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13/06/2012
La littérature sous le soleil noir de la violence, 1
Cet article a paru dans la revue intitulée Esprits Libres (numéro deuxième, mai 2000 : Violences) dirigée par Nathalie Sarthou-Lajus et Chantal Delsol. Il a été mis en ligne une première fois le 23 mai 2008.
Tout hurle et flambe. La terre harassée s'est retournée dans un dernier hoquet et dégorge la multitude en décomposition, les monstres de l'océan flairent avec dégoût les noyés que charrient les flots, ils cognent leur mufle contre les minuscules caparaçons qui protègent ridiculement les derniers hommes, avides de tuer, de brûler et de violer, pour signer une dernière fois le vélin de leur histoire sordide, risible et cruelle, avec le sang de leurs victimes. Quelques-uns, levant le regard qu'ils détournent un instant de l'horreur dans laquelle ils pataugent, aperçoivent sur l'horizon rougeâtre les quatre cavaliers retenant leur monture décharnée, impatiente de brouter les charognes. Enfin ils s'élancent, portant dans les villes incendiées la mort et la famine, la peste et la désolation, la bonne nouvelle de l'armée de Dan, jetée sur la multitude terrorisée par l'Abomination qui a gravi le puits de l'Enfer, accompagnée par les monstres inconnus de l'Apocalypse, afin d'accomplir la dernière œuvre, la destruction totale du monde.
Violence et Modernité
Ces lignes ridicules, tout juste bonnes à orner l'incipit d'un almanach de Nostradamus ou d'un livre de Paco Rabanne, ces lignes qui nous font sourire, si l'un des contemporains du moine Savonarole les avaient lues en tremblant, ces lignes aujourd'hui considérées comme pompeuses et ampoulées, si elles avaient été prononcées devant l'un de ces hommes qui attendaient dans l'urgence de la terreur la fin du monde prédite par Joachim de Flore, ou colportée de prêche en prêche par Vincent Ferrier, ces lignes bêtes que j'ai inventées facilement mais qui pourraient être celles d'un de ces trois auteurs ou de n'importe lequel de ces esprits angoissés dont Jean Delumeau (1) raconte la grande peur, ces lignes je crois auraient provoqué quelque irrémédiable commotion dans l'esprit de ces cœurs simples, peut-être même les auraient-elles conduits au désespoir, et, finalement, au suicide. Le sourire ironique que nous leur adressons en les lisant signifie que nous pourrions en rire, si seulement ces images grandiloquentes d'une fin du monde, d'une violence ultime et surnaturelle, ne nous inquiétaient bizarrement, souterrainement si je puis dire, si elles ne continuaient pas d'exercer de façon inexplicable leur sombre prestige.
Et d'abord, si ces phrases nous font sourire – sourire et non pas rire, car le rire suppose une grandeur dans le Mal, comme Baudelaire le savait, que nous n'avons plus –, c'est bien évidemment parce que nous sommes habitués à la violence, et que nous le sommes bien plus qu'un soudard du Moyen Âge écumant les plaines de la rapine et du meurtre, et qui, lui au moins, ne commettait presque jamais ses forfaits sans pouvoir évacuer la peur du châtiment de l'enfer, auquel il savait bien qu'il condamnait son âme pour l'éternité, comme l'histoire de Gilles de Rais nous l'enseigne. Violant et dévorant, démembrant et excoriant les chairs enfantines de ses dizaines de victimes, du moins le noir Maréchal de France et compagnon fidèle de la Pucelle ne hurlait-il sa joie démoniaque que parce qu'il savait qu'il l'asseyait sur un parterre de braises sempiternelles.
Quant à nous, habitués, sans doute le sommes-nous bien moins que l'homme futur, notre enfant, qui se moquera dans quelques années de notre puérile timidité, mais déjà nous rions de l'enfer, génial moyen de coercition post-mortem. Certes, l'espace et le temps vierges sont devant nous, je pense là-dessus la même chose que l'optimiste. Mais ce dernier s'est-il avisé que le règne de la violence est un gouffre plus inconnu que les étendues sidérales, et que l'invariable roulement des flots de la durée n'a apporté, pour lors, à l'homme rien d'autre que la chute et la ruine, dont notre siècle est le raccourci effrayant ? Ainsi, les gaudrioles de l'Apocalypse de Jean, que valent-elles si on les compare à un bon film hollywoodien ou à l'un de ces spectacles, également américains, de guerre propre, intelligente, virtuelle, sans bavure et sans mort, en somme, artistique ? Ces images éculées, peuvent-elles, ont-elles même le droit de se prévaloir d'une quelconque prééminence dans le spectacle de l'horreur, aux yeux lassés d'hommes et de femmes qui ont connu les années noires de l'enfer sur terre, les camps d'extermination nazis, les goulags communistes, les chambres de torture capitalistes, la quotidienne violence de nos lâchetés et de nos mensonges minuscules, les cloaques où pourrissaient les opposants de Pol Pot, ceux où continuent de pourrir, aujourd'hui, et demain, tel ou tel réfractaire, célèbre comme Patočka, ou inconnu dont personne ne gardera la mémoire, nos yeux qui ont connu et connaissent encore, qui connaîtront encore, aujourd'hui, oui, et demain, demain et demain et demain comme Faulkner le répète après Shakespeare, la banalité extrême du Mal, d'une horreur dépouillé de tout vestige de grandeur romantique, tel qu'Hannah Arendt en a dévoilé le visage morne et affligeant après le procès d'Eichmann ?
Une violence parodique et désacralisée
Aujourd'hui, la violence, partout présente, est, comme on le dit justement mais sans comprendre toutefois la réelle portée de ce jugement, gratuite, offerte comme un don, donnée gracieusement, c'est-à-dire qu'elle est sans cause, sans réelle intention, sans raison ni souci. Elle seule, avec la charité dont elle parodie les effets, n'obéit pas à la loi universelle de l'échange, elle seule s'évade de la logique de la consommation marchande, ou de celle, spécieuse et mortelle, avilissante selon Gandhi, de la loi du talion (2). Elle seule est sans fin ni moyen, demeure libre de tout impératif catégorique kantien, puisque, gratuite, en somme divine, elle s'offre comme la manne providentielle témoignant de l'élection. La ressemblance s'arrête ici : quel, en effet, est l'élu de la violence moderne ? Certainement pas Jérémie, ou Isaïe, ou Osée, l'un de ces terribles mendiants de la fureur prophétique dont l'Ancien Testament nous livre les errances pleines de crainte et de tremblement, mais plutôt... Mais voyons, personne !, puisque, comme l'énonce l'adage bien connu, nul n'est prophète en son pays, ou alors tout le monde, vous, moi, n'importe qui, n'importe quoi, votre oncle ou votre cousin, ma voiture ou votre chien, sa cage d'escalier ou sa fiancée, ma façade ou ton vélo : la violence gratuite, partout présente comme un Dieu, omnisciente et omnipotente comme lui, arme des gouvernements (tyranniques certes, mais aussi démocratiques) et truelle assassine des petits vandales, ne choisit plus, n'élit plus mais frappe au hasard, coupe généreusement les têtes, en toute justice puisqu'elle est impartiale, sans préférence ni goût, comme le serait l'idéale faucille maniée par un aveugle. C'est que la violence qui, comme l'argent selon Léon Bloy, est la contrefaçon de Dieu, dans nos sociétés arbore le masque sans trait du hasard, celui du destin : la violence sans Dieu, la violence qui infecte notre civilisation depuis que Dieu est mort, la violence annoncée magistralement par le voyant Nietzsche (3), est devenue arbitraire, fatale, pure nécessité, fonçant brutalement dans la masse panurgique des moutons (ou des pigeons, si l'on se souvient des analyses de Heidegger sur la banalité du langage publicitaire, partout triomphant, partout dressant ses panneaux, occupant chaque parcelle du visible, publicité qui nous fait violence, violence qui se fait argument de vente) comme un aigle aux yeux percés, pardon, comme un corbeau, mais un corbeau qui arborerait la livrée du rapace royal.
La littérature et l'expérience souveraine de la violence
La violence moderne, ou, si l'on tient à ce vocable ridicule, la violence post-moderne, parce qu'elle s'exerce sans Dieu, est devenue destin, idole, simulacre, image trompeuse qui nous commande non pas la distance respectueuse et confiante analysée par Jean-Luc Marion, mais l'avachissement, la prosternation universelle devant les totems criards chers à Rimbaud, la crainte blafarde. Réglée même, elle est devenue routinière, nécessaire, un des rouages de la grande machine technocratique. Ainsi, lorsque le rouage grippe et que la machine s'emballe, un peu d'huile (un peu d'huile sur le feu) suffira à relancer le moteur placide en évitant la chauffe; ici quelques promesses de lendemains qui chantent, quelques lavements incolores sur la piteusement célèbre fracture sociale, là quelques coups de matraque pour résorber, avec la turbulente saillie des jeunes, l'inquiétude comique du bon citoyen : désormais, le déroulement du culte désacralisé peut retrouver sa lamentable monotonie, comme un vieillard perclus ronflant sous le soleil de l'ennui, funambule débarrassé de tout souci (4) et ne parlant plus la langue du monde, passant stochastique dédouané de toute dette (5).
C'est que, dans une société aussi prévisible qu'un tapis roulant, tout finit en somme par rentrer dans l'ordre, et retrouver sa coutumière reptation dans l'anonymat d'une violence qui n'est même plus virile (le mot violence dérive du latin vis, signifiant force et puissance, lui-même à rattacher probablement au mot vir, homme). De sorte que, lorsque éclate une violence atypique, réelle, n'offrant pas à nos contemporains le visage plat d'un Tartufe télégénique et balisé reconnu par l'universelle crétinerie car il a revêtu pour le défilé les atours transparents du lieu commun, le badaud s'afflige, le badaud se lamente. Le croira-t-on, il s'exalte pour une fois et crie à l'obscurantisme, appliquant cette règle immémorialement inscrite dans le code civil du badaud selon laquelle toute nouveauté est un péril, et un péril deux fois dangereux puisqu'il est réactionnaire ! Ainsi, devant le danger inconnu d'une violence vraie et non plus feinte, qui risque de balayer sa pauvre carcasse toute enflée de bourre comme l'est celle des hommes creux de T. S. Eliot, le médiocre lâche l'exorcisme suprême et infaillible, le No pasarán ! exterminateur des pleutres : la clameur, c'est-à-dire la publicité de la bêtise ! Ainsi encore, lorsque la clameur a résonné à la parution du dernier bouquin de Michel Houellebecq, toute la braillarde corporation de ces vies minuscules s'est-elle émue jusqu'à l'oraison tremblante, le pantelant ruissellement de larmes. Peut-être aurait-elle hurlé, ou se serait-elle arraché les cheveux, comme les chœurs des antiques tragédies, si le livre emporté de Fabrice Hadjadj (6), Et les violents s'en emparent, qui nous entretient d'une violence non plus aveugle mais lucide, aimante même, celle de ceux qui raviront (il y a du viol et du rapt dans ce verbe dont on ne goûte plus la fureur contenue) le doux Royaume des violents, était parvenu sous ses binocles rances par la promotion d'un coup médiatique de truand fiduciaire.
Ce privilège de la littérature étonne le badaud, accoutumé à dévorer de mauvais livres pour son seul amusement. Il le consterne et l'épouvante, serait-il plus juste d'écrire, tant semble inflexible la régularité avec laquelle celle-ci délivre des œuvres bouillonnantes, cruelles et noires, désespérées et chaotiques, lorsque meugle la cloche assourdie du contentement des porcs. Cette violence, je suis bien près de dire qu'elle est souveraine, essentielle, en littérature, comme l'est, selon Georges Bataille, l'expérience du Mal (7), comme l'est, aux yeux de Maurice Blanchot, celle de la Mort (8). Examinons pour l'instant la seule thématique de la violence, autrement dit, l'exemple d'une violence superficielle, dérisoire, qui se donne au lecteur par le biais métaphorique de l'image. Nous reviendrons plus loin sur cette violence que nous avons qualifié d'essentielle, qui est l'essence même de la lettre, son contondant pouvoir de réaction.
Notes
(1) Jean Delumeau, La peur en Occident (Hachette, coll. Pluriel, 1993).
(2) Contre laquelle lutte la non-violence selon une analyse désormais classique de Gandhi. Voir ses Lettres à l'Ashram (Albin Michel, 1937), pp. 86-88.
(3) Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra bien sur, avec le meurtre commis par «le plus laid des hommes», mais aussi avec le pathétique cri de l'Insensé (paragraphe 125), dans Le gai savoir.
(4) Pour une analyse du souci, voir Chantal Delsol, Le Souci contemporain (Éditions Complexe, coll. Faire sens, 1996).
(5) Voir, sur la question d'une éthique de la dette, le bel ouvrage de Nathalie Sarthou-Lajus, ainsi que l'entretien qu'elle a accordé à la revue Dialectique, n°5, décembre 1998.
(6) Fabrice Hadjadj, Et les violents s'en emparent (L'Âge d'Homme, coll. Les Provinciales, 1999).
(7) Georges Bataille, La littérature et le Mal (Gallimard, coll. Folio Essais, 1994).
(8) Maurice Blanchot, L'espace littéraire (Gallimard, coll. Folio Essais, 1989).
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