Au-delà de l'effondrement, 18 : La Machine à explorer le Temps de H. G. Wells (08/02/2010)

Crédits photographiques : Carlos Barria (Reuters).
313774931.2.jpgTous les effondrements.









Non plus le survivant d'un cataclysme détaillé par le menu ou innommé, scène classique, augurale, de la littérature post-apocalyptique, mais, matrice du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad qui, à sa façon, est aussi l'histoire d'une fin de monde, l'explorateur capable de contempler ce que sera devenu le dernier représentant de l'homme, bestiole immonde se déplaçant sur le sol pulvérulent d'un rivage rouge sang, tel est le cauchemar que Wells nous décrit dans l'un de ses romans les plus connus.
Les dernières pages de La Machine à explorer le Temps semblent être la matérialisation d'un des plus angoissants mauvais rêves d'Edgar Allan Poe : «Il m’est impossible, affirme l'explorateur du temps comme Marlow relate son expérience des ténèbres à un auditoire fasciné qui l'écoute en silence, de vous exprimer la sensation d’abominable désolation qui enveloppait le monde; le ciel rouge à l’orient, la ténèbre septentrionale, la mer morte et salée, la grève rocheuse encombrée de ces lentes et répugnantes bêtes monstrueuses, le vert uniforme et d’aspect empoisonné des végétations de lichen, l’air raréfié qui vous blessait les poumons, tout cela contribuait à produire l’épouvante» (p. 150) (1). Sachant que les mots sont incapables d'étreindre la réalité (2), une leçon dont Conrad se souviendra en faisant discourir, dans la nuit qui est tombée sur la Tamise, son étrange marin, l'explorateur, coûte que coûte, ne peut se dérober à la règle qu'il s'est fixé : tenter de tout dire de ce qu'il a vu, moins le futur de la race humaine que, dirait-on, quelque passé très ancien où le premier Adam n'était qu'une ébauche d'être : «Tandis que j’étais là, mal à l’aise et étourdi, je vis de nouveau, contre le fond rougeâtre de la mer, l’objet qui remuait sur le banc de sable : il n’y avait plus maintenant de méprise possible, c’était bien quelque chose d’animé, une chose ronde de la grosseur d’un ballon de football à peu près, ou peut-être un peu plus gros, avec des tentacules traînant par-derrière, qui paraissait noire contre le bouillonnement rouge sang de la mer, et sautillait gauchement, de-ci, de-là» (pp. 153-4).
Ainsi le jeu de miroir entre le roman de Wells et la longue nouvelle de Conrad qui s'en est si visiblement inspirée est-il fascinant : Marlow remonte les âges jusqu'à rejoindre l'épicentre préhistorique du séisme qui ravagera, quelques années après sa sombre péripétie, l'Europe tout entière et même le monde selon Sven Lindqvist tandis que le personnage de Wells, abruptement surnommé l'explorateur du temps, se jette par-delà les millénaires, dans les gouffres du futur où l'humanité a déchu de son rang. J'ai évoqué la dernière station de son voyage fantastique avant, meurtri et sale, qu'il fasse machine arrière pour revenir dans le présent de l'énonciation afin de raconter son aventure incroyable à ses amis mais cette vision du néant n'est pas la partie la plus connue du roman, qui envisage une humanité radicalement séparée en deux espèces, les doux Elois et les cruels Morlocks, ces derniers, réfugiés dans les souterrains puants chassant les premiers pour s'alimenter.
Le socialiste Wells a eu, c'est une évidence, la main lourde en décrivant le futur de l'humanité et la façon, ironique pour le moins, avec laquelle il caractérise la bizarre complexion de son personnage (3) amateur du grand Thomas Carlyle (4), ne doit pas nous tromper sur le sens de sa parabole, dont un Michel Houellebecq s'est peut-être souvenu en écrivant le beau roman qu'est La Possibilité d'une île : «Les Elois, comme les rois carolingiens écrit Wells, en étaient venus à n’être que des futilités simplement jolies : ils possédaient encore la terre par tolérance et parce que les Morlocks, subterranéens depuis d’innombrables générations, étaient arrivés à trouver intolérable la surface de la terre éclairée par le soleil» (p. 106). L'explication que le romancier avance est troublante même si se lit commodément, sous la cruauté, l'espérance bafouée d'une belle fraternité entre les hommes, voire l'échec de l'attente millénariste d'un paradis sur Terre (5) : «La Némésis des délicats Elois s’avançait pas à pas. Pendant des âges, pendant des milliers de générations, l’homme avait chassé son frère de sa part de bien-être et de soleil» (p. 107). C'est dans un autre roman de Wells, fort connu également, postérieur de quelques années seulement à La Machine à explorer le Temps, que l'écrivain développe cette idée de Némésis, mêlant inextricablement certitude d'une déchéance s'expliquant de façon purement rationnelle et intervention surnaturelle qui se traduira par le très malrucien triomphe de l'érotisme, affirmant donc, par la voix d'un de ses personnages habitant Putney Hill : «Pour ces gens-là, les Martiens seront une bénédiction : de jolies cages spacieuses, de la nourriture à discrétion; un élevage soigné et pas de soucis. Or, chaque fois que les choses sont telles qu’un tas de gens éprouvent le besoin de s’en mêler, les faibles, et ceux qui le deviennent à force de trop réfléchir, aboutissent toujours à une religion du Rien-Faire, très pieuse et très élevée, et finissent par se soumettre à la persécution et à la volonté du Seigneur. Vous avez déjà dû remarquer cela aussi. C’est de l’énergie à l’envers dans une rafale de terreur. Les cages de ceux-là seront pleines de psaumes, de cantiques et de piété, et ceux qui sont d’une espèce moins simple se tourneront sans doute vers – comment appelez-vous cela ? – l’érotisme» (6).
En somme, l'humanité, confrontée à un ennemi extérieur, les Martiens, ou enfanté dans son propre sein, les Morlocks, se punit elle-même pour avoir cédé aux mirages de la religion du Rien-Faire, les offensés et les humiliés pourchassant, l'heure venue de leur revanche, la caste arrogante et molle de leurs anciens maîtres (7), comme cela est également évoqué dans La Peste écarlate de Jack London quoique, dans ce roman, les loups n'attendent pas la fin des temps pour sortir de leurs repères infects.
Le progrès est nécessaire selon Wells, même si, nous l'avons vu, le romancier, sans doute plus que le théoricien, est lucide : le progrès connaît et connaîtra toujours des ratées mais celles-ci, paradoxalement, sont le ferment de notre vigueur, puisqu'un progrès indéfini des connaissances et des conditions sociales de notre vie ne peut déboucher, inéluctablement, que sur un paradis qui n'est qu'un enfer déguisé : «J’en conclu que pendant d’innombrables années il n’y avait eu aucun danger de guerre ou de violences isolées, aucun danger de bêtes sauvages, aucune épidémie qui aient requis de vigoureuses constitutions ou un besoin quelconque d’activité. Pour une telle vie, ceux que nous appellerions les faibles sont aussi bien équipés que les forts, et de fait ils sont plus faibles» (p. 63) alors que, comme dans le livre de Bulwer-Lytton : «S’orner de fleurs, chanter et danser au soleil, c’était tout ce qui restait de l’esprit artistique; rien de plus. Même cela devait à la fin faire place à une oisiveté satisfaite. Nous sommes incessamment aiguisés sur la meule de la souffrance et de la nécessité et voilà qu’enfin, me semblait-il, cette odieuse meule était brisée» (p. 64).
C'est donc bel et bien cette meule de la souffrance qui nous empêche de nous avachir et de sombrer dans l'état édénique et ridiculement frivole qui aura vite fait d'agacer l'explorateur du temps qui, d'ailleurs, en bon primitif qu'il est (un homme appartenant au XIXe), aura vite fait de céder à ses penchants de destruction (8), comme s'il n'était qu'un de ces hommes creux décrits par Conrad, n'hésitant pas à défendre chèrement sa peau contre les gluants et blanchâtres Morlocks puisque «la sécurité trop parfaite des habitants du monde supérieur les avait amenés insensiblement à la dégénérescence, à un amoindrissement général de stature, de force et d’intelligence» (p. 93) et, de fait, ils sont devenus un troupeau de moutons dans lequel, la nuit venue, les Morlocks prélèvent leur nourriture (9).
Lors de son exploration de la ville que peuplent les Elois, l'explorateur du temps, accompagné de sa petite protégée, découvre les ruines de ce qui a été visiblement un musée, où demeurent encore, après les millénaires, des machines dont le narrateur ne parvient même pas à imaginer l'usage. Plus troublant, le fait que, ayant pénétré dans une nouvelle salle, il paraisse ne point reconnaître ce qui fut des livres : «Je reconnus bientôt les haillons brunis et carbonisés qui pendaient de tous côtés comme étant les vestiges délabrés de livres. Depuis longtemps ils étaient tombés en lambeaux et toute apparence d’impression avait disparu» (p. 123). Cette découverte sera l'occasion d'une analyse des conditions de la ruine selon H. G. Wells, dont les propos nous sont désormais familiers puisqu'il écrit : «Je m’attristai à mesurer en pensée la brièveté du rêve de l’intelligence humaine. Elle s’était suicidée, elle s’était fermement mise en route vers le confort et le bien-être, vers une société équilibrée, avec sécurité et stabilité comme mots d’ordre; elle avait atteint son but, pour en arriver finalement à cela. Un jour, la vie et la propriété avaient dû atteindre une sûreté presque absolue. Le riche avait été assuré de son opulence et de son bien-être; le travailleur, de sa vie et de son travail. Sans doute, dans ce monde parfait, il n’y avait eu aucun problème inutile, aucune question qui n’eût été résolue. Et une grande quiétude s’était ensuivie» (p. 141).
Étrange, alors, cette inversion, non des valeurs, mais des attentes de Wells, comme si, une fois encore, le romancier avait compris instinctivement que la raison, miracle de l'univers, n'en était pas moins une réalité extraordinairement fragile. Wells écrivait ainsi, au début de son roman, comme tout bon scientiste : «Nous les [nos plantes et nos animaux] améliorons graduellement, parce que nos vues sont vagues et hésitantes, et notre connaissance des choses très limitée; parce que aussi la Nature est timide et lente dans nos mains malhabiles. Un jour tout cela ira de mieux en mieux» (p. 61).
Certes, l'écrivain a beau jeu de nous proposer, une fois de plus, une explication parfaitement rationnelle (10) de la chute de l'homme, reste que c'est absolument tout ce que l'on voudra sauf de la rationalité que met en avant Wells pour conclure ce très beau roman : «Et j’ai conservé, pour mon réconfort, deux étranges fleurs blanches – recroquevillées maintenant, brunies, sèches et fragiles –, pour témoigner que lorsque l’intelligence et la force eurent disparu, la gratitude et une tendresse mutuelle survécurent encore dans le cœur de l’homme et de la femme» (p. 166).

Notes
(1) H. G. Wells, La Machine à explorer le Temps [The Time Machine, 1895], traduit par Henry D. Davray, (Gallimard, coll. Folio SF, 2005).
(2) «En l’écrivant, je ne sens que trop vivement l’insuffisance de la plume et du papier et surtout ma propre insuffisance pour l’exprimer avec toute sa valeur. Vous lirez, sans doute, avec attention; mais vous ne pourrez voir, dans le cercle brillant de la petite lampe, la face pâle et franche du conteur, et vous n’entendrez pas les inflexions de sa voix. Vous ne saurez pas combien son expression suivait les phases de son récit ! La plupart d’entre nous, qui écoutions, étions dans l’ombre, car les bougies des candélabres du fumoir n’avaient pas été allumées […]», pp. 35-6. Citons encore ce passage qui a dû visiblement inspirer Joseph Conrad : «Imaginez-vous ce qu’un nègre arrivant de l’Afrique centrale raconterait de Londres ou de Paris à son retour dans sa tribu !», p. 78.
(3) «Lui [l’Explorateur du Temps] avait des idées décourageantes sur le Progrès de l’Humanité, et il ne voyait dans les successives transformations de la civilisation qu’un embrasement absurde destiné, à la fin, à retomber et à détruire ceux qui l’avaient construite», pp. 165-6.
(4) «J’essayai même une sorte de mépris à la Carlyle pour cette misérable aristocratie en décadence. Mais cette attitude d’esprit était impossible. Quelque grand qu’ait été leur avilissement intellectuel, les Elois avaient trop gardé de la forme humaine pour ne pas avoir droit à ma sympathie et me faire partager de force leur dégradation et leur crainte», p. 115.
(5) «Des triomphes sociaux avaient été obtenus. Je voyais l’humanité hébergée en de splendides asiles, somptueusement vêtue, et jusqu’ici je n’avais trouvé personne qui fût occupé à un labeur quelconque. Nul signe, nulle part, de lutte, de contestation sociale ou économique. La boutique, la réclame, le trafic, tout le commerce qui constitue la vie de notre monde n’existait plus. Il était naturel que par cette soirée resplendissante je saisisse avec empressement l’idée d’un paradis social», pp. 61-2.
(6) H. G. Wells, La guerre des mondes [1898] (Gallimard, coll. Folio, 2005), pp. 270-1.
(7) «Ainsi donc, comme je pouvais le voir, l’homme du monde supérieur avait dérivé jusqu’à la joliesse impuissante, et l’homme subtérranéen jusqu’à la simple industrie mécanique», p. 141.
(8) «Et il me tardait grandement d’en tuer quelques-uns. Bien inhumain, penserez-vous, cette envie de massacrer ses propres descendants ! Mais il n’était en aucune façon possible de ressentir le moindre sentiment d’humanité à l’égard de ces êtres. Ma seule répugnance à quitter Weena, et à la conviction que, si je commençais à apaiser ma soif de meurtre, ma Machine pourrait en souffrir, furent les seules raisons qui me retinrent de descendre tout droit dans la galerie et d’aller massacrer les brutes que j’entendais», p. 123.
(9) «Ces Elois étaient simplement un bétail à l’engrais, que, telles les fourmis, les Morlocks gardaient et qu’ils dévoraient – à la nourriture duquel ils pourvoyaient même», p. 114.
(10) «L’humanité avait été forte, énergique et intelligente et avait employé toute son abondante vitalité à transformer les conditions dans lesquelles elle vivait. Et maintenant les conditions nouvelles réagissaient à leur tour sur l’humanité», p. 63.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, science-fiction, post-apocalyptisme, h.g. wells, la machine à explorer le temps, joseph conrad, cœur des ténèbres | |  Imprimer