ finira par triompher comme l'admet Monsieur Z. qui considère tout événement sub specie aeternitatis, et même sub specie Antechristi venturi (2) lorsqu'il déclare qu'«il y aura beaucoup de bavardage et d'agitation sur la scène, mais la pièce tout entière est depuis longtemps écrite jusqu'au bout» (p. 189).
Et cette pièce, nous le savons, après des tribulations extrêmes bien que de courte durée, verra le triomphe du Christ sur son redoutable quoique puéril (car enfin, ce goût débridé pour la Technique, cette apologie ridicule du Progrès, ce regard plein d'aménité et cette main de fer, cette indifférence à la souffrance des hommes, cette capacité à accéder, par un ou plusieurs réseaux, au cercle le plus élevé du pouvoir...) quoique puéril, disais-je, Adversaire, comme si l'essai de Vladimir Soloviev, lorgnât-il quelque peu vers le genre romanesque, ne pouvait décidément pas atteindre les profondeurs d'angoisse qu'ont explorées les plus grands écrivains.

Notes
(1) Aux éditions Ad Solem, en 2005, à une époque où cet éditeur publiait un certain nombre de textes pour le moins intéressants comme ceux de David Jones ou de Wladimir Weidlé. Désormais, il semble se contenter de petites médiocrités catéchétiques. Le texte comporte quelques fautes : qui s'efforce au lieu de «qui s'efforte»; ce que la politesse (et non la «politique») est entre les gens, p. 103; c'est par erreur que «témoins» porte le pluriel, p. 132. Enfin, un point final manque à la note 18 de la page 185.
(2) Soloviev, lettre du mois de juillet 1888 à Eugène Tavernier, in La Sophia et les autres écrits français, cité par Bernard Marchadier, op. cit., p. 6.

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