Philosophies du secret de Jean-François Marquet (05/08/2007)

Si je n'hésite jamais à me moquer des tartuffes verbeux, surtout lorsqu'ils s'abritent derrière un paravent de culture aussi fin qu'un voile de gaze et quelques mots trop forts pour leurs petites plumes vaporeuses, j'éprouve en revanche beaucoup d'admiration non seulement pour les auteurs ayant exploré l'ésotérisme mais aussi pour les chercheurs capables d'évoquer intelligemment ces pensées (ou ces véritables systèmes de pensée) bien souvent complexes, voire tortueuses. Mon goût pour cette matière, aujourd'hui, enfin !, considérée à sa juste place par l'Université, est né plus ou moins au moment où je commençais à m'intéresser à la démonologie, à la sorcellerie, au satanisme dans ses manifestations les plus diverses, qu'il s'agisse de vieux récits de possession diabolique, d'entretiens avec des prêtres exorcistes ou d'enquêtes officielles menées sur des cas atroces de tueurs en série.
Choqué, à tous les sens du terme, par la découverte des romans de Bernanos, je me lançai dans la lecture de centaines d'ouvrages, plus ou moins sérieux, qui évoquaient le diable et ses pompes, le démoniaque. Aucun d'entre eux ne me donnait pourtant du démon la vision hallucinée que le Grand d'Espagne, dans Monsieur Ouine par exemple, peignait avec les couleurs boueuses du Miserere de Rouault.
L'ésotérisme, surtout par certains de ses plus dignes représentants tels que Böhme ayant pourtant évoqué longuement la figure du Tentateur, ne pouvait, lui aussi, que me décevoir : à quelle profondeur s'était donc aventuré Georges Bernanos pour nous ramener des ténèbres une vision du Mal que je crois absolument unique et irremplaçable dans la littérature ?

D'ailleurs, cette évidence relativise également d'une façon salutairement drastique les prétentions herculéennes de nos belettes littéraires, toujours pressées d'écrire alors que le grand Paracelse édictait comme une évidence cette remarque dans son Liber apologi in vitam beatam (propos cité dans le texte intitulé Le fruit comme symbole chez Paracelse, op. cit., p. 25) : «De même qu’il a ordonné au pommier et au poirier d’attendre l’heure, de même, et bien plus, à l’homme… Si tu es appelé à écrire un livre, il ne te manquera pas, même si tu dois attendre soixante ou soixante-dix ans et encore plus longtemps… Il ne restera pas en arrière, il devra sortir, comme un enfant sort du ventre de sa mère. Ce qui naît ainsi est fécond et bon, et n’est pas gâté».
Cette hauteur métaphysique caractérisant le langage est de nouveau illustrée par Schelling citant comme une boutade «la formule de Swedenborg selon laquelle le Christ s’était incarné sur Terre (et sur aucune autre planète) parce qu’ici justement sa Passion pouvait être écrite (voire imprimée); et le De telluribus in mundo nostro solari assigne à la Terre, au sein de l’Homo maximus, la place du «sens naturel et extérieur» – si bien que l’incarnation du Vrai signifierait seulement sa descente dans le sens littéral d’une écriture exposée à tous les outrages» (dans le texte intitulé L’exégèse visionnaire de Swedenborg, p. 259).
Une étude d'ailleurs, passionnante, serait à conduire qui analyserait le statut du langage chez ces auteurs finalement si peu connus. Ainsi de Ballanche par exemple, visiblement préoccupé par cette question d'une sorte de pétrification de la parole. Marquet écrit à ce sujet : «Notre pensée occidentale est riche de tous les signifiés libérés par le reflux de notre langage oriental, dont quelques vestiges se maintiennent au niveau strictement religieux (ainsi, le pape, qui demeure «souverain pontife de la parole», gardien du signifiant) : mais, la religion suivant inexorablement les destins du discours, le christianisme lui-même est appelé fatalement à se traduire en se «transformant» dans «l’organisation sociale», désormais «plus religieuse que les individus» – ce qui fut poésie des origines trouvant une inquiétante consommation dans le prosaïsme du pouvoir» (dans Ballanche et l’initiation odysséenne de l’Occident, p. 309).

Note :
(1) : «Entre la philosophie dite officielle (et qui en fait le fut si peu) et son ombre ou son underground ésotérique, il y a donc un échange constant qui n’est pas sans rappeler la dialectique du moi et de l’inconscient : tantôt des matériaux mythiques ou théosophiques sont élevés à l’élaboration secondaire du concept, tantôt au contraire des notions philosophiques sont restituées au processus primaire […] de l’imagination productrice», p. 165.
Lien permanent | Tags : Ésotérisme, démonologie, Bernanos, Paracelse, Ballanche, Böhme, Swedenborg | |
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