La Plage de Scheveningen de Paul Gadenne (27/09/2019)

Crédits photographiques : Tony Rayl (Yuma Pioneer via Associated Press).
4267221969.JPGPaul Gadenne dans la Zone.

«L'impossibilité de juger – telle m'apparaît aujourd'hui la signification de La Plage dans le domaine intellectuel (le livre ne se réduisant évidemment pas à cette banalité) – la possibilité de juger tant Hersent que Guillaume, et même, de la part de Guillaume, Irène, car à mesure que le livre se déroule lui apparaissent des aspects différents qui l'obligent à revenir sur ses jugements et sur ses impressions antérieurs.»
Le Rescapé. Carnet (novembre 1949 – mars 1951) (Séquences, 1993), propos du 15 mars 1950, pp. 30-31.


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Dès les premiers chapitres du roman de Paul Gadenne, et sous l'apparente banalité de ces pages, nous frappe la profonde cohérence avec laquelle l'écrivain évoque le sujet qu'il n'aura cessé, au travers de chacun de ses textes ou peu s'en faut, de sonder : la rencontre est ce sujet, et cette petite phrase de cinq mots seulement recèle des profondeurs insondables que Gadenne n'a jamais eu peur d'explorer, puisqu'il fait partie de ces romanciers, hélas de plus en plus rares, qui ne peuvent concevoir leur art que comme un questionnement douloureux sur la condition humaine.
Toute rencontre signe son échec, car elle procède de ce que les Grecs appelaient l'aorasie, c'est-à-dire la perte irrémédiable suivant la rencontre, et même constitutive de la rencontre dans son essence la plus secrète. C'est ce gouffre qu'explore La Plage de Scheveningen, sans doute l'un des plus beaux romans de la littérature française.
Guillaume Arnoult, déambulant dans les rues de Paris qu'il reconnaît à peine après plusieurs années de guerre, retrouvant d'anciennes connaissances et des amis qui lui sont désormais plus étrangers que des inconnus, n'en finit pas de songer au destin de celui qui fut l'un de ses condisciples en classe de khâgne, André Hersent, un personnage inspiré par Robert Brasillach, que Gadenne fréquenta durant sa jeunesse.
Hersent, brillant intellectuel dont le seul défaut semble être de n'avoir jamais souffert mais aussi de s'être réfugié dans une abstraction délétère a, durant l'Occupation, collaboré avec l'Allemagne nazie en rédigeant des articles violemment antisémites et furieux à l'égard des ennemis du Reich. Ce dernier en passe d'être définitivement défait, il n'a pourtant pas fui et Arnoult aura vite fait d'apprendre qu'il a été fait prisonnier d'autorités desquelles il ne doit attendre nulle mansuétude.
Il est bien sûr impossible de rencontrer Hersent puisqu'il est emprisonné, alors qu'il est si facile de retrouver la belle Irène, que Guillaume a aimée il y a plusieurs années, et dont une connaissance lui communiquera l'adresse à Paris.
Une rencontre, celle avec le polémiste et idéologue pervertis, est impossible, l'autre, celle avec la femme qui, en somme, a trahi, semble en revanche d'une facilité déconcertante : les apparences sont trompeuses car, en premier lieu, Hersent et Irène, le traître à la patrie et l'ancienne amante, sont mystérieusement liés.
Ensuite, la rencontre avec Irène est elle-même impossible, malgré l'évidence souriante avec laquelle elle s'est produite, comme si Guillaume et Irène n'avaient pas été séparés pendant plusieurs années, comme si plusieurs années de guerre n'avaient pu parvenir à modifier leur entente amoureuse qu'un regard, pas même un mot, suffit à faire renaître.
Ce lien entre des personnages qui ne se sont jamais rencontrés, Hersent et Irène, nous est présenté de la façon la plus simple, dès la toute première page du roman : «Nous étions des hommes, et nous découvrions qu’être des hommes, c’était répondre au même nom que nos bourreaux» (p. 9). Cette phrase pourrait aisément constituer le bréviaire de toute l’œuvre de Gadenne, loin, fort loin heureusement des sophistications ridicules et byzantines que se plaît à y dénicher l'une de ses fort passables commentatrices qui, sauf erreur de ma part, n'a pas relevé dans son pourtant indigeste assommoir qui tente de faire de Gadenne le lecteur savant des auteurs de l'Antiquité la moquerie de l'écrivain à l'égard de ces derniers (cf. p. 136). Il est vrai qu'il est sans doute plus important, pour ces hongres et bréhaignes universitaires, d'évoquer la dimension symbolique de l'arbre que de tenter de sonder l'épaisseur métaphysique d'un texte ambigu, riche de ses propres paradoxes.
Quelques pages plus loin, Paul Gadenne ne craint pas de donner, à cette solidarité invisible, à cette «sorte de chaîne enchantée» (p. 19), un nom que la théologie catholique a défini très clairement : «L'idée d'une faute immense, collective, ancestrale, à laquelle pourtant chacun participait à titre personnel, s'enracinait chaque jour un peu plus dans nos consciences. Nous avions décidément fini de vivre le temps des fictions» (pp. 21-22).


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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