Francis Herbert Bradley et Nagarjuna : enquête sur des lieux épistémologiques communs, par Jean-Paul Rosaye (04/04/2011)
Crédits photographiques : Andrew Caballero-Reynolds (Reuters).
Pour un modèle occidental de l'idée d'Occident, par Jean-Paul Rosaye.
Le texte qui suit a été reproduit avec l'aimable autorisation de son auteur, Jean-Paul Rosaye. Il a été publié dans l'ouvrage collectif intitulé Orient-Occident. Dialogue sur l'ailleurs, dont Jean-Paul Rosaye est par ailleurs, avec Siyan Jin, le maître d'œuvre (Artois Presses Université, 2011, pp. 109-26).
À propos de Jean-Paul Rosaye et Siyan Jin, Orient-Occident. Dialogue sur l'ailleurs (Artois Presse Université, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).
«Nous avons trahi le vrai monde.
Le vrai monde ? Qu’est-ce-que c’est ?
Je ne sais pas. Mais ce n’est pas ça – et il fait un geste de la main en direction de l’autoroute.
Eh bien, peut-être que nous y reviendrons. Ce truc dingue ne pourra pas durer longtemps.
Ça pétera un de ces jours, bientôt.
Trop fort et trop tard.
Pas si on garde ouvertes d’autres routes.
Garder ouvertes d’autres routes ?» (1).
Les deux auteurs que nous nous proposons d’étudier aujourd’hui dans le cadre d’une réflexion sur les territoires communs explorés par l’Orient et l’Occident ne sont pas très connus. Qu’il s’agisse de Nagarjuna, philosophe indien du IIe-IIIe siècle ou bien de Francis Herbert Bradley, philosophe anglais du XIXe-XXe siècle, le moins que l’on puisse dire, c’est que leurs œuvres ne sont en général étudiées que par une minorité de chercheurs. Pourtant, la majeure partie des spécialistes de philosophie et de religion considèrent que leur influence a été considérable dans l’histoire de la pensée en Orient et en Occident.
Ce premier paradoxe en rejoindra beaucoup d’autres au cours de cette étude car le sujet que nous avons décidé de traiter appartient à cette sphère de l’épistémologie où les visions et les conceptions conventionnelles du monde sont tirées vers des extrêmes qui les poussent à la limite de leur cohérence et de leurs certitudes. Et c’est justement dans cet espace situé à la limite et au-delà du sens commun dans chacune de nos deux civilisations que nous trouverons cet ailleurs où l’oriental comme l’occidental se rejoignent pour agencer un territoire où les normes, car il en existe, ne coïncident pas toujours avec les représentations idéologiques auxquelles nous sommes habitués.
Dans ces conditions, proposer un rapprochement entre Nagarjuna et Bradley peut ressembler à un défi supplémentaire : outre le fait que les deux hommes sont peu connus et que leur philosophie dispute aux grands courants philosophiques une façon de penser différente, la question d’un lien épistémologique entre ces deux penseurs, comme le suggère notre titre, risque de paraître aventureuse.
Il faut savoir penser dangereusement, mais à vrai dire, ce lien était couramment établi à l’époque de Bradley, lorsque ses commentateurs, ses admirateurs comme ses contempteurs, notaient la ressemblance de l’un à l’autre, notamment pour ce qui concerne une certaine similitude dans leur remise en cause radicale et rigoureuse des habitudes de penser à leurs époques respectives.
En particulier, un des plus grands poètes de langue anglaise du XXe siècle, Thomas Stearns Eliot, a étudié Nagarjuna peu avant de se lancer dans l’écriture d’une thèse de doctorat consacrée à Bradley et située dans la continuité d’une réflexion sceptique sur les théories de la connaissance. Ainsi, s’il existe une contiguïté intellectuelle entre Nagarjuna et Bradley dans l’esprit d’un homme de lettres aussi considérable que T. S. Eliot, cela signifie que des lieux communs entre ces trois auteurs sont susceptibles d’éclairer une certaine homogénéité de vues et qu’il est possible, à partir de là, d’édifier une base d’analyse intéressante pour notre connaissance d’un espace commun à l’Orient et à l’Occident.
Parlant de la poésie, mais on comprend assez vite que la formulation déborde le domaine proprement poétique pour englober aussi toute compréhension profonde du monde et de la réalité, Eliot évoquait le parcours d’un territoire frontalier, mental et mouvant, en recomposition permanente et indifférent à toute localisation linguistique, temporelle ou géographique : «Je pense que la poésie, si elle ne se résume pas à une plate répétition de formes, doit constamment explorer les «frontières de l’esprit». Mais ces frontières ne sont pas comme les levées des explorateurs géographiques, établies une fois pour toutes. Les frontières de l’esprit ressemblent plutôt à une jungle qui, à moins d’être constamment maintenue sous contrôle, est toujours prompte à empiéter sur les aires cultivées pour finir par les détruire. Notre effort consiste alors à reconquérir, dans des conditions très différentes, ce qui était connu des hommes écrivant en des temps reculés et dans des langues étrangères» (2).
On peut comprendre cette métaphore de la façon que l’on voudra, et mettre notamment en évidence la révérence qu’avait Eliot pour l’idée de tradition vivante; mais pour ce qui nous concerne ici, nous avons décidé de l’interpréter en priorité par le biais de sa composante spatiale, comme l’exposition d’un «ailleurs mental».
L’ordre intellectuel et moral de nos conceptions du monde serait alors constamment dépendant de notre action dans un espace de la pensée semblable à un territoire en friche. Il importerait ainsi d’explorer et d’éclaircir cet espace mental sous peine de déplorer une désagrégation inéluctable de notre ordre conceptuel, de voir surgir des idées méconnues et intempestives risquant de bouleverser la précarité de nos constructions intellectuelles. Cet espace hors géographie et intemporel, nous avons décidé de le poser par hypothèse à la frontière des pensées orientales et occidentales, qu’elles soient philosophiques, religieuses ou poétiques. C’est une terra incognita où se joue selon nous l’issue harmonieuse d’un jeu en contrepoint entre un Orient et un Occident qui se cherchent.
Une question importe dès lors : comment caractériser ce territoire commun à l’Orient et à l’Occident où des penseurs peuvent se rejoindre sur les fins dernières de l’homme et de la pensée ? La question est importante car comment serait-il possible d’admettre comme légitime cette réflexion en épistémologie comparée sans passer par l’hypothèse d’un espace commun de travail qui fixe les énergies de philosophes séparés par quinze siècles et quelques milliers de kilomètres ? Comme corollaire de cette question, l’exploration de ce territoire commun par nos deux auteurs n’est-elle pas révélatrice d’une situation culturelle particulière, n’explique-t-elle pas en partie que les explications du monde qui prévalaient à leur époque ne coïncidaient plus avec les observations qui en étaient faites ? Que, plus précisément, l’ordre intellectuel et moral que nous avons évoqué connaissait un état avancé de décomposition ?
Nombreux ont été ceux qui ont appelé de leurs vœux une osmose Orient-Occident, et peut-être Kenneth White a-t-il, plus qu’aucun autre récemment, développé une métaphore topographique de cette idée à travers ce qu’il a défini comme une «géopoétique». L’idée est en définitive toujours la même : il s’agit de retrouver un socle commun pour retrouver un sens perdu, de ré-orienter l’Occident ou de donner à l’Orient une façon de se comprendre. Découvrir des normes, définir la matrice de ce «territoire de l’ailleurs» est donc l’objet de cette étude, et elle passe par une analyse et une comparaison de Nagarjuna et de Francis Herbert Bradley.
Dans son livre L’Inde pense-t-elle ? Guy Bugault, grand spécialiste et traducteur de Nagarjuna, mettait en garde le lecteur occidental en lui expliquant que ses catégories de pensée, qui passent par le dogme aristotélicien des principes d’identité, de contradiction et de tiers exclu, sont de nature à biaiser toute compréhension des lettres indiennes. Mais plus encore, il insistait sur l’apport incomparable de la pensée indienne en ce qu’elle apporte un correctif à une vision occidentale qui n’envisage le rapport de l’homme au monde que sous une seule perspective. La vision binoculaire étant préférable, pour reprendre une de ses images (3), pour construire un «ailleurs mental» situé à la jointure de deux continents différents de la pensée, nous verrons en quoi la comparaison des philosophies de Nagarjuna et Bradley peuvent aider à cette construction.
Pour Bugault, il existe sept types de lecteurs potentiels de Nagarjuna : «sept esprits curieux de se dépayser» (4); et la voie que nous suivrons plus particulièrement pour sortir de notre pays est la dernière qu’il préconise, celle qui se préoccupe d’étudier ce qui s’oppose le plus à toute création de culture, à toute idéologisation de la société ou de la civilisation : celle de l’historien «attentif à la phénoménologie de l’absence et du vide» qui peut trouver chez Nagarjuna l’expression radicale d’une «expérience religieuse aux limites de l’évanescence, une dialectique si intimement libératrice qu’elle se supprime en s’exerçant : auto-abolitive» (5).
Nagarjuna est le penseur central du bouddhisme dit du «Grand Véhicule» (Mahayana), une forme universelle de bouddhisme, en ceci que son but était de s’ouvrir au plus grand nombre et de rompre avec l’idée élitiste d’un salut réservé à un petit nombre d’élus, caractéristique du bouddhisme monastique de l’école du Hinayana, dit du «Petit Véhicule»; et c’est à partir de Nagarjuna que le bouddhisme Mahayana a essaimé en Extrême-Orient, du Tibet au Japon, en passant par la Chine.
En plus de cette image de réformateur religieux, Nagarjuna est aussi un philosophe s’opposant à la démarche catégorisante et catégorique de la pensée de son temps. Il est le penseur indien qui a redéfini paradoxalement l’enseignement du Bouddha en détruisant les catégories intellectuelles qui avaient été établies pour mieux rendre compte de sa doctrine à l’intérieur même des sectes bouddhistes; et, ne se limitant pas aux théories bouddhistes des sectes Hinayana, il a aussi fortement critiqué les théories développées à l’extérieur du bouddhisme par les logiciens brahmaniques.
Cette radicalité épistémologique est l’image qui convient peut-être le mieux à Nagarjuna dans la mesure où son attaque visait non seulement un enseignement de type scolastique qui avait tenté de hiérarchiser et de classer, de conceptualiser et de mémoriser en un système la philosophie pratique et sotériologique du Bouddha, mais se déployait aussi contre une des branches de l’orthodoxie brahmanique, substantialiste et réaliste, spécialement l’école du Nyâya.
Ce qu’il y a de remarquable dans l’œuvre de Nagarjuna, c’est la rigueur absolue de son système ontologique complet, qui explore en profondeur toutes les abstractions, toutes les hypostases scolastiques, toutes les notions métaphysiques de son temps pour les déconstruire et proposer, par cette emendatio intellectus (6), une issue sotériologique dans la gangue d’une philosophie universelle. La référence à Spinoza n’est pas fortuite : le but est la délivrance de l’être humain, sa conduite au-delà de l’être et du non-être.
Or, cette aspiration vers un au-delà des conceptualisations humaines, trop humaines, est au centre de la philosophie de Francis Herbert Bradley, qui, au XIXe siècle, a constitué une doctrine de l’absolu, empruntant également la voie d’une emendatio intellectus et tranchant aussi avec la philosophie anglaise de son temps par une radicalité épistémologique remarquable. Parfois appelé «the modern Spinoza» par ses contemporains, Bradley a constitué en une cinquantaine d’années, de 1874, date de la publication de son premier ouvrage, à sa mort en 1924, une philosophie qui a profondément changé le débat philosophique en Angleterre.
Sa propre situation philosophique est par ailleurs paradoxale puisqu’il a été considéré comme le plus grand philosophe anglais vivant à son époque avant d’être la cible privilégiée des deux principaux courants philosophiques anglais du premier XXe siècle fondés par deux anciens de ses admirateurs : le positivisme logique, issu de Bertrand Russell, et la philosophie du sens commun, issue de G. E. Moore. Si sa philosophie a été totalement occultée moins de dix ans après sa mort, cela est dû, comme nous le verrons plus loin, à une situation symptomatique de l’histoire des idées en Angleterre à cette époque, troublée par une désaffection grandissante pour l’idéalisme en philosophie politique notamment; mais c’est aussi la conséquence d’une certaine incompréhension de son œuvre.
En fait, certaines théories de Nagarjuna pourront nous permettre de mieux comprendre le dessein de Bradley : plus qu’une simple question d’influence, le rapprochement de ces deux philosophes sera l’occasion de confirmer qu’ils se situaient dans un espace épistémologique commun, au-delà du temps et de l’espace. Mais commençons par analyser les caractéristiques générales de la philosophie de Bradley.
Tous les commentateurs de son œuvre s’accordent à dire que Bradley est le seul à avoir véritablement secoué les Anglais hors de leur sommeil dogmatique, et à s’être montré à la hauteur d’un élagage impitoyable des préjugés et des dogmes poussiéreux de son temps. Au moment où il a commencé à écrire, la philosophie anglaise était encore une philosophie insulaire, commandée par une orthodoxie qui voyait en John Stuart Mill son chef de file. Pourtant, la morale utilitariste, la logique associationniste et la métaphysique naturaliste de Mill avaient déjà été remises en cause par Thomas Hill Green à Oxford et Edward Caird à Glasgow, grâce à une lecture attentive et quelque peu idolâtre des philosophes idéalistes allemands et notamment, à partir des années 1860, de Hegel. Mais seul Bradley est arrivé à concrétiser en une doctrine vigoureuse et solide un retournement total de l’orthodoxie régnante et à s’affirmer comme un authentique réformateur philosophique. Ce serait toutefois une erreur de l’isoler dans le domaine philosophique puisque le mouvement idéaliste qui l’englobe et qui finit par triompher dans les années 1880 a aussi une profonde influence sur la pensée religieuse, comme en témoigne la publication en 1889 d’une collection d’essais réunis sous le titre Lux Mundi : A Series of Studies in the Religion of the Incarnation, qui s’est présentée comme étant globalement d’inspiration idéaliste.
Ce qui distingue peut-être le plus Bradley des autres auteurs idéalistes, néo-hégéliens de la période, c’est le doute viscéral qui se distille dans ses œuvres, si bien que son adhésion à l’hégélianisme a très vite conduit, par suite d’une argumentation poursuivie au bout de sa logique avec grande rigueur, à des conclusions inattendues et très controversées. Comme Nagarjuna, Bradley dispose d’une identité de réformateur, d’une réputation de sceptique et d’un crédit de profonde perspicacité métaphysique. Mais pour mieux comprendre en quoi réside sa critique du dogmatisme millien et son refus du système hégélien tel qu’il était reçu et idolâtré par ses collègues idéalistes les plus proches, il est nécessaire d’entrer plus avant dans sa méthode critique.
Si l’on considère que ses deux premiers ouvrages, l’un consacré à l’histoire (7), l’autre à l’éthique (8), sont d’inspiration hégélienne, sa méthode suggère qu’un dépassement et une critique du modèle hégélien étaient déjà à l’œuvre. En effet, cette méthode consistait pour l’essentiel en la mise en valeur d’une hypothèse et en un examen critique, rigoureux et exhaustif de tous ses présupposés et de toutes les objections que l’on peut lui opposer; cela a pour conséquence immédiate une attitude sceptique implacable et intransigeante qui lui a valu d’être pris pour un sophiste et un sceptique, au sens philosophique du terme. Pourtant, ce scepticisme reste au niveau du doute méthodologique; et même s’il est à l’origine de l’emendatio intellectus bradleyenne, la réforme de l’entendement qu’il préconise débouche sur l’affirmation positive d’un absolu et non sur la suspension du jugement, bien au contraire !
Plus encore, cette méthode critique l’a enjoint de continuer ses travaux en traitant de la logique séparément de la métaphysique et même prioritairement, comme si sa critique se devait de suivre un plan de déconstruction méticuleux. Le signe de sa dérive du système hégélien a d’ailleurs fini par apparaître très clairement à la fin de son troisième ouvrage, consacré aux principes de la logique, dans cette phrase qui détient tout le programme de sa philosophie future et la problématique d’ensemble de son œuvre : «À moins que la pensée ne signifie quelque chose qui dépasse la simple intelligence, si «penser» n’est pas utilisé avec quelque implication étrange qui n’a jamais fait partie de la signification du mot, un scrupule tenace nous interdit encore de croire que la réalité puisse jamais être purement rationnelle» (9).
Si le réel n’est pas rationnel, c’est tout le système hégélien qui s’effondre et Bradley a exposé dans l’ouvrage qui suit The Principles of Logic et qui a condensé l’essentiel de sa philosophie, la quintessence de sa méthode critique pour parvenir à l’exposition de ce qui est nécessairement vrai et réel, presque au sens spinoziste de l’expression si on excepte que ce vrai nécessaire a chez Bradley une implication pour la morale qui fait défaut chez Spinoza.
Cet ouvrage, Appearance and Reality, contient deux parties : la première est une déconstruction systématique de tous les concepts métaphysiques qui soutiennent l’édifice métaphysique occidental, la deuxième est l’affirmation de la voie de la vérité, une philosophie de l’expérience qui vise ce qu’il a appelé l’Absolu.
La première partie, Appearance, la plus courte, examine donc les conceptions du monde courantes pour montrer leur insuffisance de principe. Toutes les catégories de chose, de qualité, de temps et d’espace, y compris l’âme, sont soumises aux critiques les plus destructrices pour en arriver à la conclusion qu’aucune d’entre elles n’est réelle et que toutes sont contradictoires prises isolément... Cela n’est pas sans rappeler la démarche de Nagarjuna qui, en son temps, a été équivalente.
Dans son ouvrage le plus fondamental et le plus commenté, Les stances du milieu par excellence (Madhyamaka-karikas), toutes les abstractions et les hypostases scolastiques développées par la communauté bouddhique de son temps (les six éléments, les cinq groupes d’appropriation, les trois caractères du composé, etc.), ainsi que toutes les notions métaphysiques comme le temps, l’espace, la causalité, le mouvement, etc. sont critiquées et considérées comme «vides», non réelles dans la mesure où la vacuité signifie une absence de réalité.
Et de la même façon que Bradley a composé la deuxième partie Reality de Appearance and Reality pour présenter l’Absolu comme le seul critère qui puisse éclaircir et fonder le rejet des notions métaphysiques critiquées dans sa première partie, Nagarjuna a posé que la vacuité n’est pas le néant mais l’inconditionné, et que la vérité se trouve exactement dans le vide, dans cette caractéristique où se tiennent toutes les notions métaphysiques dont il avait démontré l’absence d’intelligibilité.
En somme, nos deux auteurs ont en commun une attitude réformatrice et sceptique, une méthode de déconstruction des conceptions du monde qui ressemble fort à une forme d’ascèse spirituelle et une théorie de la libération, une doctrine de l’absolu qui résout toutes les apories en même temps qu’elle en représente l’aboutissement ultime dans une totalité englobante. Cela fait beaucoup de points communs et d’un point de vue épistémologique, cela est suffisant pour qu’on se pose la question d’une influence. Cependant, avant d’examiner cette question, il est nécessaire de poursuivre encore un peu plus loin l’étude de la méthode et des présupposés de ces deux penseurs car ils ont été l’objet d’une incompréhension fréquente.
De toutes les critiques qui ont été adressées à l’encontre de la doctrine bradleyenne de l’absolu, les plus célèbres sont celles de Moore et de Russell, qui ont considéré la philosophie de Bradley comme d’un autre âge, pourvue d’erreurs logiques et globalement absurde, alors qu’ils en avaient été les admirateurs au début de leur carrière philosophique. En fait, cette opposition à son œuvre, qui a largement contribué à sa déréliction sinon à ternir durablement sa réputation philosophique, est fondée soit sur une méprise, soit sur une perspective épistémologique totalement différente de celle de Bradley.
Comme W. H. Walsh (10), un des acteurs du renouveau idéaliste en Angleterre au début des années 1960 l’a clairement montré, les objections de Bertrand Russell portent sur la méthode et sur le fond et elles ne peuvent aucunement prouver l’indigence de la philosophie de Bradley dans la mesure où elles énoncent une conception épistémologique diamétralement opposée et totalement antithétique. La vacuité, mal comprise, perd l’homme à l’intelligence courte, comme un serpent mal saisi ou une formule magique mal appliquée. Ainsi, la vision globalisante de Bradley spéculant sur une totalité cohérente et harmonieuse de la réalité, et l’atomisme logique de Russell fragmentant la réalité en autant d’unités destinées à être observées par des experts techniquement spécialisés sont irréconciliables, et ces deux visions énoncent plus deux façons de voir le monde qu’elles ne signifient que Russell a apporté un correctif à la philosophie de son ancien maître. Le problème pour Bradley vient de ce que les positivistes logiques, qui dominent la philosophie anglaise jusqu’à la fin des années 1930, et qui sont partis des positions de Russell, ont contribué à renforcer l’idée que Bradley n’était qu’un métaphysicien égaré, s’octroyant au passage quelques sérieux contresens sur sa philosophie en interprétant notamment l’Absolu bradleyen comme une version sécularisée de Dieu, ce qu’il n’est évidemment pas puisque Dieu, comme l’a écrit Bradley, n’est jamais qu’une apparence (11). La faillite et l’indigence ultérieure du positivisme logique devrait par ailleurs nous inciter à quelque prudence concernant la validité de leurs prises de position.
Les objections de George Edward Moore, chef de file de la Common Sense Philosophy au début du XXe siècle, proviennent ici encore d’une incompréhension sur la nature de l’Absolu bradleyen, sur une dissociation ressentie entre cet Absolu et le monde matériel, celui de la réalité quotidienne et du sens commun. Ce sentiment est compréhensible quand on sait que la première partie d’Appearance and Reality avait passé en revue tous ces concepts du sens commun, comme l’espace, le temps, l’existence du passé ou la reconnaissance d’autrui en concluant à leur non-réalité. Mais alors que Moore considère que Bradley nie la réalité du temps par exemple, ce dernier ne fait que souligner le fait que le concept «temps» ne détermine que des apparences et non la réalité; et cela ne signifie pas que les faits temporels n’existent pas, mais seulement qu’ils sont des apparences et non la réalité : ils «existent», ce sont des«faits» mais ils ne peuvent être «réels». On comprend que Moore ait pensé que Bradley nageait en pleine contradiction : le problème vient essentiellement du fait que la finesse métaphysique développée par Bradley pour rendre compte de la notion d’Absolu a été mal comprise par Moore et ses contemporains. La non-réalité, comme la vacuité, est une notion trop fine pour être manipulée avec de grosses ficelles; comme l’écrivait Nagarjuna : «La vacuité, mal comprise, perd l’homme à l’intelligence courte, comme un serpent mal saisi ou une formule magique mal appliquée» (24 : 11) (12).
En fait, Bradley ne se contredisait pas, mais sa présentation de la réalité et de l’Absolu est si profonde et si fine qu’elle frise parfois le sophisme et cela peut expliquer certaines réactions. Pourtant, la non-réalité du temps n’est pas une idée si révolutionnaire. Il suffit de connaître les théories sous-jacentes qui expliquent cette prise de position pour mieux l’appréhender et reconnaître qu’elle ne contredit pas notre expérience habituelle, commune, et quotidienne du temps.
Nous nous proposons de les donner ici, en faisant le détour par Nagarjuna qui, parce qu’il a adopté une position similaire de celle de Bradley, montre bien que nous nous trouvons en présence d’une forme d’invariance dans la profondeur métaphysique et que cette profondeur transcende précisément le temps pour se retrouver simultanément en plusieurs endroits de l’espace : une fois encore, il est possible d’admettre l’existence d’un «ailleurs mental» et de son importance pour ré-orienter un discours philosophique mou vers plus de vigueur. Commençons par donner l’intégralité de l’examen critique du temps par Nagarjuna (Chapitre 19) :
«Stance 1 : Si le présent et l’avenir dépendent du passé, c’est dire qu’ils existent déjà dans le passé.
2 : Si, au contraire, le présent et l’avenir en sont absents, comment pourraient-ils dépendre du passé ?
3 : Toutefois, on ne peut fonder rationnellement leur existence indépendamment du passé. En conséquence, présent et avenir n’ont pas d’existence propre.
4 : On appliquera la même procédure, tout à tour, aux deux paires temporelles qu’il reste à examiner (passé et avenir par rapport au présent, passé et présent par rapport à l’avenir), ainsi qu’aux triades telles que supérieur, moyen, inférieur, etc., à des dyades telles que unité, multiplicité, etc.
5 : Un temps mobile ne se laisse pas saisir. Quant à un temps immobile susceptible d’être saisi, on n’en trouve aucune trace. Comment, alors, parler d’un temps qui n’est pas saisi ?
6 : Si le cours des choses (le temps) existe en présupposant les choses, comment pourra-t-il exister sans elles? Or, il n’existe en soi aucune chose. Comment donc le temps pourra-t-il exister ?»
Il existe un moyen de démêler l’enseignement de ces stances avec la conscience commune que nous avons du temps en rapprochant ce texte de deux théories fondamentales du bouddhisme et que Nagarjuna reprend comme base méthodologique pour structurer toutes ses argumentations : la loi de la «coproduction conditionnée» (appelée aussi de «production en dépendance», ou de «dépendance mutuelle») et la loi des «deux vérités». Selon la première, aucune chose n’existe en soi, indépendamment des autres, toute chose est reliée à d’autres choses et n’a pas d’existence autonome : cela explique pourquoi la nature réelle des choses, c’est leur «vacuité», ou, si l’on peut se permettre un raccourci spatio-temporel, leur «non-réalité» selon une acception bradleyenne. La deuxième loi établit qu’il existe une vérité conventionnelle, mondaine dépendante de nos sens et de notre conscience, correspondant à l’espace commun de nos représentations courantes, et un monde au-delà des contradictions, supra-mondain, réel : «C’est en prenant appui sur deux vérités que les Budha enseignent la Loi, d’une part la vérité conventionnelle et mondaine, d’autre part la vérité de sens ultime» (24 : 8).
Cette deuxième loi pourrait passer pour du platonisme si on omettait de dire que les deux mondes ne sont pas séparés et que les apparences ne sont pas des illusions dans la mesure où ils participent de la réalité : il n’existe pas de réalité cachée et plus vraie que la réalité des sens, l’intelligible n’est pas dissocié du sensible ! Ces deux lois structurent tout l’argumentaire de Nagarjuna : tout phénomène est présenté comme non-existant, c’est-à-dire métaphoriquement vide, d’un point de vue ultime et supra-mondain dans la mesure où il est isolé des autres phénomènes qui le co-produisent par la conscience, laquelle discrimine le réel; parallèlement, il est perçu comme existant par la conscience dans le monde de la réalité conventionnelle. On observe une argumentation très voisine chez Bradley, rendue par les concepts de co-existence ou de togertherness («comprésence»), et quand il écrit que l’Absolu est une totalité qui embrasse tout ce qui est relaté, en situation de dépendance mutuelle donc : «Tout ce qui est phénoménal est réel d’une manière ou d’une autre; et l’absolu doit être au moins aussi riche que le relatif. Et qui plus est, l’absolu n’est pas multiple; il n’existe pas de réels indépendants. L’univers est un en ce sens que ses différences existent harmonieusement à l’intérieur d’une totalité, au-delà de laquelle il n’existe rien» (13).
Dire qu’une chose «existe» et qu’elle «n’existe pas» semble donc contradictoire sauf si on admet que la perspective qui permet d’en juger est différente selon que l’on se place du point de vue de la vérité ultime ou de celle de la vérité conventionnelle; l’idéal étant d’embrasser les deux, ce que Nagarjuna nomme précisément la «voie du milieu» (madhyama pratipad), et c’est aussi cette double vérité qui importe pour Bradley : «L’existence n’est pas la réalité, et la réalité doit exister. Chacune de ces vérités est essentielle pour la compréhension de la totalité, et chacune d’elle, nécessairement en fin de compte, est impliquée en l’autre. L’existence est, autrement dit, une forme de l’apparence de la réalité» (14).
Dans la formulation de Nagarjuna, cela correspond à la célèbre stance 19 du chapitre 25 : Il n’y a aucune différence entre le samsara et le nirvana. Il n’y a aucune différence entre le nirvana et le samsara.
Qui plus est, l’existence de faits en tant qu’apparences résulte de leur appartenance à un monde conventionnel où les consciences peuvent communiquer à l’aide d’un langage qui fédère les sensations de tous sous l’unité d’un code; mais le lien entre ces «faits» linguistiques et la réalité absolue n’est que ténue, et le langage reste inadéquat pour rendre les impressions fluctuantes de notre perception de la réalité, ce qu’exprimait si bien T. S. Eliot dans un passage très bradleyen des Four Quartets :
«[…] chaque essai
Est un départ entièrement neuf, une différente espèce d’échec
Parce que l’on n’apprend à maîtriser les mots
Que pour les choses que l’on n’a plus à dire, ou la manière
Dont on n’a plus envie de les dire. Et c’est pourquoi chaque tentative
Est un nouveau commencement, un raid dans l’inarticulé
Avec un équipement miteux qui sans cesse se détériore
Parmi le fouillis général de l’imprecision du sentir,
Les escouades indisciplinées de l’émotion» (15).
Est un départ entièrement neuf, une différente espèce d’échec
Parce que l’on n’apprend à maîtriser les mots
Que pour les choses que l’on n’a plus à dire, ou la manière
Dont on n’a plus envie de les dire. Et c’est pourquoi chaque tentative
Est un nouveau commencement, un raid dans l’inarticulé
Avec un équipement miteux qui sans cesse se détériore
Parmi le fouillis général de l’imprecision du sentir,
Les escouades indisciplinées de l’émotion» (15).
Si le «réel» et le «vrai» sont enfermés pour G. E. Moore dans une alternative du tout ou rien : soit c’est réel, ou vrai, soit c’est faux, ou irréel; pour Bradley, le monde des apparences et de la réalité est subtilement médié par des degrés de vérité et de réalité : «L’Absolu est chaque apparence, et est toutes, mais il n’est pas chacune en soi. Et il n’est pas toutes également, mais une apparence est plus réelle qu’une autre. En bref, la doctrine des degrés dans la réalité et la vérité est la réponse fondamentale à notre problème... Rien n’est parfait, en soi, et pourtant tout contient à un certain degré une fonction vitale de perfection» (16).
Comme le tout est harmonieux et cohérent, les degrés de vérité et de réalité supérieurs infèrent un plus grand bien (goodness) que les degrés inférieurs, et c’est peut-être en cet endroit que la sotériologie de Nagarjuna est plus radicale dans son implication pour la libération de l’homme de sa souffrance que la philosophie de Bradley. En effet, pour Bradley, notre conscience du monde s’effectue au niveau de notre conceptualisation, lors de la discrimination entre le soi et ce qu’il lui est extérieur, alors que le monde réel est donné en tout instant lors d’une phase infra-relationnelle dans notre expérience immédiate et sentie : notre besoin d’adéquation entre notre expérience sentie (sentient experience) et notre pensée est l’indice que nous nous éloignons de l’absolu, alors que si ce besoin se fait moins sentir, c’est que nous nous en approchons. Chercher à parvenir à une compréhension de l’absolu c’est déjà mettre en accord notre conscience avec nos sentiments les plus enfouis et il y a en ce sens une continuité dans les écrits de Bradley dans la mesure où cette idée, développée sur le plan métaphysique dans Appearance and Reality, apparaissait déjà dans les Ethical Studies de 1876, où la fin de l’homme était décrite comme la réalisation d’une «volonté» qui dépasse notre moi concret (17).
Il existerait donc une sotériologie chez Bradley, mais elle est sans commune mesure avec la sotériologie de Nagarjuna qui effectue dans ses stances une propédeutique libératoire dont le but clairement énoncé est de libérer du samsara, de l’intrication de l’homme dans le processus malheureux des réincarnations éternelles.
Pour prendre une vue rapprochée de ces deux penseurs, on remarquera que T. S. Eliot, même s’il se tenait plus du côté de la via media anglicane que de la «voie du milieu» bouddhique, figurait comme un salut pour le poète mais aussi pour chaque homme capable de la réaliser, toute unité de sentir (feeling) et de pensée (thought); et il l’évoquait comme une incarnation métaphorique («the word made flesh» (18)) effectuant la voie parfaite, non seulement de l’expression poétique, possédant ainsi le don d’incarnation («the gift of incarnation» (19)), mais aussi de toute attitude morale ou intellectuelle parvenant à triompher de l’inadéquation entre le moi concret et apparent, et la réalité sentie. Ce qu’il y a d’intéressant chez Eliot, qui synthétise en quelque sorte les enseignements de Nagarjuna et de Bradley, c’est qu’il présente ces enseignements non seulement comme une «purification des mots de la tribu» mais aussi comme une voie en marge des valeurs conventionnelles et une restauration du sens : «Au commencement était le verbe. Dans la parole se trouve le niveau le plus élevé et le plus profond de la conscience [...] L’artiste est le seul révolutionnaire profondément authentique. Le verbe tend, et tendra toujours, à substituer l’apparence à la réalité. L’artiste, toujours seul, hétérodoxe quand tous sont orthodoxes, et orthodoxe quand tous sont hétérodoxes, dérange perpétuellement les valeurs conventionnelles et restaure le réel [...] la purification de la langue est moins un progrès qu’un retour perpétuel au réel» (20).
Une fois encore, et même si Eliot prêchait sûrement pour sa propre chapelle en voyant en l’artiste celui qui parvenait le mieux à s’extraire des conceptions conventionnelles pour produire du sens, ou, ce qui revient au même, pour réaffirmer les valeurs cardinales d’une tradition multiséculaire, nous avons une norme supplémentaire pour caractériser la nature du parcours à la frontière de l’esprit. Mais avant de proposer notre conclusion sur les caractéristiques de l’ailleurs mental et du territoire commun à l’Orient et à l’Occident, il est nécessaire de s’étendre plus encore sur les raisons objectives d’un rapprochement épistémologique entre Bradley et Nagarjuna.
Ainsi, les critiques de Russell et de Moore sont-elles pacifiées et résolues par la doctrine de la co-production conditionnée et par celle des deux vérités, et il est évident que nous devons démêler la question d’une influence éventuelle de Nagarjuna sur Bradley avant de confirmer notre hypothèse d’un espace épistémologique commun aux deux penseurs.
En fait, il n’existe aucune preuve d’une influence directe. Aucune lettre, aucun commentaire de Bradley, aucun livre de sa bibliothèque privée (21) ne semblent attester que Bradley ait eu une connaissance directe des écrits de Nagarjuna. Tout au plus peut-on remarquer que Bradley avait lu et accueilli favorablement la philosophie de Schopenhauer et que l’intérêt pour ce philosophe allemand s’était intensifié dans les années 1870 en Angleterre, après l’article enthousiaste que lui avait consacré John Oxenford dans la Westminster Review en 1853, exposant notamment le rapport de la pensée du philosophe avec le brahmanisme et le platonisme, et grâce à la multiplication des traductions de son œuvre (quoique Bradley l’ait lu en allemand). On notera incidemment l’influence considérable de l’article de William Wallace sur Schopenhauer dans l’Encyclopedia Britannica en 1886 et le fait que Wallace, qui avait succédé à T. H. Green à Oxford, était un ami proche de Bradley. Mais même si Schopenhauer a pu attirer l’attention de Bradley sur certaines catégories de la pensée indienne, ou bien encore attiser une certaine disposition à remettre en cause tout l’édifice métaphysique occidental, il est difficile, compte tenu de la qualité très personnelle de la philosophie de Bradley, de mettre en évidence des emprunts à la pensée de Nagarjuna.
Par ailleurs, et cela tend à confirmer la théorie nietzschéenne d’un pont invisible reliant les génies, de génération en génération, et du travail des artistes et des philosophes à la mise en place de ce qu’il appelle une «immortalité de l’intellect» (22), l’influence, pour qu’elle soit effective, n’est jamais que la mise au clair d’éléments de pensée encore confus, mais déjà présents dans l’esprit de celui qui la reçoit. Comme l’écrivait W. B. Yeats, «We do not seek truth in arguments or in books, but clarification of what we already believe» (23), et cela nous conduit naturellement à examiner ce qui a pu déterminer une telle convergence de la philosophie de Bradley vers des problématiques bouddhistes du IIe siècle de notre ère.
L’Occident, vers la fin du XVIIIe siècle, s’est découvert une passion pour l’Inde, et ceux qui ont étudié cet engouement soudain (24) ont parlé de «Renaissance orientale» pour suggérer qu’à l’instar de la Renaissance, lorsque l’Occident s’était ressourcé à ses origines antiques, la fin du XVIIIe siècle a vu se développer une nouvelle recherche de sens par la médiation de l’Orient, et de l’Inde plus particulièrement. Il n’est pas question ici de retracer l’histoire de la découverte de l’Orient en Occident pendant cette période, mais parmi les trois types de curiosité qui se déploient alors : religieuse, politique et exotique, la dernière est susceptible de nous intéresser plus particulièrement, en tant qu’elle consiste en un étonnement philosophique et artistique tout à la fois.
Cette «Renaissance Orientale» n’est pas le fruit du hasard. Elle apparaît au moment où les intérêts économiques occidentaux s’intéressent particulièrement à l’Inde : après la révolution américaine, il était bien naturel que les pays européens se focalisent vers l’Orient pour calmer leurs appétits expansionnistes. Mais parallèlement, le développement des infrastructures et des moyens d’exploitation des compagnies privées puis des états nationaux a largement contribué à approfondir la connaissance de ces régions et de leur culture. Vers le milieu du XIXe siècle, et grâce à l’étude et l’extrapolation des observations des missionnaires, des hommes de lettres ou encore des aventuriers, les civilisations de l’Extrême-Orient ont été mieux connues et c’est tout un continent qui s’est alors ouvert à la conscience européenne, à un moment où l’Europe était en plein bouleversement politique, économique et social. C’est alors que le public cultivé, mais aussi une part de plus en plus importante de la classe moyenne, a élaboré ce que l’on appelle couramment l’«orientalisme».
Sur cette période, qui s’étend sur un bon siècle et qui va, pour simplifier, du début des études indo-européennes au rejet final du bouddhisme comme nihiliste et décadent, beaucoup de choses ont été écrites et je voudrais pour ma part, dans la mesure où cela sert mon propos, faire part de deux paradoxes de cet orientalisme qui montrent à quel point la création d’un «Orient» en Occident à cette époque a eu pour conséquence l’ouverture d’un espace de transition, de ce territoire commun à l’Orient et l’Occident, où s’élabore une pensée de l’ailleurs.
Le premier paradoxe est que le bouddhisme est un système occidental. L’Occident a créé un bouddhisme en transférant ses catégories mentales et culturelles sur un objet qu’il est allé chercher en Orient. Il ne s’agit pas ici uniquement de répéter, comme l’a fait Edward Said (25) que l’Orient est un «Autre» de l’Occident, mais aussi d’ajouter quelques remarques quant à certaines implications intéressantes de cet épisode dans l’histoire des idées. Avant que des études spécialisées ne lui attribuent sa singularité culturelle vers la fin du XIXe siècle, le bouddhisme est donc surtout un objet occidental. Comme l’a remarqué Philip Almond, l’édition, la traduction et l’étude de textes bouddhiques s’est tellement développée en Occident que l’on peut dire que le bouddhisme a été un objet textuel fondé sur des institutions occidentales : les instances du bouddhisme sont situées en Orient, mais la localisation textuelle a été établie en Occident (26).
En ce sens, le bouddhisme peut donc aussi être perçu comme un avatar (!) du christianisme, une direction hérétique supplémentaire qui ne doit finalement pas grand chose à l’Orient sinon de lui avoir prêté quelque temps une occasion de renouveler ses thèmes et son imagination. L’Occident a pu constituer, finalement, le bouddhisme qui lui convenait, et cela rend lumineuses les remarques de Nietzsche à son endroit dans L’Antéchrist.
Le deuxième paradoxe, qui lui est directement lié, est que ce bouddhisme n’a fait que très peu de convertis en Angleterre. Et ce n’est pas parce que le programme philosophique et religieux du bouddhisme tel qu’il est présenté à cette époque est trop superficiel mais du fait d’un complexe de supériorité que l’Occident, et notamment l’Angleterre victorienne, a argumenté vis-à-vis de l’Orient. Même si l’aspiration bouddhiste est forte, le bouddhisme reste, aux yeux des occidentaux, une religion provenant d’une civilisation jugée inférieure, et du livre The History of British India de James Mill, qui date de 1817, au célèbre poème de Kipling The White Man’s Burden en 1889, le préjugé de la supériorité de l’Occident n’a pas seulement été tenace, il a aussi durablement affecté la représentation que les occidentaux pouvaient avoir de l’Orient.
Or, si le bouddhisme «occidental» ne devrait normalement pas porter les stigmates de la décrépitude orientale, il est supposé à l’époque qu’en lui réside un quelque-chose qui hâte le processus de la décadence : il serait porteur d’une maladie intellectuelle. Le pessimisme, qui au travers de l’influence de Schopenhauer est pressenti comme un des aspects principaux de toute philosophie orientale, est combiné au scepticisme pour constituer ce foyer de dégénérescence soupçonné derrière le bouddhisme victorien.
Bien entendu, ce scepticisme et ce pessimisme sont en quelque sorte la face cachée du victorianisme et il se pourrait bien que le bouddhisme symbolise l’horizon d’attente des victoriens. En somme, le bouddhisme «idéal» développé à l’époque victorienne est une figure de l’ailleurs et renvoie à un «ailleurs mental», à cet Orient qui n’existe pas réellement mais qui porte en lui une transfiguration de l’idéal de l’Occident : l’Orient serait ainsi cette limite extrême de nos représentations, cet ailleurs qui contraste avec nos territoires connus de la pensée et le parcours de ces «frontières de l’esprit» constituerait donc cette asymptote de toute pensée profonde qui cherche au-delà des ornières conceptuelles. Si l’intérêt pour le bouddhisme révèle une vision troublée du monde à l’époque victorienne, on comprend mieux pourquoi la philosophie de Bradley est une articulation in fine d’un horizon Victorien.
L’«ailleurs mental» et le territoire commun de l’Orient et de l’Occident que nous avons tenté de définir dans cette étude peuvent donc bien être construits sur le lieu de rencontre de ces deux penseurs que sont Nagarjuna et Bradley, par-delà l’espace et le temps. Ce modèle d’espace de pensée comprend donc trois dimensions et deux implications principales.
Il est caractéristique d’une pensée radicale qui effectuerait un «audit conceptuel» en trois temps : critique des valeurs conventionnelles parce qu’elles ne sont plus adéquates à l’évolution du monde, présentation d’une voie qui restitue un sens à la réalité et application pratique, éthique, morale ou sotériologique de cette voie.
Sa première implication est de naître à des périodes troublées et d’être le reflet d’un horizon du présent, sa deuxième implication est généralement de renvoyer à une tradition (27), que ce soit la philosophie pratique et sotériologique du Bouddha pour Nagarjuna, ou une philosophie qui s’est toujours écrite dans les marges de l’histoire philosophique connue dans le cas de Bradley, une vision syncrétique où apparaissent les spectres de Platon et de Leibniz, de Spinoza et de Hegel.
Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’opposition à Bradley est aussi significative d’une contestation de la vision idéaliste au début du XXe siècle, et cela correspond à un mouvement plus ample de l’histoire des idées qui embrasse l’évolution d’un monde en pleine révolution depuis la prise de la Bastille en France et l’essor de la croissance industrielle en Angleterre. Or, ces deux faits de la société moderne ont donné à l’Angleterre du XIXe siècle ses deux idéologies centrales : l’idéalisme et l’utilitarisme; deux idéologies qui définissent bien la philosophie complexe de Bradley comme celui de l’évolution politique, économique et sociale de la Grande-Bretagne.
La clôture de l’espace de ce territoire parcouru et défriché par Bradley est manifeste en Angleterre après la première guerre mondiale, lorsque T. S. Eliot publie son célèbre poème The Waste Land, deux ans avant la mort du philosophe; mais elle a commencé avec la période victorienne tardive, lors des «Great Depression Years», de la quête de nouveaux débouchés pour l’économie, de la colonisation à outrance du monde non-occidental, et de la course aux armements. C’est la période qui voit triompher le modèle historiographique de la «Whig Interpretation of History», laquelle impose l’image d’une Angleterre utilitariste et pragmatique et fait reculer inexorablement l’idéalisme en philosophie politique (28). La répudiation de F. H. Bradley est contemporaine de ce mouvement : c’est comme si le territoire commun à l’Orient et à l’Occident s’était soudain fermé sur de nouvelles certitudes. Cet espace peine à se ré-ouvrir depuis.
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(1) Kenneth White, Les cygnes sauvages : voyage-haïku (Grasset, 1990), pp. 66-67.
(2) «I think, that poetry, if it is not to be a lifeless repetition of forms, must be constantly exploring “the frontiers of the spirit”. But these frontiers are not like the surveys of geographical explorers, conquered once for all and settled. The frontiers of the spirit are more like the jungle which, unless continuously kept under control, is always ready to encroach and eventually obliterate the cultivated area. Our effort is as much to regain, under very different conditions, what was known to men writing at remote times and in alien language», in A Commentary : That Poetry is made with Words, in The New English Weekly, April, 27, 1939, p. 27.
(3) Guy Bugault, L’Inde pense-t-elle ? (P.U.F., 1994), p. 245.
(4) Ibid., p. 234.
(5) Ibid., p. 235.
(6) Le rapprochement de la philosophie de Nagarjuna de l’ascèse spirituelle de l’emendatio intellectus (le terme est de Spinoza) provient de Guy Bugault, dans l’introduction à sa traduction des Stances du milieu par excellence (Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, 2002).
(7) The Presuppositions of Critical History (Bristol, Thoemmes Press, 1874, 1993).
(8) Ethical Studies (Oxford, Oxford University Press, 1876,1962.
(9) «Unless thought stands for something that falls beyond mere intelligence, if ’thinking’ is not used with some strange implication that never was part of the meaning of the word, a lingering scruple still forbids us to believe that reality can ever be purely rational», in The Principles of Logic (London, O.U.P., 1883, second edition corrected, 1928), pp. 590-1.
(10) Dans cette partie nous sommes redevables à W. H. Walsh, dont l’article Bradley et la métaphysique, in Les études philosophiques (vol. 15, janvier-mars 1960), a fait le point sur l’infortune de la philosophie de Bradley au début du XXe siècle et a amplement contribué à redresser le tort qui lui avait été causé.
(11) «Dieu n’est qu’un aspect, et donc qu'une apparence, de l’Absolu», F. H. Bradley, Appearance and Reality (London, Sonnenschein, 1897, 2e édition), p. 448.
(12) Toutes les citations de Nagarjuna sont tirées de la traduction de Guy Bugault à partir du texte sanskrit commenté par Candrakirti (Prasannapada) : Stances du milieu par excellence, op. cit. Le premier chiffre renvoie au chapitre, le second à la stance.
(13) «Everything phenomenal is somehow real; and the absolute must at least be as rich as the relative. And, further, the Absolute is not many; there are no independent reals. The universe is one in this sense that its differences exist harmoniously within one whole, beyond which there is nothing», in Appearance and Reality, op. cit., p. 144.
(14) «Existence is not reality, and reality must exist. Each of these truths is essential to an understanding of the whole, and each of them, necessarily in the end, is implied in the other. Existence is, in other words, a form of the appearance of the Real», in Ibid., p. 400.
(15) «...every attempt / Is a wholly new start, and a different kind of failure / Because one has learnt to get the better of words / For the thing one no longer has to say, or the way in which / One is no longer disposed to say it. And so each venture / Is a new beginning, a raid on the inarticulate / With shabby equipment always deteriorating / In the general mess of imprecision of feeling, / Undisciplined squads of emotion», in T. S. Eliot, East Coker, V, Poésie (traduction de Pierre Leyris, Seuil, 1969), pp. 182-183.
(16) «The Absolute is each appearance, and is all, but it is not any one as such. And it is not all equally, but one appearance is more real than another. In short, the doctrine of degrees in reality and truth is the fundamental answer to our problem...Nothing is perfect, as such, and yet everything in some degree contains a vital function of perfection», in Appearance and Reality, op. cit., p. 487.
(17) F. H. Bradley, My Station and its Duties & Concluding Remarks, Ethical Studies, 1876.
(18) T. S. Eliot, Clark Lectures, in The Varieties of Metaphysical Poetry (London, Faber & Faber, 1993), p. 54.
(19) Ibid., p. 58.
(20) «In the beginning was the word. In speech is both the highest level and the deepest level of consciousness […] The artist is the only genuine and profound revolutionist, in the following sense. The word always has, and always will, tend to substitute appearance for reality. The artist, being always alone, being heterodox when everyone else is orthodox, and orthodox when everyone else is heterodox, is the perpetual upsetter of conventional values, the restorer of the real […] the purification of language is not so much a progress, as it is a perpetual return to the real», in T. S. Eliot, Turnbull Lectures, in The Varieties of Metaphysical Poetry, op. cit., pp. 288-290.
(21) La publication relativement récente des œuvres complètes, de la correspondance et des œuvres de jeunesse de Bradley (Collected Works of F. H. Bradley, Bristol, Thoemmes Press, 1999, Carol Keene [ed.]) est d’une aide précieuse pour suivre la trace des ses premières influences.
(22) Friedrich Nietzsche, Le livre du philosophe : considérations sur le conflit de l’art et de la connaissance, in Œuvres philosophiques complètes (Gallimard, 1990), tome II, 1ere partie, fragments posthumes (été 1872 – début 1873), pp. 173-174.
(23) William Butler Yeats, Explorations (New York, Macmillan, 1962), p. 310.
(24) Voir à ce sujet les deux petits livres qu’y consacre Roger-Pol Droit, L’oubli de l’Inde (Seuil, réed. coll. Points Essais, 2004) et Le culte du néant : les philosophes et le Bouddha (Seuil, réed. coll. Point Essais, 2004); ainsi que l’ouvrage de Philip C. Almond, The British Discovery of Buddhism (Cambridge, C.U.P., 1988), pour la situation du phénomène en Angleterre. L’expression «Renaissance orientale» renvoie bien entendu à Raymond Schwab (La Renaissance orientale, Payot, 1950).
(25) Edward Said, Orientalism (Harmondsworth, Penguin, 1979, 2003). Voir également J. J. Clarke, Oriental Enlightenment : The Encounter between Asian and Western Thought (London and New York, Routledge, 1997).
(26) Philip C. Almond, op. cit., p. 37.
(27) Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (Seuil, 1996), pp. 327-328.
(28) José Harris, Political Thought and the State, in The Boundaries of the State in Modern Britain (S. J. D. Green & R. C. Whiting Editors, Cambridge, C.U.P., 2002), pp. 18-19.
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