Quelques fleurs sur la tombe de Pierre Frayssinet. À propos de L'Or des saisons de Mathieu François du Bertrand (15/09/2008)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres (Gallimard, coll. Folio essais, 1990), p. 281.
Je ne suis pas certain de beaucoup aimer les poèmes de Pierre Frayssinet, l'un de ces auteurs impeccables et insignifiants, aussi impeccables qu'insignifiants d'ailleurs, dont on retrouve les obscurs égaux dans cette magnifique collection hélas épuisée qu'édita La Différence, Orphée. La mort seule, sans que nous sachions exactement quelle maladie a emporté Pierre Frayssinet, semble avoir auréolé d'une lueur tragique ses poèmes tendus au cordeau et époussetés avec le soin maniaque d'une grand-mère, alors que le Journal d'un autre écrivain mort lui aussi jeune (à vingt-six ans), Jean-René Huguenin, gronde d'une force intérieure et d'une colère annonciatrice, on le dirait, de toutes les catastrophes insignifiantes qui se sont produites (et continuent de se produire) depuis la seconde moitié du XXe siècle. Huguenin chante contre la génération lyrique disséquée par François Ricard, imposant ses belles notes aux innombrables couacs de ces castrats sans pensée et sans coffre. Frayssinet, lui, semble bercé par la douce mélodie de ses propres poèmes chantant l'or tragique des heures enfuies, mélodie créant comme un doux cocon à l'abri duquel il rêva, sans se souvenir des éclats tragiques des voix de la guerre toute proche, la Grande et celle qui allait venir, qu'il ne vit pas et ne soupçonna, selon toute apparence, pas davantage.
Nous sommes à l'époque où, comme l'écrivait Paul Gadenne, l'écrivain doit se dresser, tout du moins ne pas avoir peur de se dresser et écrire dans cette unique attente, face au bourreau. Comme je préfère, dès lors, la force à l'affèterie, la manière barbare aux interminables préséances d'une politesse sombrant dans la préciosité la plus ridicule, Jean-René Huguenin, dont nul n'a fleuri la tombe, surtout pas ce Judas de petite corde qu'est Philippe Sollers, plutôt que Pierre Frayssinet !
Ce sont donc bien évidemment les qualités évidentes du livre de Mathieu François du Bertrand (pseudonyme de Jimmy Rodriguez, qui a tout de même plus d'allure) qui m'ont fait goûter les dernières années de la vie de ce jeune poète mort en 1929.
Ces qualités sont de pure sympathie témoignée au jeune mort, comme si notre auteur, tout autant que des poèmes de Pierre Frayssinet, s'était pénétré des textes de Charles Du Bos. Mais il n'y a pas seulement, dans L'or des saisons, que la seule manifestation d'une sympathie littéraire, aussi forte qu'on le souhaitera. Il y a encore de magnifiques notations, aussi subtiles qu'éphémères, évoquant les paysages traversés par le jeune poète et, bien sûr, notre auteur, notations qui me paraissent constituer la lente décantation d'heures entières, peut-être de jours de marche : la lumière, ainsi, est l'un des sujets évidents de ce roman, mais aussi le lent passage des heures, le temps qui sculpte une terre et ses habitants tout autant que ses coutumes ancestrales, le temps qui module les voix des hommes et gonfle les chants des poètes. Peut-être ces derniers ont-il cessé de chanter au moment où Pierre Frayssinet décide à son tour de joindre sa voix claire et fragile aux leurs...
Pierre Frayssinet n'est finalement qu'un prétexte, comme si l'auteur s'était penché sur un minuscule insecte, aussi splendide que rare, qu'il savait devoir mourir dans quelques heures à peine, une fois accomplis son bourdonnement frénétique et sa spasmodique cueillette de quelques grains de pollen. Notre poète n'est ici qu'une caisse de résonance, parfois une simple coquille vide qu'investit la présence attentive de l'auteur. Mathieu François du Bertrand, s'il montre le magnifique paysage qui est celui dans lequel Pierre Frayssinet a grandi puis aimé vivre, nous le décrit creusé par une lumière de l'aube du monde, caressé par un vent qui charrie les plus anciennes paroles, les mots d'autrefois, durs et clairs, que seul le poète sait faire de nouveau entendre : «Voir, dans ces paysages, n’a d’intérêt que dans la mesure où l’on est convaincu de lire un livre de contes perdus» (L’or des saisons, Jean-Paul Bayol, 2008, p. 62). Et puis encore, ce passage, magnifique, extrait du journal privé imaginaire (puisque celui de Pierre Frayssinet n'existe plus) du jeune poète, où se mêlent les ombres des grands romantiques allemands et de Rilke avec tout de même un tranchant, un sens du tragique, une profondeur hantée par les voix des morts que je n'ai pas trouvés dans les textes apprêtés de l'auteur des Élégies de Duino : «Ces lieux que le langage a traversés, on n’y passe pas sans sentir le sol vibrer à la mémoire des visages qui les ont chantés. La poésie rendrait donc plus digne ? Peu importe. J’aime néanmoins l’idée de lointain qui se crée dans ce que nous avons de plus proche et de plus personnel, et cette possibilité d’une durée immobilisée, immortelle, dans ce qui, hélas, nous échappe le plus. La lecture ne permet pas seulement de rendre visite aux morts, car elle rend ce qu’ils ont raconté pour nous. Elle vient taire la parole en buvant au plus près d’une communauté absente, qui ne cesse jamais de chanter, et vient bouleverser le silence pour mieux le traduire en signes. Et ce sont ses appels qui élèvent en nous le projet d’un destin. Il n’y a pas de récits accomplis ou achevés, encore moins de récits à venir : il n’y a que des histoires présentes» (p. 240).
L'idée de lointain écrit l'auteur. C'est sans nul doute cette délicate qualité d'écriture que je rapproche de la définition que Walter Benjamin donnait de l'aura (1) qui confère à ce beau livre son poids de langueur : les dieux se sont enfuis mais la parole demeure qui peut, en les chantant, rappeler leur beauté évanouie, leurs hautes gestes pleines de bruit et de fureur, l'or d'un âge où la parole ne se réduisait pas au babil des journalistes, au putanat généralisé des médias, autant de bouches pourries ouvertes sur les décombres. Qu'importe alors d'évoquer Pierre Frayssinet et sa vie languide si le narrateur (le conteur ? : «Pour moi la poésie a un lien avec la parole, avec cette idée (qui est sans doute très inférieure à une conception) que la parole nous devance pour la seule raison qu’elle est plus vaste que nous», p. 8), si le narrateur investit ses mots pour prononcer, à son tour, après tant d'autres, avant tant d'autres encore, quelques mots de la phrase immémoriale qui compose le monde : «Il me semble que ce sont perdus les abymes (sic), écrit Mathieu François du Bertrand et les lieux vides où le regard n’avait pas de lois pour se guider, les cavernes où la voix, tant elle était continue, semblait la matière même du Temps» (pp. 205-6).
Ainsi humblement considéré, l'art, qui effectivement gagne une partie de sa beauté terrible de rester anonyme, comme au temps où l'humble artisan ne tentait pas, par tous les moyens dont il dispose de nos jours, de prostituer son maigre nom, n'a plus peur de la mort : «C’est le feu qui accomplit à ma place la voie de mon espérance. Et j’aime voir, toutes les nuits, que c’est dans l’ombre qui nous ravale que nous gagne ce sentiment sublime de perdre tout, un instant, ou plutôt de n’avoir jamais rien eu. À ce moment-là je me sens heureux, vraiment heureux, car moi aussi je n’appartiens pas; je m’en vais; mais je pars en chantant. L’œuvre est la conquête d’un deuil qui nous devance : on avale ce qui va nous dévorer, on aime ce qui va nous vaincre. Mais pour combien de temps ?» (p. 229).
Note
(1) «On pourrait la définir [l’aura] comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagne à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui repose, respirer l’aura de ces montagnes ou de cette branche», in Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (Allia, 2003), pp. 19-20.
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