L'âme de Léon Bloy (08/02/2009)
Crédits photographiques : Anita Erdmann (Nature/National Geographic Photo Contest).
Léon Bloy, l'original plutôt que sa très pâle copie...

Ainsi considéré, c’est-à-dire sous l’angle ou plutôt sous la coupe scientifique du médecin-légiste, il est vrai que Léon Bloy fut un des plus fameux peintres de la dissection, une sorte de Hans Holbein perpétuellement courroucé qui, hélas !, n’eut pas, pour évoquer la force de sa dramatique peinture, de Dostoïevski capable d’en fixer sans ciller l’horreur et la puissance. Car, s’il est certain qu’il existe des liens indissolubles entre l’art pictural et celui de la dissection, le rapprochement du cadavre et de l’écriture, pour surprenant qu’il puisse paraître, n’en est pas moins pertinent. Évoquons ainsi quelques noms de maudits qui, avec Bloy, n’en finissent pas de tourner dans le bal de notre oublieuse mémoire comme le furent et continuent de l’être Georges Darien ou encore Lucien Rebatet, écrivains de la cave ou des décombres plus que de la lumière vive du jour, auteurs qui, conscients de se charger de l’opprobre où les salonniers parisiens exercent leur cure de «docteurs en pureté» (l’expression est de Barbey dont Bloy fut un temps le secrétaire), ne craignent pas d’exposer aux yeux de tous la pourriture de leur époque, la décomposition de l’immense cadavre occidental. Certes, les connaisseurs de l’œuvre de Bloy hurleront de me voir ainsi rapprocher cet exécrateur universel à la plume perpétuellement dégoulinante du sang de quelque exécution littéraire de ces deux auteurs qui, bien évidemment, n’en ont eu le génie, le verbe ni bien évidemment encore la vision mystique grandiose du destin juif. On m’accordera cependant aisément que, comme dans les abîmes de l’océan, toute une population d’écrivains existe – ou plutôt devrait exister, palliant l’incurie de nombre de critiques contemporains – qui a pour charge ingrate d’assainir les profondeurs inconnues des milliers de détritus qui s’y entassent et qui, sans ce travail d’épuration salutaire, finiraient par constituer de véritables atolls, il est vrai rapidement rentabilisés par nos agences publicitaires. Hélas, c’est à notre époque où la profession d’égoutier ne bénéficie d’aucune largesse de la part de l’État que les fosses de la littérature paraissent intarissables.
Il nous faut donc, maintenant plus que jamais, dans les arts comme dans les souterrains puants, quelques natures solides qui ne craignent pas de plonger leurs mains dans la pâte féconde que dégorge voluptueusement notre admirable société, quelques maudits qui, comme le bourreau de Lagerkvist, acceptent de devenir des intouchables, des hors-castes méprisés et pourtant absolument nécessaires à notre survie. Léon Bloy fut de cette trempe, à vrai dire bien rare, peut-être même unique, l’un des seuls du reste qui soit parvenu à réaliser le très surprenant mariage du ciel et du carnaval (voire de l’enfer) ou, pour le dire plus prosaïquement, l’alliance du divin et du grotesque. C’est là l’originalité supérieure de l’œuvre de Bloy qui ne s’est jamais contenté de haïr, ce qu’il fit follement et avec une prodigalité outrancière, mais a été également capable d’aimer, d’admirer et de louer avec une ferveur de martyr. Il témoigna ainsi d’une fidélité sans faille à Baudelaire ou à Barbey mais, fait plus surprenant et moins connu, il fut aussi l’un des tous premiers à rendre compte des Chants de Maldoror de Lautréamont et à tenter de comprendre quelle sorte de feu pouvait alimenter un tel brasier (Gracq parle, lui, de volcan à propos de la prose ducassienne). Là, cependant, n’est pas l’essentiel, même si notre époque manque cruellement, je l’ai dit, d’une plume aussi dévastatrice que l’a été celle de Léon Bloy.
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