William Faulkner, une vie en romans d'André Bleikasten (19/12/2007)

Crédits photographiques : Joshua Lott (Reuters).
Cette grosse biographie (1) d'André Bleikasten se lit sans réel déplaisir, même si la vie de William Faulkner est tout de même infiniment moins riche, en épisodes romanesques justement, que celle d'un Dostoïevski. Elle intéressera cependant davantage les amateurs du genre que les passionnés de littérature puisque Bleikasten trop souvent ne fait qu'évoquer les romans de Faulkner en se bornant à nous en raconter la trame, sans jamais paraître se référer à l'abondante critique qui en a scruté, depuis quelques années tout de même, les innombrables richesses.
Parti-pris sans doute, puisque l'auteur a choisi de retracer la vie du romancier, se contentant ainsi d'évoquer la critique littéraire contemporaine de Faulkner : celle-ci, hormis de très rares exceptions (souvent françaises), n'a point reconnu le génie de William Faulkner qui, malgré la gloire tardive que le Nobel lui a apportée, est resté toute sa vie, y compris et surtout pour les habitants du Sud qu'il a tant aimés, un provocateur, voire : un bon à rien, un écrivain.
Il est toujours intéressant et fort instructif de lire les analyses d'un commentateur sur les romans les plus aboutis d'un auteur. Sur Absalon, Absalon ! par exemple, l'un des tout premiers romans, par son ampleur sidérante, sa polyphonie fantasmatique, sa démesure gothique et la profondeur de ses interrogations métaphysiques, du XXe siècle, à placer aux côtés de Monsieur Ouine, La Mort de Virgile, Auto-da-fé, Nostromo ou Voyage au bout de la nuit, sur pareil roman donc, que nous dit Bleikasten ?
Rien ou presque. Il note quelques simples évidences, que nous n'oserons prétendre absolument plates, ce qu'elles sont pourtant : «Qui parle ici ? Les uns et les autres, les uns aux autres, les uns à travers les autres, les uns dans les autres. Impossible de savoir qui peut répondre de sa parole en tant que sujet, impossible de savoir par qui le discours est tenu» (p. 388). Lorsque André Bleikasten ose s'aventurer quelque peu hors des sentiers battus et rebattus par les Petit Poucet de l'Université (2), le voici qui, comme ses congénères à plumes peu enclins aux coups d'éclat de l'intelligence, picore une par une les mauvaises graines jaunes de la mort de l'auteur, de la polyphonie narrative, de l'absence d'un sens obvie, etc. : «Absalon, Absalon ! est l’un de ces textes, à vrai dire assez rares dans l’histoire du genre, où le roman se hasarde hors de lui-même, pour ressurgir et renaître ailleurs, autrement.
On a pu qualifier Absalon, Absalon ! de roman cubiste. De même que Picasso et Braque ont détruit la perspective monofocale héritée du Quattrocento en pluralisant les angles de vue et en les rattachant les uns aux autres suivant une logique purement formelle, Faulkner, dans ce roman […], a brisé l’unité du récit par la multiplication des voix et des focalisations narratives, sans même nous laisser espérer un ultime accord entre elles» (pp. 396-7).
Roman cubiste contre critique monochrome, nous voici donc tiraillés entre deux des plus grandes réussites de l'art moderne.
Claude Romano lui-même ne paraissait guère plus inspiré par ce roman d'une richesse et d'une complexité éblouissantes, copiées (sans bien sûr que le tâcheron ait égalé le maître, pourtant évoqué pieusement) par Jorge Semprún : «Définitivement «ésotérique», Absalon, Absalon ! appelle ainsi son propre style, baroque, surchargé de métaphores […] qui s’empilent sans rien démontrer, ces longues phrases qui s’enroulent comme des vagues expirantes et s’échouent sans jamais aboutir, qui se relancent, retombent, renaissent, cette interminable litanie constamment à bout de souffle, évoquant la fuite du réel, son essentielle, inconclusive ouverture» (3).
On me permettra donc, pour le moment (4), de préférer à celles, vagues et convenues, de Bleikasten et de Romano, ma propre critique sur Absalon, Absalon !. Du moins tente-t-elle de souligner, en quelques lignes certes trop peu nombreuses, que la complexité réelle de ce roman ne saurait en aucun cas imposer aux commentateurs une espèce de ridicule et lamentable tropisme à la paraphrase qui est le péché de l'esprit qui ne sera jamais pardonné par le Dieu vengeur d'une critique littéraire digne de ce nom.

Notes
(1) André Bleikasten, William Faulkner. Une vie en romans (Aden, coll. Le cercle des poètes disparus, 2007). Sans autres mentions, les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(2) Il osera de nouveau s'écarter quelque peu des sentiers battus par tant de pieds plats, sans toutefois beaucoup nous renseigner sur la richesse des romans faulknériens et encore moins nous indiquer de nouvelles pistes vierges de toute foulée, lorsqu'il écrira, page 628 de son livre : «Sa pensée, lorsqu’elle se met en mouvement, emprunte d’autres chemins, passe par d’autres cheminements, et elle n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle porte sa clarté dans le plus obscur, semble renoncer à ses privilèges et à ses pouvoirs, et s’aventure jusqu’aux limites du langage, jusqu’au seuil de l’impensé, comme elle le fait, par exemple, avec une confondante audace, dans le monologue de l’idiot Benjy ou les saillies présocratiques de Darl.»
(3) Claude Romano, Le chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner (Gallimard, coll. NRF Essais, 2005), p. 230.
(4) Pour être tout à fait juste, je dois signaler l'existence d'un article absolument remarquable, de Frédéric Boyer, intitulé Quel face à face avec le démon ? Figures bibliques et littéraires de notre responsabilité envers les choses terrifiantes, recueilli dans Figures du démoniaque hier et aujourd'hui (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, n° 55, 1992). On peut y lire par exemple, sur Absalon, Absalon !, cette analyse (page 133) qui est aussi une véritable lecture, donc une thèse, témoignant d'une vue légèrement plus perçante que celles des myopes savants que sont Bleikasten et Romano : «Comprenons bien : il faut tout l'effort verbal de restitution de la mémoire et de l'imagination pour sauver les rescapés du malheur et de la défaite. La dette à payer au démoniaque, c'est le roman lui-même. Raconter est une œuvre de dépossession et d'exorcisme, de sauvetage de l'humain.»

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