Les photographies illustrant cette note et les trois qui suivront sont extraites de la série intitulée The Morgue réalisée en 1991 par Andres Serrano.
Je donne à lire l'intégralité de mes réponses aux questions posées par Arnaud Bordes, Stephan Carbonnau et Serge Takvorian à des écrivains et essayistes, dans un très beau volume paru en 2007 aux éditions du Grand Souffle intitulé
Enquête sur le roman.
Je me souviens d'avoir relu, pour répondre aux cinq questions adressées à l'ensemble des intervenants, l'
Enquête sur l'évolution littéraire menée par Jules Huret et publiée en 1891, où j'avais noté cette plaisante remarque, sous la plume du comique (finalement pas tant que cela) Sar Péladan : «Je crois que l’avenir est aux filles, en art comme en tout, car je crois à la fatale et imminente putréfaction d’une latinité sans Dieu et sans symbole» (in Jules Huret,
op. cit., José Corti, 1999, préface et notices de Daniel Grojnowski, p. 83). Apparemment, le risible Joséphin, dont les pieds sales incommodaient les narines de Léon Bloy pourtant habituées aux plus suffocants fumets zoliens, semblait toutefois suffisamment lucide pour prédire, comme l'affirma Philippe Muray dans un essai magistral et finalement peu lu, que le XIX
e siècle socialo-occultiste n'en finirait pas de crever sur le cadavre du XX
e et même, sans doute, sur celui du XXI
e.
1 – La littérature peut-elle être encore pensée en termes d’évolution, de révolution ? En d’autres termes, face aux impératifs commerciaux, qui tendent, semble-t-il, à la niveler en la réduisant, par exemple, à ne plus ressortir qu’au seul genre du roman, reste-t-elle cet espace (que l’on dit sacré) de liberté, ce lieu de tous les possibles ?
De révolution, je n’en sais rien car ce n’est pas l’art qui fait les révolutions mais les révolutionnaires il me semble, n’en déplaise aux surréalistes et aux Netchaïev de salon de la revue
Ligne de risque.
Parler d’évolution est tout aussi problématique dans le cas de l’art : quarante ans d’emprisonnement dans l’un des camps de rééducation gauchiste du prêt-à-penser idéologique ne parviendraient pas à briser, tout du moins je l’espère, la conviction qui me fera toujours hurler qu’une criarde
fresque murale griffonnée sur un mur du «neuf trois» vaut moins, infiniment moins qu’une peinture miraculeusement nichée au plus profond des grottes de Lascaux, Altamira ou Chauvet. Toutefois, il me semble indéniable d’affirmer que le roman, au moins formellement, évolue, a évolué et continuera de le faire, même si, après Dos Passos, Musil, Broch, Joyce ou Faulkner, je ne vois pas bien ce qu’il lui reste à expérimenter... Selon Sábato dans
L’Écrivain et la catastrophe, cette évolution est parallèle «à la profanation de l'être humain, à l'effrayant processus de démystification du monde». Or, un monde qui se démystifie étant aussi un monde avalé par le règne de la machine, un monde qui connaît de plus en plus le vertige, écrivait Anders, de «l’obsolescence de l’homme», un monde qui se vend et s’achète, nul doute que le livre, comme n’importe quel autre produit, devienne consommable (il l’est déjà bien sûr, et avec quels excès), c’est-à-dire véhicule d’une «parole putanisée» selon la trouvaille de Michel Waldberg. En somme, le roman, comme son nom l’indique, est lui aussi non seulement un genre
profane mais surtout, oserais-je écrire, profané depuis longtemps. Une autre question, et des plus complexes, est de savoir si le «sentiment de la langue» comme l’écrit Richard Millet, si le langage lui-même, attaqué de toutes parts, n’est pas le principal agent infectieux contaminant l’homme moderne et ce qu’il écrit, par exemple des romans. Le langage corrompu infecterait en premier lieu l’écrivain lui-même, qui, à son tour, ne pourrait créer rien d’autre que des moignons d’œuvre, des sortes de phocomèles littéraires, l’ensemble de cette toupie devenue folle ressemblant à ce « camp de concentration verbal » évoqué par Armand Robin. Je vous invite quoi qu’il en soit à relire
Babel de Roger Caillois, dont un passage assimile le langage moderne à l’argent. Je vous invite aussi à relire les fulgurantes notations de Kierkegaard qui dans son
Journal de 1846 (Pap. VII 1 A 77) analysait la réduction de l’œuvre d’art à une marchandise, bien avant que Walter Benjamin ne s’offusque du fait que l’art avait perdu son aura, que Canetti, lui-même grand lecteur de Kraus, ne déplore l’apparition d’un monde où la parole est tout entière, de plus en plus,
réifiée… Tout cela n’a donc strictement rien de nouveau, je le sais, de même que la réponse à votre seconde question : au sein même des immenses monades urbaines (ce parangon d’une société devenue, enfin !, sous la plume de Silverberg, tout entière communiste) que nous promettent nos apôtres du bonheur perpétuel, au dernier recès, fût-il minuscule, du novlangue orwellien («Le langage est la forme ontologique de notre liberté» écrivait Pierre Boudot), se nichera toujours le génie d’un auteur et d’une œuvre puisque l’art vit de contraintes, parfois
mortelles, en tous les cas, potentiellement mortelles (y compris même pour l’auteur, comme nombre de grands écrivains russes nous l’ont appris) et au contraire meurt pitoyablement, en se gonflant comme un cadavre qui fermente, de libertés ou plutôt du culte ridicule et dangereux de la liberté sans contenu des Modernes. Tant que notre pays, tant que l’Europe n’aspireront à devenir rien d’autre qu’un espace de libertés strictement économiques, sans la moindre référence à une tradition judéo-chrétienne pourtant très ancienne, tout autant que le théâtre parallèle d’une déconstruction de l’homme par l’homme, son
orlanisation infinie pourrait-on dire, c’est-à-dire son indifférenciation absolue, chimère faite d’un assemblage asexué de différents éléments que l’on dirait prélevés sur des cadavres alors, je crois pouvoir affirmer sans crainte de me tromper que notre art ne vaudra pas plus que le prix d’une capote, aussi vite remplacée qu’utilisée. Il en sera de même ; pardon, il en est déjà de même avec le roman. «Chaque vibration de la parole, écrit Roberto Calasso dans La Littérature et les dieux, présuppose quelque chose de violent, un
palaon pénthos, un «deuil ancien». Un meurtre ? Un sacrifice ? Ce n’est pas clair, mais la parole ne cessera jamais de le raconter». C’est donc une extraordinaire banalité qu’il est toutefois bon de répéter : nos plus grands prosateurs étaient des hommes qui ne craignaient pas le danger physique, qui parfois même eurent du sang sur les mains (je songe à Villon mais aussi à Agrippa d’Aubigné) en tout cas qui auraient assurément admis que le comble du déshonneur eût été de courir derrière une subvention étatique plus ou moins maquillée en
incitation à la création vivante. Sans danger ou
corne de taureau, pas de liberté possible, pas de
persuasion, c’est-à-dire de poids, mais au contraire uniquement de la
rhétorique, c’est-à-dire moins de la légèreté que de la vanité… Je crois donc que nous avons besoin d’hommes véritables plutôt que de livres, sous la masse desquels nous croulons.