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28/08/2009

Charlie Marlow était-il un des convives du Banquet de Platon ?

Crédits photographiques : Pat Vasquez-Cunningham (Albuquerque Journal via Associated Press.


Joseph Conrad dans la Zone.

41RDvvcb0GL._SS500_.jpgÀ propos de Cœur des ténèbres de Joseph Conrad (nouvelle traduction de Claudine Lesage) aux Éditions des Équateurs.
LRSP (livre reçu en service de presse).


Les choses avaient pourtant bien commencé pour Claudine Lesage, traductrice et préfacière du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Un texte crâne, l’intention, affichée, de retraduire le texte bien connu du romancier afin de le dépoussiérer et de le «redécouvrir», selon le vocabulaire convenu de la quatrième de couverture, rien donc qui puisse nous effrayer puisque, après tout, la marque des grands textes est de souffrir toutes les traductions et même les interprétations, y compris les plus ridicules, en général d’inspiration psychanalytique. Je connais ainsi quelques pitres universitaires, réunis sous la bannière de Josiane Paccaud-Huguet, qui prétend lire l’œuvre de Conrad «selon une approche postmallarméenne du langage, éventuellement avec Freud et Lacan» (1), qui ont récemment vu, dans la longue remontée du fleuve entreprise par Kurtz, le retour tant rêvé dans l’utérus maternel et, dans le fleuve lui-même, le symbole du serpent adoré par les gnostiques valentiniens !
Ma foi, puisque Cœur des ténèbres autorise les lectures les plus farfelues (heureusement aussi, les plus sérieuses), Claudine Lesage a raison de n’y point aller par quatre chemins et d’affirmer ainsi, d’entrée de jeu : «Comment vaincre l’ennui qui, toutes traductions confondues, naît à la lecture des versions françaises de Cœur des ténèbres ? Comment continuer d’ignorer en Joseph Conrad le visionnaire qui traita si magistralement de l’Afrique et du colonialisme et pourquoi vouloir priver le lecteur français de la modernité d’un texte dont la traduction reste à dépoussiérer ?» (2). Signalons tout de même, comme ne manque même pas de l’indiquer l’intéressée, que les traductions des romans de Conrad réalisées en français ont très souvent été amendées par l’auteur lui-même et qu’il y a donc quelque imprudence, pour ne pas dire sottise, à prétendre que rien ne les distingue les unes des autres et que toutes, donc, seraient absolument fautives. Faisons-lui remarquer que bien rares doivent être les lecteurs et exégètes de l’œuvre de Joseph Conrad susceptibles de ne pas lui reconnaître ces deux qualités ridiculement journalistiques que sont sa «modernité» et son caractère «visionnaire». Poursuivons en notant que, hormis la traduction de Jean-Jacques Mayoux (la seule que ne cite point Claudine Lesage) que je trouve passablement infidèle, les traductions françaises de Cœur des ténèbres sont assez scrupuleuses voire excellentes, comme celle de Jean Deurbergue pour l’édition de la Pléiade (Joseph Conrad, Œuvres Gallimard, tome II, 1985). Si «dépoussiérer» le texte de Joseph Conrad signifie, comme le fait Claudine Lesage, employer des tournures aussi élégantes que «se prendre la tête» (p. 125), alors je préfère, ma foi, une traduction vieillotte à celle réalisée par une adolescente regardant un épisode de Joséphine, ange gardien. Terminons par une constatation : certes, je ne me suis point amusé à comparer, ligne à ligne, la traduction donnée par Claudine Lesage pour vérifier qu’elle était plus (ou beaucoup moins, comme un seul sondage me le fait désormais penser) fidèle que d’autres. J’ai pour ma part découvert ce chef-d’œuvre de Conrad dans l’une de ses traductions les plus imprécises, celle de Mayoux donc, et l’art du romancier, bien sûr, n’en a absolument point été affecté. Je n’ai guère l’envie de me lancer dans une étude comparative des défauts et mérites des quatre ou cinq traductions de Cœur des ténèbres disponibles en langue française même si un tel travail serait incroyablement riche d’enseignements. Si Claudine Lesage fait œuvre de traductrice, je lui conseille de nourrir, en premier lieu, quelque utile modestie, non seulement à l’égard du texte à traduire, mais également à l’égard des traductions données par ses prédécesseurs.
Allons maintenant droit au but. Les difficultés commencent réellement lorsque notre impavide traductrice, prenant prétexte d’une rencontre nocturne entre Joseph Conrad et l’un de ses amis, un spécialiste de Platon, Vincentry Lutoslawski, disciple de Lewis Campbell, estime que Cœur des ténèbres pourrait être analysé comme l’adaptation romanesque d’un dialogue socratique. Ainsi, Marlow, le narrateur bien connu de Conrad, pourrait-il être considéré comme quelque Socrate officiant devant un groupe d’amis, le narrateur anonyme de notre longue nouvelle pouvant dès lors être pris, moyennant quelques ajustements légers, comme Platon en personne, «un philosophe qui fut aussi un grand écrivain» selon Lutoslawski (3). Banalités. Claudine Lesage donne plusieurs indices (comme la présence, dans le texte de Conrad, de mots majusculés qu’elle rattache aux idées platoniciennes) qui lui permettent de rapprocher l’œuvre de Joseph Conrad d’un dialogue du philosophe comme Le Banquet, tout en reconnaissant, plusieurs fois, qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse de lecture (4) et que, quoi qu’il en soit, force est de «constater que Cœur des ténèbres est construit d’un point de vue de romancier et non de philosophe et que, s’il est vrai que Conrad a le goût de la philosophie, ce qui l’intéresse avant tout, c’est de savoir comment le genre romanesque peut se faire l’écho des problématiques essentielles du monde» (p. 16). Vous avez dit : nouvelles banalités ? Effectivement, et non des moindres.
J’ai moi-même tenté d’illustrer, dans le Dossier H consacré à Joseph de Maistre, une hypothèse de lecture : Cœur des ténèbres s’inspire des Soirées de Saint-Pétersbourg. Du moins ai-je essayé, pour étayer cette thèse qui me semble beaucoup plus convaincante que celle de Claudine Lesage, d’apporter plus que quelques indices pour le moins troublants, rapprochant ainsi les deux œuvres par plusieurs de leurs thématiques, comme celle, en tout premier lieu, du langage.
Rien de tel dans la préface de Claudine Lesage qui évoque, fort à propos, des influences beaucoup plus certaines que celles des grands textes de Platon, comme les ouvrages de Livingstone et Stanley, écrit, de nouveau, quelques généralités sur notre livre (5) et finit par nous donner, en guise de conclusion, quelques lignes affreusement plates, qui ne mentionnent plus Platon qu’à titre d’hypothèse pas même probable, simplement possible : «Il ne serait donc guère raisonnable de chercher dans Cœur des ténèbres un système logique et figé de la pensée conradienne. Sans doute faut-il simplement en retenir que Conrad adapte Platon à des fins littéraires, construit une Idée pour un foisonnement de lectures et d’adaptations potentielles» (6), comme celle du cinéaste Francis Ford Coppola que cite l’auteur. Prudemment d’ailleurs, la quatrième de couverture (7) du livre se contente de louer les vertus de cette nouvelle traduction, censée nous permettre de «redécouvrir», on s’en serait douté, «un grand classique de la littérature».
Je n’ai absolument rien redécouvert mais en revanche ai relu avec beaucoup de plaisir, dans cette nouvelle traduction due à Claudine Lesage qui n’est point toujours aussi excellente qu’elle l’affirme et même, souvent, s’éloigne de l’original d’une façon pour le moins cavalière (8), un grand livre et même infiniment plus que cela : la matrice de bien d’autres livres, immenses comme La Terre vaine de T. S. Eliot ou Méridien de sang de Cormac McCarthy ou bien minuscules comme Serviles servants de Tarik Noui.

Notes
(1) In La fiction et l’Autre, textes réunis par Josiane Paccaud-Huguet, Joseph Conrad 1, La Revue des Lettres Modernes, 1998, p. 2 de l’introduction. Les délires interprétatifs concernant Cœur des ténèbres sont ceux de Nadia d’Amelio-Martiello, dans une étude comparée entre l’œuvre de Joseph Conrad et celle de William Golding intitulée Darkness Visible, pp. 21-42 de l’ouvrage cité.
(2) Préface de Cœur des ténèbres de Joseph Conrad (Éditions des Équateurs, 2009), p. 7. Le même éditeur a publié en 2007, toujours de Conrad, Du goût des voyages suivi de Carnets du Congo.
(3) In Revue des études grecques, n°41, janvier-mars 1898.
(4) Préface, in op. cit., p. 17.
(5) «Appréhender le colonialisme africain (sic !), non pas tant par l’anecdote, la chronique directe ou le pamphlet qu’à travers la construction d’un récit qui, en même temps qu’il explore toutes les facettes d’un univers, cherche aussi les moyens littéraires d’en sublimer la vérité et d’en faire un objet universel : tel est le défi que se lance Conrad à lui-même avec Cœur des ténèbres», p. 20.
(6) Ibid., p. 29.
(7) Un détail : il me semble que l’arrière-plan de l’image choisie pour illustrer notre ouvrage n’est pas exactement celui d’une forêt africaine… En règle générale d’ailleurs, les couvertures de livres publiés en France sont d’une pauvreté d’imagination assez criante. Il ne s’agit là que d’un détail me direz-vous. Bien sûr. Mais c’est une accumulation de détails dépréciatifs qui peuvent vous faire jeter un livre à la poubelle.
(8) Un seul exemple, mais révélateur d’un travail de traduction pour le moins très peu sérieux, voire parfaitement inepte, ce passage (p. 134) : «Là n’était pas la question, mais bien plutôt dans la constatation que c’était quelqu’un de particulièrement doué et que, de tous les talents dont il faisait preuve, celui qui dominait et donnait un sens à son existence même était son aptitude à la parole, cette aptitude qu’il avait pour les mots, ce don d’expression, de délire verbal et d’invention – le plus noble et le plus méprisable des dons : à la fois pulsation d’un jaillissement de lumière et flot trompeur sorti du cœur d’impénétrables ténèbres».
Je rappelle le texte original, qui ne présente tout de même pas des difficultés insurpassables, extrait de l’édition critique anglaise de référence : «That was not the point. The point was in his being a gifted creature and that of all his gifts the one that stood out pre-eminently, that carried with it a sense of real presence, was his ability to talk, his words — the gift of expression, the bewildering, the illuminating, the most exalted and the most contemptible, the pulsating stream of light, or the deceitful flow from the heart of an impenetrable darkness», Conrad, Heart of darkness edited par Robert Kimbrough (Norton Critical editions, third edition, 1988), p. 48.
Afin de ne point trop accabler le travail de Jean-Jacques Mayoux, auteur après tout d’une bonne introduction au chef-d’œuvre de Conrad, je donne sa traduction de ce passage qui, on le constatera aisément, est infiniment plus respectueuse du texte de Conrad que celle de Claudine Lesage : «La question était que c’était un être doué, et que de tous ses dons celui qui ressortait de façon prééminente, qui comportait le sens d’une présence réelle, c’était son aptitude verbale, ses paroles, le don d’expression, déconcertant, illuminant, le plus exalté et le plus méprisable, le flot battant de lumière, ou le flux trompeur émané du cœur de ténèbres impénétrables», in Au Cœur des ténèbres (Flammarion, coll. GF, 1989), p. 154.
Enfin, je donne également la traduction d'André Ruyters, contre lequel Claudine Lesage n'a jamais de mots assez durs. J'ai beau la relire, elle me paraît tout de même plus fidèle au texte anglais que celle de Lesage : «Là n'était pas la question, mais qu'il s'agissait d'un homme doué, et qu'entre tous ses dons, celui qui passait les autres et imposait en quelque sorte l'impression d'une présence réelle, c'était son talent de parole, sa parole ! — ce don troublant et inspirateur de l'expression, le plus méprisable et le plus noble des dons, courant de lumière frémissant ou flux illusoire jailli du cœur d'impénétrables ténèbres», in Jeunesse suivi de Au Cœur des ténèbres (Gallimard, coll. L'Imaginaire, 2002), pp. 190-1.