La littérature sous le soleil noir de la violence, 3 (26/06/2012)
Crédits photographiques : Anis Mili (Reuters).
La littérature..., 1.
La littérature..., 2.
Le cœur des ténèbres : la violence est le langage
Le cœur des ténèbres pourrait être celui dont parle le grand Joseph Conrad (cette nouvelle splendide de l'auteur de Lord Jim a inspiré Apocalypse Now de Francis Ford Coppola), dans lequel un aventurier du nom de Kurtz s'égare dans les profondeurs de la jungle africaine où il commande une poignée de sauvages qui lui sont fanatiquement soumis, le prenant pour quelque démiurge dont les agissements leur demeurent impénétrables.
Sur Kurtz, sur le pouvoir qui est le sien d'enchaîner l'âme de ses esclaves par le seul éclat de sa voix prestigieuse, Marlow, le narrateur de l'histoire, portera ce jugement : «de tous ses dons celui qui ressortait de façon prééminente, qui comportait le sens d'une présence réelle, c'était son aptitude verbale, ses paroles, le don d'expression, déconcertant, illuminant, le plus exalté et le plus méprisable, le flot battant de lumière, ou le flux trompeur émané du cœur de ténèbres impénétrables.» (18) Est-ce dire que le langage a partie liée avec une violence cachée, initiale – sans doute initiatique, accordée à quelque dimension sauvage de l'homme dont l'origine se perd dans la nuit des temps – qui, demeurant au plus profond de sa paisible surface, ne demanderait qu'une impulsion mauvaise pour remonter des profondeurs, comme un Titanic criblé de mauvaises choses enracinées dans sa coque ? Est-ce dire encore que la parole, contre la belle idée de Vico (19) – dont Pierre Boutang s'est fait souvent l'écho – selon laquelle l'humanité a commencé par chanter avant de parler, est porteuse d'un germe putride enfoui dans ses entrailles ? George Steiner, analysant la convergence des vieux mythes grecs, le pense, lui qui écrit ces mots à propos de la musique, également valables pour le langage : «Les trois mythes grecs – les savants les tiennent pour les plus archaïques – qui narrent les origines de la musique, les collisions primordiales entre le chant et le mot, sont gorgés de terreur et de sang. Quelles ombres, plus anciennes que l'histoire, pouvons-nous discerner dans l'écorchement sadique de Marsyas ? Pourquoi sa flûte excite-t-elle la panique d'Athéna et le courroux sans pardon d'Apollon, dieu de la lyre ?» (20) C'est là un premier indice, certes précieux, de ce que nous essayons d'approcher et de comprendre; ce n'est pourtant pas le plus déterminant, pas plus que ne le serait l'analyse du mythe de la tour de Babel, dans lequel la violence divine est à l'origine même de nos langues.
Ailleurs, dans son deuxième roman, le célèbre auteur de Réelles présences met en scène un personnage qui nous demeure caché, bien que tous nous sachions de qui il s'agit, qui est-ce que les énigmatiques initiales, A. H., sont censées cacher et désigner : Adolf Hitler. Ce court roman, au-delà de l'intention polémique faisant de Hitler une espèce de nouveau messie juif (intention qui ne manqua d'ailleurs pas de toucher sa cible lorsque parut l'œuvre, comme l'écrivain polonais Gustaw Herling le rapporte (21) : tout discours vrai porte violence), est un grand roman qui rejoint, dans sa préoccupation vitale, je veux parler de la claire appréciation d'un langage contaminé par la violence extrême, la perpétuelle interrogation angoissée d'un Karl Kraus ou d'un Bernanos lorsqu'ils affirment que les mots ont été pipés, truqués par les mandarins – Hitler pour le redoutable polémiste autrichien, l'Arrière et sa morale fallacieuse pour Bernanos – qui sont au pouvoir et en contaminent l'essence, celle du pouvoir certes, qui ne peut faire autrement, pour s'extérioriser et s'accomplir, que d'user du langage (car imaginerait-on un pouvoir muet ?), mais celle aussi du langage. L'idée est ancienne. Nous pouvons la faire remonter jusqu'à l'œuvre de Joseph de Maistre. Bloy s'en fit le thuriféraire intraitable, puis Ernest Hello, Bernanos et, dans une moindre mesure, Péguy. Elle consiste à penser que le langage est un organisme vivant qui peut se gangrener, qu'on peut infecter et corrompre par un usage impropre, volontaire et concerté, bref, criminel, de ses possibilités infinies. Les mots de la tribu dont parlait Mallarmé peuvent être contaminés, pire que démonétisés ou n'ayant plus cours, avilis, galvaudés, salis, détruits. Qui ne voit l'extrême portée du point que je soulève après d'autres, dans le domaine politique, est un imbécile. Revenant sur son roman, Steiner affirme (22) : «La parole constitue la force d'une nation. C'est la matière et l'antimatière, la collision et la destruction. La Kabbale nous enseigne de ne jamais prononcer le nom de Dieu, car Dieu serait alors présent parmi nous. Le vocabulaire anglais recèle un autre mot – que le français ignore – unsaid, soit “dé-dit”, le verbe “non-dire” n'existant pas. Je spécule dans mon roman sur la quasi-certitude que Hitler a connu ce mot». Trouvant une langue harassée et barbare, le dictateur potentiel, Kurtz politique de carton-pâte, comme un prestidigitateur verbal n'aura qu'à se baisser pour prendre, là où il se trouve c'est-à-dire dans la boue, le langage dont il affinera la redoutable et ténébreuse éloquence, lui-même approfondissant à son tour, par l'usage pestilentiel qu'il en fait, détruisant un peu plus cette langue dont il a perverti jusqu'à la sève (23) . Cette assertion peut sembler difficilement acceptable aux yeux de nos contemporains, qui sans doute sont persuadés que la langue qu'ils utilisent n'est rien de plus, à l'heure vibrante des satellites en bouquets, qu'un moyen utile (mais pas le meilleur) pour communiquer : j'affirme pourtant qu'elle est parfaitement claire, et j'ajoute ceci, qui choquera encore plus : c'est l'usage inconsidéré et pornographique (dans ce sens qu'il dévoile ce qui doit rester dans la plus stricte intimité), profanant, qui est fait du langage, médiatique aussi bien que politique (celui-ci est d'ailleurs, hélas !, la réplique rigoureuse du précédent) ou quotidien, dans nos sociétés démocratiques, qui facilite la tâche du mauvais dirigeant, du politique fou qui, sans le moindre scrupule, trouvera dans le langage des foules l'instrument vil lui servant à accomplir, que dis-je !, lui facilitant horriblement son œuvre de ruine. Qui, une seule fois dans sa vie, a écouté, sidéré, ahuri, médusé (ce terme est adéquat, puisqu'il rappelle le pouvoir de mort dont jouissait la pétrifiante Méduse) un discours de Hitler, sait que son langage n'avait rien de fameux, qu'il était même commun, vulgaire, grossier et simpliste : comment, alors, comment ce fou a-t-il pu s'emparer, je pèse mes mots, de l'âme de millions d'hommes et de femmes (et pas seulement allemands), si ceux-ci n'avaient trouvé dans les aboiements de rage de leur Führer une part de fascination et de violence à laquelle ils se sentaient mystérieusement accordés, et si les mots utilisés par celui qui fut d'abord un artiste de tout petit acabit, mendiant son pain dans les bouges de Vienne, n'avaient éveillé dangereusement le cloaque ancestral qu'ils enfermaient à triple verrou dans leur âme ? Et ne voit-on pas que la tactique de Jean-Marie Le Pen est la même, elle qui proclame que les vieux mots de la tradition française – nation, courage, honneur, patrie, etc. –, parce qu'ils sont tombés aux mains, pardon, dans les bouches de leurs ennemis, ont été proprement galvaudés et rendus méconnaissables, de sorte qu'eux, Le Pen et sa clique, se faisant les garants d'une prétendue pureté de leurs discours, se prétendent et se veulent les redresseurs, les sauveurs du langage en péril.
Ainsi parvenus au cœur secret du langage, dévoilant l'un de ses plus précieux arcanes qui tente d'exposer les liens indissolubles unissant le langage au Mal, qui de la violence et de l'instinct de mort (24) fait le moyeu irrévélable de la parole, du Verbe, que nous sommes loin des petites tirades optimistes de linotte intellectuelle naguère poussées par Michel de Certeau, affirmant (idée largement reprise depuis, et à toutes les sauces psychanalytiques, même les moins épicées) que la violence n'est qu'un signe, et, donc, qu'elle serait encore magiquement déchiffrable par un Houdini sémiologue ! (25) Cette bêtise, inhabituelle sous la plume de l'auteur de La fable mystique, n'est qu'une piètre réitération du vieux rêve des Lumières, exposé jadis par Condorcet et Renan, cette chimère d'une progression exponentielle de la conscience humaine, illuminée par les bienfaits de la science. Mais nous qui sommes les témoins du siècle de l'horreur, dont l'horreur même semblera puérile à nos propres fils lorsque celui qui commence aura épandu ses charniers, mais nous qui avons vécu dans le siècle ayant accompli le prodige maléfique qui a rabaissé jusqu'à l'étiage le plus proche de l'enfer la valeur de l'humain, il nous faut déchanter, balayer ces sottises voltairiennes d'un revers de main, et demeurer, dressés dans les ténèbres, face à l'inconnu, dont nous ne savons encore s'il sera le royaume de la pure violence ou celui de l'infinie charité, et refuser de prononcer, car nous n'en avons pas le droit, mais seulement lire en tremblant les mots splendides de Paul Celan (26) , revenu vivant du puits nazi, véritable fosse de Babel, abîme où le langage, la parole humaine ont subi une dégradation et un viol peut-être irréparables (27) , d'où le poète a ramené néanmoins un langage inconnu, cataclysmique, dégoulinant d'épouvante et de mort, quelque chose de radicalement nouveau et qui n'a pas de nom, un monstre, une pure violence faite verbe, un coin de noirceur impénétrable et muette, dont Georg Trakl n'avait fait que soupçonner la monotone horreur, dans l'effarement de ce qu'il entendait, un langage pourtant capable, ô prodige !, de chanter encore :
«Ainsi donc,
il y a encore des temples debout. Une
étoile
a bien encore de la lumière.
Rien,
rien n'est perdu.
Ho-
sanna.»
il y a encore des temples debout. Une
étoile
a bien encore de la lumière.
Rien,
rien n'est perdu.
Ho-
sanna.»
Notes
(18) Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (trad. de Jean Deurbergue, Flammarion, coll. G.F, 1989), p. 154.
(19) Giambattista Vico, La science nouvelle (Gallimard, coll. Tel, 1993, livre second, intitulé De la sagesse poétique).
(20) George Steiner, Errata. Récit d'une pensée (Gallimard, coll. Du monde entier, 1998), p. 98.
(21) Gustaw Herling, Les perles de Vermeer. Journal écrit la nuit 1986-1992 (Seuil, coll. Solo, 1999), p. 238.
(22) George Steiner, Ramin Jahanbegloo, Entretiens (Éditions du Félin, coll. Philosophie, 1992), p. 132.
(23) Victor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich (Presses Pocket, coll. Agora, 1998).
(24) Faute de place, qu'il me soit simplement permis de renvoyer le lecteur intéressé par ces questions difficiles à l'excellent ouvrage de Giorgio Agamben, qui résume et complète les analyses de Hegel et de Heidegger, Le langage et la mort (Christian Bourgois éditeur, coll. Détroits, 1997).
(25) Dans un article paru dans Le Monde diplomatique du mois de janvier 1973, intitulé Le langage de la violence.
(26) Paul Celan, poème intitulé Strette, extrait du recueil Grille de parole, in Choix de poèmes de Paul Celan (Gallimard, coll. NRF/Poésie, 1998), p. 167.
(27) Je renvoie, une fois de plus, à un ouvrage de Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz (Rivages, coll. Bibliothèque, 1999).
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