Saint-Germain-des-Prés-sur-Cadavres + Addendum (23/01/2010)

Rappel
Philippe Sollers (et ses petits soldats) dans la Zone.

Addendum du 25 janvier : texte en italiques.

Une polémique littéraire, enfin une.
Quelle belle façon de commencer l'année, n'est-ce pas ?
Enfin une polémique comme les aiment nos amis les journalistes, qui ont jugé, pour une fois non sans prudence, que les petits règlements entre auteures auteuses allez savoir (regroupées dans la très sainte Trinité composée de mesdames Marie NDiaye, Camille Laurens et Marie Darrieussecq), dont la seule particularité commune est d'être, toutes trois bien qu'à des degrés divers, dénuées de talent, étaient pitoyables.
Enfin une polémique qui touche à l'essentiel.
La Shoah ? Non.
Jan Karski ? Mais non voyons ! Il n'y a bien que Claude Lanzmann qui le pense, non sans fort vilaines arrière-pensées et peut-être, aussi, Annette Wieviorka.
L'essentiel, à Saint-Germain-des-Prés, petit émirat des lettres désunies dont le pouvoir réel est infiniment plus étendu que le territoire concerné tel qu'il apparaît sur une carte, l'essentiel, dans cette Zone dont la disparition nous permettrait, enfin, de pouvoir écouter le silence dans sa plénitude, l'essentiel, à Saint-Germain, se nomme Philippe Sollers, le Doge de la Bêtise auquel mènent, comme à Rome, tous les chemins.
Celui par qui le scandale, comme une pierre d'achoppement, arrive, ne peut jamais être, du moins à Paris, que Philippe Sollers.
J'ai beaucoup écrit, hélas, sur Philippe Sollers, le meilleur de nos plus mauvais écrivains.
Pour une fois, je n'évoquerai pas un de ses mauvais livres, ni même le nouveau, pas encore lu.
Je m'attaque à un ennemi beaucoup plus vaste qu'un mauvais livre lancé, toujours remarquablement, par la puissante machine de guerre qu'est Gallimard, en étant précédé d'un tapis de bombettes médiatiques : lorsque Philippe Sollers daigne sortir de son silence plus pur que celui de l'Empyrée, la Terre entière, tremblante et inquiète, doit cesser de tourner ou plutôt : de parler.
Je ne m'attaque même pas à la personne de Philippe Sollers, dont je me moque puisque cet homme qui se croit vivant est en fait, comme les personnages du roman de Philip K. Dick intitulé Ubik, mort.
Son influence est celle qu'un mort peut exercer, est contraint d'exercer, doit exercer sur le monde des vivants qui ne veut plus de lui, qui, depuis longtemps, l'a même oublié.
Son influence est néfaste.
Évoquer un des demi-soldes de Philippe Sollers, c'est tenter, toujours, de dissiper ce mauvais rêve, indestructible puisqu'il n'a pas de forme, increvable puisqu'il n'est même plus vivant.
Je sais donc que je cours à l'échec.
Peu importe : il faut l'écrire, afin qu'une trace demeure.
Jan Karski, ce faux témoignage écrit par Yannik Haenel, est l'une des preuves de cette influence mauvaise, délétère, qui pourrit ce qu'elle touche.
Maintenant les faits (enfin, pas seulement, je ne suis pas un huissier) car ils sont, comme toujours, implacables.

Valeurs actuelles publie, à la date du 15 octobre 2009, ma critique sur ce mauvais livre, un de plus, d'Haenel.
L'auteur est alors cité, d'abondance, dans les médias et plusieurs sélections de prix littéraires ont retenu son livre. Il a d'ores et déjà reçu le prix du roman décerné par la Fnac, ce qui lui confère une publicité exceptionnelle, que les journalistes dits professionnels confondent souvent avec une preuve de qualité.
À titre d'exemple significatif d'une critique qui est tout ce que l'on voudra sauf une véritable critique littéraire, signalons le texte paraphrastique ridicule de Nathalie Crom pour Télérama datée du 29 août 2009.
J'ai lu tous les livres de Yannick Haenel. J'ai lu ceux de son compère et jumeau cacographique, François Meyronnis. J'ai pris la peine, en début d'article, de rappeler tous mes textes publiés sur Philippe Sollers et ses séides.
J'ai même lu le livre que Haenel et Meyronnis ont écrit à quatre mains ou plutôt pieds.
Je savais donc ce que j'allais lire en lisant Jan Karski de Yannick Haenel, avant même de l'avoir lu, alors même que, à ce moment-là, les critiques de journalistes peu regardants ou tout simplement parfaitement incompétents étaient, comme aura raison de le rappeler Pierre Assouline, louangeuses.
Je savais alors que j'allais lire un nouveau livre de Yannick Haenel qui, quel que soit le sujet annoncé, évoquerait les hantises habituelles de l'auteur.
Vous me répondrez que c'est bien là, cette tragique incapacité de changer de fantômes ou même cette impuissance à les faire taire, la marque des plus grands et je vous répondrai : bien sûr.
Yannick Haenel n'est pas un grand, même s'il évoque dans ses livres beaucoup de grands comme Melville, Lautréamont, Nietzsche.
Les livres d'Haenel n'ont aucune vie propre; ils ne se sustentent que de l'énergie que les grands écrivains qui en peuplent les pages consentent à leur délivrer.
À vrai dire, nous pourrions écrire, moins paradoxalement qu'il n'y paraît, que Yannick n'a écrit aucun véritable livre. Il mériterait de figurer dans la longue liste des Bartleby établie par Enrique Vila-Matas.
Yannick Haenel est comme un parasite sur la peau épaisse d'une baleine : il voyage avec elle, se nourrit de ce qu'elle rejette, finira, tôt ou tard, par la faire crever.
Haenel est ainsi le parasite de la baleine blanche (Gallimard affirme désormais que cette baleine est un cétacé, tenons-nous le pour dit) d'Hermann Melville.
Son hôte étant quelque peu attiré par les abîmes où la lumière est chiche et Yannick Haenel étant un écrivain fragile (alors que sa voix, sa complexion le trahissent suffisamment : tout de cet homme hurle qu'il ne fait que grimer l'humilité), un chercheur modeste qui a besoin des lumières de la rampe plutôt que du grand jour, notre auteur sans livres a décidé de coloniser le corps d'un mort, de préférence célèbre, dont l'histoire magnifique se rapprocherait au plus près du trou noir que Meyronnis et Haenel n'en finissent pas de sonder, armés d'une cuiller en argent de la brasserie Lipp : Jan Karski.
Jan Karski a exploré les gouffres et Yannick Haenel n'aime rien tant que de raconter, au chaud dans son bureau, les aventures de ceux qui ont exploré les gouffres, sont descendus aux Enfers et surtout, surtout, en sont remontés, à seule fin que lui, Yannick Haenel, évoque leur témérité et leur dantesque folie.
Yannick Haenel, accordons-lui cet unique prestige, est un parasite littéraire exceptionnel puisqu'il souffre avec, j'allais même écrire pour l'hôte sans la force duquel il serait ce qu'il est lorsqu'il n'écrit plus de livre : un écrivain sans livre.
Pour une fois, le prestidigitateur de bal populaire qu'est cet écrivain second (comme Merleau-Ponty évoquait les langages seconds) a tenté de se glisser dans la peau du fameux Jan Karski, un homme qui, quoique mort, paraît plus vivant que ne l'est Haenel.
Un homme qui, quoique mort, va promettre au frileux et fragile Yannick une remontée vers la lumière publicitaire, que les journalistes, ces phalènes qu'un diode aveugle, confondront une fois de plus avec une quête humble et poétique de vérité.
Jan Karski, mort en l'an 2000... Il paraît d'autant plus vivant que Robert Laffont (Le Cerf y a renoncé) a décidé de publier de nouveau son livre devenu introuvable. Ainsi comprend-on que le scandale qui éclabousse tout le monde, surtout à Saint-Germain-des-Prés-sur-cadavres, fait aussi les affaires de tout le monde.
Ainsi comprend-on que, pour les besoins d'une quête de vérité qui se veut dynamitage littéraire du nihilisme, Yannick Haenel a fait de Jan Karski un mort vivant qui singe les grimaces de la vie.
Car Yannick Haenel, s'il est accablé par des fantômes et des harpies, est parfaitement incapable de leur donner une consistance autre qu'ectoplasmique. Yannick Haenel, souvenez-vous de ce point, n'a jamais écrit un seul livre vivant.
En une phrase que l'on me pardonnera d'être brutale, Yannick Haenel n'est pas un écrivain.
Il n'est pas même un historien du dimanche.
Il est à l'histoire, m'écrivait récemment un ami, ce que Marc Lévy est à Stendhal. La comparaison est peut-être plus flatteuse qu'il n'y paraît, à la réflexion...
Il y a quelques semaines, je condense ces quelques poétiques et ontologiques évidences dans mon article pour Valeurs actuelles, sachant qu'il s'adresse à un bien plus large public que celui qui lit Stalker.
J'ai peu de place, il me faut être cinglant.
Je crois l'avoir été.
Voici mon texte, reproduit sur ce blog.

Pierre Assouline, dans un papier souplinien à souhait (métaphores ridicules à foison, fautes aussi, comme celle commise sur le propre nom de Mme. Annette Wieviorka) mis en ligne par Le Monde des Livres le jeudi 21 janvier 2010, puis repris sur sa République des Livres, affirme que, en plus du «plébiscite [du] public, une critique enthousiaste a accueilli le roman. Il a fallu attendre le compte rendu d'Annette Wievorka [sic], spécialiste de la période, dans la revue L'Histoire (no 349, janvier 2010), pour entendre non seulement un son de cloche différent mais un véritable tocsin.»
Passons sur le style, calamiteux et pauvre, de cette réincarnation de Pécuchet (et peut-être même, aussi, de Bouvard) : les propos de Pierre Assouline sont tout simplement faux.
De deux choses l'une : soit Pierre Assouline connaissait ma critique sur l'ouvrage de Yannick Haenel et il l'a tue, ce qui le conduit à proférer un mensonge, soit il ne la connaissait pas, ce qui en dit long sur les prétendus talents de limier de ce journaliste se prétendant écrivain.

Annette Wieviorka a utilisé, apparemment, le même titre que celui de mon papier pour dénoncer dans L'Histoire le livre de Yannick Haenel. Étant de nature prudente, nous le savons tous, je ne puis qu'invoquer le hasard qui, selon l'adage, fait si bien les choses. Ceci étant posé, je me réjouis de voir que quelques lecteurs savent encore lire, en France.

Pierre Assouline nous annonçait dans sa note, avec roulement de tambour, le texte assassin de Claude Lanzmann qu'il semblait avoir lu (mais avec Assouline, on ne sait jamais...), paru dans le numéro de ce jour de Marianne, contre le livre de Yannick Haenel. Comme je ne l'ai pas encore lu, je ne puis rien en dire. «Certains appellent hommage ce parasitage du travail d'un autre. Le mot de plagiat conviendrait aussi bien», déclare Claude Lanzmann dans son article. Il a parfaitement raison d'écrire ce terme, plagiat, qui décidément caractérise le mieux le travail de Yannick Haenel que Thomas Wieder, pour Le Monde daté du mardi 26 janvier, défend fort mollement, en nous rappelant de quels matériaux le mauvais livre Haenel est fait : ces matériaux sont de récupération, et encore, à la différence du sculpteur César, l'écrivain qu'est, paraît-il, Yannick Haenel, ne parvient même pas à les assembler correctement. Comment défendre, du reste, la mollesse faite homme, Yannick Haenel ? Lisez donc son effarante réponse, dans ce même quotidien, où il déclare que Claude Lanzmann ne comprend pas la littérature ! Comme s'il y avait, dans le patchwork que constitue Jan Karski, une seule ligne qui fût purement littéraire ! Sans me ranger du côté de Claude Lanzmann qui n'est pas exactement, dans cette affaire, un modèle insoupçonnable d'intégrité, je ne puis que moquer les ridicules prétentions de Yannick Haenel qui, dans sa réponse, d'une magnifique platitude (lisez, de grâce, la chute de son article et osez me dire qu'elle n'est pas stupide !), emploie de trop grands mots, du reste attendus par n'importe quel stratège jouant aux petits soldats de plomb, que son fluet filet de voix est bien incapable d'articuler correctement : recours à la fiction, approche intuitive, littérature [qui] est un espace libre où la vérité n'existe pas, etc. «Quand le romancier s'attaque à l'histoire, note Annette Wieviorka, il a le droit d'en faire ce qu'il veut, mais cela n'a d'intérêt que s'il nous dévoile une vérité qui échappe à l'historien». Bien évidemment ! Mais que nous dévoile donc le livre d'Haenel, si ce n'est le manque absolu d'imagination de ce bout-rimé sollersien ? Faites ainsi une rapide comparaison entre un écrivain véritable, Éric Vuillard avec Conquistadors et le livre de Yannick Haenel et vous saurez assez vite de quel côté se range la littérature, de quel autre l'idéologie, et, pour le dire en un mot qui caractérise le travail de Yannick Haenel qu'il m'a été donné de lire, l'imposture...

La morale de l'histoire ?
Pierre Assouline est coupable de s'être tu, par ignorance ou mauvaise foi, deux défauts contre lesquels un étudiant de première année de journalisme est suffisamment prévenu.
Yannick Haenel est coupable d'avoir, lui qui se dit écrivain, écrit un mauvais livre. Sans même nous soucier qu'il couche noir sur blanc un certain nombre de mensonges qui n'ont strictement rien à voir avec la vérité de la littérature (ce souci est un travail d'enquête historienne, cette assertion contredisant quelque peu celle de Wieviorka, ci-dessus), nous pouvons tranquillement affirmer que Jan Karski est un mauvais livre, pourtant couronné par le prix Interallié qui, on le sait, décerne sa récompense aux auteurs qui ont été journalistes, comme Yannick Haenel qui n'a jamais été journaliste de sa vie.
Claude Lanzmann est coupable de penser qu'il est la seule personne capable, en France, d'évoquer dignement la Shoah. Affirmer cela, le penser seulement, c'est outrager les millions de morts que ce réalisateur prétend défendre. Il semble en être devenu l'exclusif commercial d'ailleurs, comme François Rastier est devenu le seul défenseur de la Shoah contre les troubles fascinations d'auteurs tels que George Steiner, Giorgio Agamben, Pierre Boutang, Maurice G. Dantec et moi-même. Il est coupable de se faire l'unique porte-parole de Jan Karski, qu'il a pourtant filmé durant près de 9 heures. À la projection du film de Lanzmann, Shoah, nul doute ne subsiste quant au fait que Jan Karski a douloureusement ressenti l’absence de ses propos sur son rôle d'informateur de première main, alors même que l'auteur de ce film lui avait signifié, par écrit, sa promesse d'évoquer largement l'aide apportée par les Polonais aux Juifs. Karski a fustigé les procédés de Claude Lanzmann qui, aujourd'hui, nous donne la leçon, plutôt aigrie, d'un homme qui n'a probablement pas supporté le livre d'Haenel, non par amour de la littérature ni même par celui de la vérité, mais parce que ce livre affirme une position de Karski plus nuancée, sur les Polonais, que celle de Lanzmann qui a présenté les Polonais comme un peuple tout entier antisémite. Aussi, pour que nous puissions à notre tour juger tous ces petits juges, ce ne sont pas 40 minutes (comme dans Shoah) du témoignage filmé de Karski dont il nous faudrait disposer, mais bel et bien de l’ensemble du témoignage filmé de Jan Karski, par sa transmission à un centre d’archives historiques ou cinématographiques qui serait ouvert aux chercheurs.
Philippe Sollers, sorte de pitoyable Kurtz de foire, est coupable d'avoir publié, dans sa collection, L'Infini, le livre de Yannick Haenel.
À moins que... Sollers, dont l'intelligence est paraît-il légendaire et dont je n'ai jamais vu la moindre preuve ailleurs que dans sa capacité à vendre des livres qui ne valent rien, ait en toute connaissance de cause jeté l'un de ses dauphins dans une nasse de laquelle celui-ci va avoir toutes les peines du monde de s'échapper ?
Le monde de Saint-Germain-des-Prés est impitoyable, ne l'oublions pas, et telle aide, tel avancement, tel salut, tel geste censés déployer, sous les yeux de l'heureux bénéficiaire, des amoncellements de bienveillance, ne sont que des façons, discrètes mais efficaces, de briser une carrière, de tuer un homme en le vidant, d'un seul coup, de ses forces les plus intimes. D'ailleurs, le fragile Yannick Haenel vient déjà de se faire excuser : trop, c'est trop semble-t-il hurler de sa petite voix chuchotante, il lui faut prendre le temps de répliquer aux agresseurs en refusant d'être confronté à eux !
Le fin mot de cette petite histoire fort banale est évident : attendons de pouvoir lire l'ouvrage de Jan Karski, Mon témoignage devant le monde (1), qui contient plusieurs dizaines de pages consacrées à l'extermination des Juifs et les efforts qu'il fit lui-même pour tenter de sensibiliser les dirigeants politiques les plus puissants de la planète au sort du peuple juif, exterminé par les Nazis et leurs complices qui apportèrent aux journalistes non pas un mais plusieurs millions de cadavres, conformément aux exigences de Karl Kraus (2).

Notes
(1) Mon témoignage devant le monde. Histoire d’un État secret (Éditions Self, 1948. Seconde édition française : Éditions Point de Mire, 2004, établie et annotée par Céline Gervais-Francelle et Jean-Louis Panné, préface intitulée Tombeau pour Jan Karski de Jean-Louis Panné).
(2) «Le cadavre trouvé dans une valise représente l'indispensable sensation sans laquelle, en une époque aussi bruyante, on ne découvre plus rien», in Cette grande époque précédé d'un essai de Walter Benjamin (Petite Bibliothèque Rivages, 1990), p. 104.

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