La Répétition de Sören Kierkegaard (21/01/2020)

Crédits photographiques : Kevin Winter (Getty Images).
Quelle espèce de ruse profonde, diabolique dans son essence et inquiétante dans ses manifestations se cache dans La Répétition que Kierkegaard fit paraître en 1843 sous l'un de ses pseudonymes, Constantin Constantius, au même moment que paraît son ouvrage le plus connu, Crainte et Tremblement publié par Johannes de Silentio, et alors même qu'il tente de persuader son entourage qu'il mène une vie dissolue pour ainsi convaincre l'Aimée qu'elle n'avait décidément rien perdu en perdant cet intellectuel volage ?
Cette ironie, cette ruse que l'on pourrait qualifier, bien plus que de socratique, de démoniaque puisqu'elle va jusqu'à délivrer des conseils de rupture (cf. p. 49) au jeune homme désireux d'éconduire sa promise, ne doit pas nous faire penser qu'en écrivant son livre, Kierkegaard n'aurait fait que proposer la commode, esthétique et dialogique exposition d'une multiplicité prétendue de personnalités contradictoires et refuser ainsi de s'exposer à la corne de taureau de sa géniale témérité, réservant cette dernière pour l'un ou l'autre de ses masques érudits et bavards. Apprenant que Régine allait se marier, Kierkegaard déchira plusieurs pages du manuscrit de La Répétition et se répandit en notations peu amènes sur celle qui fut sa fiancée et sur l'essence féminine, si coupablement volage.
Parions donc sur le contraire de la légèreté des jeux pseudonymiques, c'est-à-dire sur l'extrême gravité des faits, et admettons que Karl Ejby Poulsen, dans la belle préface qu'il donne au volume édité par Rivages poche, a parfaitement raison d'insister sur la dimension profondément humaine du texte de Sören Kierkegaard et, au-delà du livre matière à commentaires et gloses sans fin, de ce qu'il a livré de lui-même en l'écrivant : «Avec [ce livre] nous plongeons dans le trou noir, qui traverse toutes les lignes de défense ironico-humoristes et fait de son auteur une exception, un de ceux à qui cela est advenu. Un de ceux qui, n'appartenant plus à la communauté des gens ordinaires, parlent pourtant en leur nom [...]. Un de ceux qu'on peut vraiment appeler mon frère, mon confident» (pp. 19-20).
Étrange communauté qui ne peut en toute déraison se fonder que sur la malédiction d'un des siens, le grand Jan Patočka se souviendra peut-être de l'exemple terrifiant de Kierkegaard lorsqu'il évoquera une communauté des ébranlés dans ses Essais hérétiques dont l'horreur de la guerre sera le ciment. Le philosophe danois, après tout, a dû lui aussi lutter contre un ennemi intime contre lequel il semble avoir dirigé toutes ses armes, écharde dans la chair ou culpabilité d'être le fils d'un homme ayant lancé ses malédictions contre Dieu : «Terrifiante pensée que cet homme qui, petit garçon, gardant les moutons sur la lande jutlandaise, misérable, souffrant de la faim et du froid, monta sur une colline et maudit Dieu – et homme, parvenu à l'âge de quatre-vingt-deux ans, ne put oublier cela» (Pap VII A 5).
Le ciment de la communauté paradoxale que tente de définir Kierkegaard semble encore plus friable, puisqu'il s'agit de notre liberté devant Dieu, et du sérieux de notre vie. Ainsi, Jean Brun écrit-il que la «répétition exprime l'éternel présent de ce qui a été et qui demeurera quoi que je fasse», un amour ne se répétant pas «dans d'autres amours», mais se répétant «en lui-même; il ne meurt pas comme le Phénix : il trouve en lui la force de renaître lorsqu'il risque de mourir».
Curieuse sympathie, sympathie coupable même, que celle que nous pourrions être en droit de vouloir adresser à un tel enfant terrible, à sa façon secrète horrible travailleur égaré dans un siècle à mains et surtout, à ventres, qui affirme que les forces de l'esprit sont premières, et immarcescibles, qui vient de rompre (le 11 octobre 1841) avec Régine et tente de lui prouver qu'il n'était qu'un mécréant, un monstre fabuleux, un triton jouant avec son innocence.
Remarquons ainsi la ruse méthodique avec laquelle Kierkegaard s'amuse à définir l'étrange concept de répétition, qui est à peu près tout ce que l'on voudra, y compris une «épouse adorée qui ne vous lasse jamais, car seule la nouveauté est lassante» (p. 31) et aussi la vraie vie réservée à celui qui «ne court pas à la poursuite des papillons tel un garçonnet, ou ne se dresse pas sur la pointe des pieds pour observer les splendeurs de ce monde, car il les connaît» (p. 32).


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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