De l'horreur dénudée (10/09/2011)

David Goldman (Associated Press).
«Quand Dieu se choisit un témoin, même dans le domaine le plus humble, Il le rend aux autres méconnaissable et odieux. Il voile son âme pour la défendre de la vaine gloire, comme le Targui se voile contre le vent du sable, afin qu’elle ne découvre son visage que pour Lui. Mais en même temps, ce déguisement l’a substituée aux autres, pour porter à leur insu leurs péchés et détourner d’eux le châtiment.»
Louis Massignon, Les trois prières d’Abraham père de tous les croyants, in Parole donnée (Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1970), p. 280.


Le texte ci-dessous fut d'abord publié sur ce blog en 2007, reprenant un extrait de ma contribution, intitulée Infréquentable, au manifeste dirigé par Gilles Grelet, Théorie-rébellion. Un ultimatum, paru en 2005 aux éditions L'Harmattan et traduit en portugais sous le titre Teoria Rebelião. Um Ultimato. Francis Moury en a donné, ici, une critique.
Je n'ai sans doute pas besoin de rappeler quel triste anniversaire, source abondante de discours plus ou moins stupides (1), ce texte a évoqué et continue d'évoquer. Il me semble en outre de plus en plus évident que cet événement, dont nous n'avons pas fini, dix années après son triste anniversaire, de prendre la sinistre mesure, est autant devant nous qu'il appartient désormais à notre passé le plus récent, étant d'ailleurs compris par les historiens, qui s'en étonnerait, comme advenu, donc, croient-ils naïvement, analysable.
Il ne l'est pas, du moins avec leurs pauvres outils. Analysable, il le sera tout autant dans un siècle ou dix, c'est-à-dire finalement tout aussi peu qu'aujourd'hui. Le souvenir des morts, tôt ou tard submergé (peut-être même l'est-il déjà) par les flots oublieux de la parole journalistique, risque donc de très vite se transformer en banale commémoration, une de plus, orchestrée par des vieillards de moins en moins nombreux pour de jeunes imbéciles surnuméraires qu'ils ennuieront assez vite, qu'ils ennuient déjà selon toute vraisemblance, si nous ne prenons pas conscience de la néfaste influence de ces rares événements dont la signature, quel que soit le nombre de morts qu'ils ont provoqués, est parfaitement invisible.

***


Tout a été dit sur les attentats qui ont frappé les États-Unis le 11 septembre 2001. L’horreur absolue dans laquelle des milliers de victimes ont été précipitées, l’hydre verte frappée à l’une des têtes de son empire vertueux, l’impossibilité – la sidération – des médias incapables d’analyser les conséquences d’une telle barbarie, l’humiliation des populations arabes qui n’acceptent pas la domination de la sous-culture américaine, à présent occidentale, la riposte, enfin, expéditive, surpuissante, qui ne règlera rien, qui n’a rien réglé d’ailleurs, les hommes suréquipés tuant d’autres hommes et le nom d’Allah brûlant les lèvres de ces guerriers anciens que l’on dit venus d’un autre âge, alors qu’ils attestent simplement de cette évidence aujourd’hui monstrueuse qui, autrefois, fut pourtant une banalité : des hommes peuvent mourir pour leur foi, au milieu d’une rue de Tel-Aviv ou dans les grottes puantes de Tora Bora… Oui, tout a été dit… À quelques réserves près qui, comme le «motif dans le tapis» cher à Henry James, constituent l’essentiel. J’ai ainsi longtemps tenté de m’imaginer quel avait pu être le désespoir ressenti par les passagers des avions détournés, lorsqu’ils ont compris qu’ils allaient mourir. J’ai longtemps tenté d’imaginer l’éclair de joie satanique qui a dû envahir l’esprit et le corps (qu’en est-il de leur âme ?) des terroristes du second avion lorsqu’ils ont vu l’une des deux tours jumelles en flammes, celle sur laquelle d’autres vies s’étaient précipitées, celle que leurs frères d’armes avaient pilonnée avec le nom de Dieu comme marteau invincible. J’ai longtemps tenté d’imaginer la dernière prière que les lèvres de ces illuminés ont murmurée à l’adresse de Celui pour lequel ils n’ont pas craint de donner leur vie…

Du Mal et de notre incapacité à l’imaginer

J’ai donc tenté de me «représenter», au même instant, la multitude de ces milliers de pensées, de peurs, de douleurs, de haines, de joies, de prières et de combien de pensées futiles ou idiotes. Bien sûr, je n’y suis pas parvenu. Qui le pourrait ? Le travail forcené d’un génie des lettres ne pourrait lui-même donner qu’un modeste aperçu de ce qui s’est passé ce jour-là, aperçu toujours limité d’ailleurs par les ressources du langage à l’exigence de représenter le Mal. Reste que je ne peux m’empêcher de penser : qu’auraient écrit un Dante, un Shakespeare, un Dostoïevski, un Sábato ? Qu’auraient peint un Bosch, un Goya, un Dix ?
Dante ou Shakespeare, Goya ou Bosch seraient restés, comme on le dit crûment, en dessous de la réalité. D’une certaine façon, je crois que les attentats du 11 septembre 2001 appartiennent à la catégorie que Günther Anders nommait le supraliminaire (2). Les images de ces deux tours s’écroulant ont bien évidemment donné une intensité inédite à un événement qui, devenu médiatique, s’est vu haussé au rang d’idole planétaire. Sans télévision, c’est une banalité de dire que la tragédie eût été moins remarquable, moins fascinante, moins exemplairement définitive. Ainsi, les Talibans ont perdu la guerre parce que, en farouches iconoclastes, le Dieu qu’ils servent, Dieu sans image(s) ne tolérant pas la moindre représentation, a été vaincu par le Dieu planétaire, visible, irréel certes mais néanmoins fabuleusement visible. Ce Dieu là est européen, américain, mondial : sa destruction même, sans cesse rejouée sur les écrans, est perpétuelle renaissance. L’Idole a donc aboli la distance, puisqu’elle se pare des prestiges de la destruction dans les cervelles de milliards de terriens, hantées par les mêmes images grouillantes.
Pourquoi, alors, ces événements appartiendraient-ils au mystérieux domaine qui est au-delà de la limite ? Parce que, tout simplement, ils en ont annulé la sensibilité et que, prisonnière de ces chutes éternelles de tours, cette même imagination dépérit, éprouvant de plus en plus de difficulté à croire qu’un drame qui n’a pas été rapporté par les médias possède quelque signification, voire réalité. Quelle nouvelle image pourra donc nous émouvoir ? La destruction d’une ville entière, et de préférence mondialement célèbre ?
Le Mal serait donc le «supraliminaire» par excellence. Non pas que l’écheveau du Mal soit caractérisé par sa complexité; c’est bien plutôt la complication du Mal qui doit être soulignée. En revanche, je pense qu’il est impossible à notre esprit de se représenter, hors de la vision énigmatique et confuse que l’art nous en donne, ce mauvais rêve.

Notes
(1) Sans même parler des pseudo-thèses parfaitement indignes dont un site paraît-il citoyen tel qu'Agoravox s'est fait le porte-voix diligent : les attentats du 11 septembre n'existent que dans l'imagination de quelques crétins conservateurs...
(2) Dans Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ? (Entretien avec Mathias Greffrath, Allia, 2001).

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