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04/10/2007
Charles Du Bos l'irréprochable ?
Crédits photographiques : Oded Balilty (Associated Press).
C’est faire preuve d'un beau courage éditorial que d’avoir publié les Approximations (grâce aux efforts des Syrtes, en 2000, dans un fort volume de plus de 1500 pages) que Charles Du Bos fit à l'origine paraître en sept séries de sept tomes. Depuis longtemps, ces Approximations ne se trouvaient plus que dans les arrière-salles des bouquinistes, de même que le beau volume publié par Fayard en 1965 qui réunissait l'ensemble des études écrites par le grand critique (à l'exception des pages sur Goethe, éditées séparément). Dans ce courage éditorial, je veux voir plus que la simple volonté – parfaitement louable – de rendre aux vivants l'œuvre d'un des critiques littéraires les plus importants du siècle passé, qui influença quelques-uns des grands noms de cette même critique aujourd’hui réduite à des sottises journalistiques ou à des amphigouris pompeux de cacographes : ces grands noms sont ceux de Georges Poulet, Marcel Raymond ou Albert Béguin, lequel, à propos d'un texte superbe de Du Bos, Qu'est-ce que la littérature ?, écrivait en 1945 ces mots, caractérisant l'essence d’une critique qui se contente aujourd’hui de pratiquer de savantes dissections et, dans trop de cas, tente sans vergogne, sur le texte vivant, les plus sottes et ridicules expériences pas mêmes scientifiques : «À mesure qu'elle s'éloigne de son ancienne prétention au classement de valeur et de ses attributions impératives, elle ressemble davantage à une enquête sur l'essence de la littérature et de la critique elle-même».
L'œuvre de Du Bos, elle, est bien ce que Béguin affirmait qu’elle était : une enquête sur l'essence de la littérature. Mais je resterais tout de même à la bête superficie des choses si je croyais que l'entreprise menée par le critique n'était rien de plus que cette confiserie pour universitaire. Après tout, Sartre lui aussi, quand il écrivit son fastidieux Qu'est-ce que la littérature ?, tentait de sonder les reins et le cœur secret de la seule maîtresse qu'il honora réellement, qu'il crut plutôt honorer, puisque son impuissance ne se manifesta jamais d'une façon aussi pathétiquement éclatante que dans les centaines de pages qu'il dédia à cette garce qui le méprisa tout en le faisant crever d'une rage jalouse. L'envolée de Du Bos nous conduit infiniment plus loin, puisque sa lumineuse tentation est de nous donner à voir l'âme du créateur, rien de moins : «Et ici, précise Du Bos (qui souligne) dans Qu’est-ce que la littérature ?, nous arrivons à notre seconde définition de la littérature, une définition qui va plus loin que la première parce que cette fois-ci, le lecteur et l'écrivain y sont également impliqués : la littérature est le lieu de rencontre de deux âmes».
«Connaître une œuvre littéraire, poursuit l'auteur, c'est connaître l'âme qui la créa, et qui la créa afin de faire connaître son âme. Toute connaissance d'une œuvre littéraire qui s'arrête en deçà peut être une connaissance profonde, persuasive, et même inspiratrice, mais elle n'est pas la vraie connaissance. L'âme de l'écrivain est ce qui touche nos âmes». Que nous sommes donc loin, avec ces phrases, de la critique au mortier d’un Sartre, pourtant à l’honneur sur tous les étals. Que nous sommes loin des arguties byzantines des Moliniette et autres archéologues de l'insignifiant prétentieux. Que nous sommes terriblement loin des petites fadaises retorses de la critique déconstructrice, cherchant à gommer l'auteur et toute référence suprasensible pour préférer à la verticalité de la grandeur la petitesse souffreteuse du soupçon ! Et comme nous sommes finalement proches d’une véritable critique fraternelle, allant de cœur à cœur, établissant entre les âmes une correspondance qui n’est pas seulement, loin s’en faut, analytique ou sémiotique.
Georges Poulet, dans l’un de ses grands livres, La conscience critique, dans lequel d’ailleurs un chapitre est consacré à notre auteur, l’écrit : «Tout se passe donc comme si la lecture était l'acte par lequel une pensée réussissait à se donner en moi un sujet qui ne serait pas moi». Oui, comme nous nous trouvons immergés, avec l'œuvre de cet écrivain de race qui parapha sans doute la fin heureuse d'un âge d'insouciance et de réel loisir de l'intelligence où l'œuvre n'était goûtée que pour sa seule valeur esthétique (en un mot, pour sa beauté, et non pas pour cette foule de choses abstruses dont se délectent nos contemporains), dans cette époque, la nôtre, que décrit parfaitement Michel Crépu lorsqu'il écrit : «Au moment où s'éteint Du Bos, ce monde entre désormais dans sa nuit. Il sera de plus en plus difficile de perdre son temps avec les œuvres. L'enjeu sera désormais non pas de pleurer le souvenir d'un tel monde en prenant la pose, mais de savoir s'il y a une possibilité concrète d'assumer son héritage détruit. Non pas mimer ce qui n'est plus mais vivre à partir d'une destruction. Nous y sommes». Il est vrai que, s’inspirant un peu trop ouvertement de son modèle lui-même toujours désireux d’entrer en sympathie avec celles et ceux dont il évoquait les livres, Michel Crépu ne semble plus avoir d’autre souci que celui, une fois constatée (mais un peu trop vite, comme s’il ne fallait pas coûte que coûte lutter contre son aura fantomatique) la déshérence de notre époque, d’en sucer les derniers sucs. Il est vrai que l'un et l'autre, Du Bos et Crépu, esthètes tous deux, côtoyant des personnes cultivées, raffinées, aimant sincèrement une littérature qui est davantage un schibboleth échangé, avec un sourire entendu, dans les coteries parisiennes qu'une question de vie ou de mort pour l'écrivain, qui tous deux semblent avoir oublié quel était le prix d'une baguette de pain, n'ont peut-être pas franchement pris la mesure du monde qui est le nôtre.
À dire vrai, je me demande si la tentation à laquelle Du Bos a été exposé, plus que celle de l’irréprochable selon Michel Crépu, n’a pas été celle de l’hermétisme, celui-ci, non pas alexandrin ou, selon Kierkegaard, démoniaque, mais aimant, gardant, au dernier recès de l’âme, la noblesse de l'œuvre étudiée, conservée au «ciel des fixes», préservant de trop de publicité et de lumière le lien fragile instauré entre deux esprits, deux cœurs. Pourtant, cet hermétisme doit être défini davantage, car rien ne serait plus éloigné du tempérament même de Du Bos (puisque tout son travail consiste à laisser son âme et son esprit se pénétrer de l’œuvre qu’ils admirent, à laisser paraître, en son moi, le visage étonné d’un autre, jusqu'à, presque, se perdre et s'oublier), que le danger pointé par Claude-Edmonde Magny dans ses Sandales d’Empédocle, où la quête littéraire, pour ce grand critique hélas oublié, se clôt dans le mutisme : «Mais quand je serai au terme de l'ascension vers la vérité, quand j'aurai repoussé du pied le livre comme l'escabeau du suicidé, alors la parole me quittera comme elle a quitté Lord Chandos, comme le dessin peut-être a quitté Hokusaï le jour où l'Absolu s'est révélé à lui sans médiation aucune [...]. Ce jour-là, je serai sorti de la littérature, et de la critique, pour entrer en un autre domaine ; et les quelques mots que je pourrai écrire pour exprimer ce que j'ai compris, je sais d'avance qu'ils ne seront que des allusions ésotériques à un secret indicible […]». Charles Du Bos au contraire, dans chacun de ses travaux, entreprend l’espèce d’œuvre alchimique qui paradoxalement se veut pure transparence – puisqu’elle a commencé par brûler le vieux corps, lourd et matériel, par l’opération de la nigredo –, pur désœuvrement, si l’ascèse finale n’est jamais mieux suggérée que par l’extinction du commentaire, réduit à la trame délicate d’une moire irisée, infiniment dansante, toujours proche d’oublier son sujet – ainsi l’écriture de l’auteur est-elle experte et prolixe en digressions nombreuses et parfois fort longues, de même qu'en intrusions de phrases en anglais –, n’en découvrant la chair délicate, paradoxalement, que lorsqu’elle en semble le plus éloignée : il s’agit là d’un érotisme intellectuel (ce qui est un pléonasme), et, quelquefois, ce qui agace beaucoup plus, spirituel.
En ce sens encore, Michel Crépu peut être déclaré le digne héritier de Du Bos même si, à la différence de ce dernier, l’épreuve terrible de la souffrance ne semble pas avoir provoqué la cuisson subite d’un vase dont l’accommodante argile s’adapte pour recevoir tous les liquides, y compris les breuvages les moins capiteux.
Peu importe car, de chaque page écrite par Du Bos, nous pourrions affirmer ce que l'auteur écrit de l'œuvre baudelairienne : «le tréfonds, non moins que la cime de Du Bos, c'est la spiritualité» (cf. p. 193). En ce sens cet écrivain, dont la vertu première est celle, aujourd'hui conspuée, d'une invisibilité rayonnante, me semble assez proche de la définition du génie qu'il relevait dans l'œuvre d'Ernest Robert Curtius, ce grand critique et savant homme qu'il admirait : «Un génie [Curtius parle de Joyce] ? J'écris le mot, et déjà il me paraît problématique. Deux éléments entrent dans la composition du génie : une affinité avec le divin et une force procréatrice. On ne peut dénommer génies à proprement parler que ces hommes dont la production reflète quelque chose du sens divin du monde, dont la création détermine un exhaussement de la vie» (p. 1057 des Approximations). Du Bos, un génie ? J'écris ce mot putanisé entre tous, au risque de choquer. Mais oui, un génie : seulement, un génie de la critique littéraire et encore, un génie paradoxal, tranquille puisqu’il ne serait, à rebours d’une image un peu trop facile mais juste, point hanté par les ténèbres ni même, évidemment, doué d’une force de centaure. Un génie en somme qui ne nous effraie pas. Un génie placide, désireux de faire mourir sa voix pour lentement ourler, de ses savantes diaprures, celles des autres. Une affinité avec le divin, dimension indéniable et une force procréatrice, dans son domaine tout du moins, assez étonnante. Un génie de l'effacement, un auteur irréprochable, en effet.
Un génie que Michel Crépu peut apparemment revendiquer pour père sans que ce dernier ne paraisse devoir se retourner dans sa tombe.
Il est vrai que les morts, frappés de la même atonie que les vivants, ne songent plus guère à réclamer leur dû, ni même à se dresser, pantelants de colère, face aux injustices qui leur sont faites.