La Maison aux sept pignons, une contribution de Nathaniel Hawthorne à la littérature fantastique, par Gregory Mion (05/08/2012)

Crédits photographiques : Cameron Spencer (AFP/GettyImages).
Sur Les Montagnes hallucinées.

La Nouvelle-Angleterre est hantée par un spectre vivace lorsque paraît en 1851 La Maison aux sept pignons (1), l’autre grand roman d’Hawthorne juste après La Lettre écarlate. Ce spectre s’appelle Edgar Allan Poe, disparu précocement dans des circonstances pour le moins énigmatiques en 1849, son corps inconscient ayant été retrouvé quatre jours avant son décès dans les rues décolorées de Baltimore, suscitant la circonspection de quelques chroniqueurs hallucinés par les possibilités du macabre. Outre cette capitulation existentielle à la hauteur du personnage, Poe a verrouillé dans son écriture plusieurs codifications du récit d’horreur et du conte fantastique (sans parler de ses explorations annexes qui vont du roman policier à l’art poétique), instituant par là même un catéchisme littéraire pour quiconque devait s’emparer de son héritage, ou du moins s’en revendiquer avec le respect minimal de celui qui comprend qu’entrer dans la chapelle de l’extraordinaire, c’est accepter d’en fréquenter les cimetières limitrophes, nantis d’une ribambelle de cadavres menaçants et de spiritualités vindicatives. Somme toute, à travers Poe, l’histoire de la littérature a pu synthétiser les germes liminaires du surnaturel qui poussèrent sur le Vieux Continent, comprendre en vertu de ces impulsions premières les intentions de la tendance gothique, et accoucher finalement du petit opuscule Épouvante et surnaturel en littérature (2), d’une qualité inversement proportionnelle à sa taille, rédigé par H. P. Lovecraft en 1927, encore un autre de ces faubouriens renommés de Nouvelle-Angleterre, et dont l’opuscule en question, non content de réserver à Poe une place centrale, rattache à ce dernier les amitiés stellaires que l’on peut supposer à Hawthorne quand on mentionne l’auteur de La Chute de la maison Usher (3).
Du strict point de vue biographique, le décorum d’enfance de Nathaniel Hawthorne est ankylosé par un puritanisme qui n’a pas franchement concerné le petit Edgar Allan, orphelin à l’âge de deux ans, jeté de nouveau dans le monde, pour ainsi dire, après y avoir été une première fois expulsé depuis le ventre de sa mère, figure maternelle qui lui laissera néanmoins une vive entaille psychologique. Alors que Poe pouvait à bon droit s’affranchir de toutes les bienséances familiales en se piquant d’abord de composition poétique (on ne s’attardera d’ailleurs pas sur les déconvenues que Poe a subies par l’entremise d’un père adoptif qui devait en réalité ne jamais l’adopter), Hawthorne a construit son œuvre dans le sillage d’une constante remembrance des ancêtres, presque obligé de remâcher la pesanteur du passé, d’endurer cette visqueuse chronologie sur laquelle s’inscrit le traumatisme du procès en sorcellerie de 1692 à Salem, où l’un de ses ascendants a joué un rôle fondamental. Depuis lors, la famille Hawthorne (4) s’évertue à ne pas totalement péricliter sur le plan social malgré la gravité de la mémoire familiale. Aussi, dans cette charge inaugurale du passé, on peut lire l’essentiel de l’inspiration d’Hawthorne lorsqu’il écrit La Maison aux sept pignons, un livre qui respire à partir d’un poumon atrophié, mais dont les ambitions sont loin de certaines surenchères de Poe dans la mesure où Hawthorne cultive une fugacité descriptive qui n’octroie pas facilement à ses protagonistes un degré symptomatique de répulsion. C’est d’ailleurs sur ce point précis que La Maison aux sept pignons réunit les critères désormais fixés du genre fantastique, que l’on doit à Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique, au premier rang desquels on recense le sentiment d’hésitation parce qu’on ne sait pas exactement, en tant que lecteur, dans quel camp épistémologique vaciller au contact d’une histoire fantastique réussie, à savoir celui du surnaturel ou celui d’un ordre des raisons en vigueur, le premier de ces camps étant en définitive la lacération volontaire et assumée du second.
Hormis à la fin du roman où l’ordonnance du réel se rétablit contre les perforations fantastiques, le reste du livre est chaque fois aux prises avec cette perplexité inhérente au genre fantastique, ce qui suscite chez nous de considérables tergiversations par rapport aux choses que l’écrivain nous donne à lire (5). On en déduit au moins une question fondatrice pour l’intrigue : est-il légitime de considérer la maison aux sept pignons comme un être vivant doué de malveillance ? On s’apercevra plutôt que la vieille demeure constitue à son corps défendant le vecteur des calamités touchant ses propriétaires successifs; toutefois une interprétation moins rigoureuse, ou tout simplement plus autonome, pourrait postuler une influence de la maison indépendamment de la faute originelle commise par le Colonel Pyncheon, ancêtre fondateur désigné au même titre que l’était la vieille bique d’Adélaïde Fouque dans la saga familiale des Rougon-Macquart. Car tous les malheurs du clan Pyncheon sont en provenance d’une usurpation de propriété orchestrée par le vieux Pyncheon, telle la centenaire Fouque qui entama le cycle d’une transmission des tares, enracinant sa généalogie depuis une terre faisandée. Au détriment de la famille Maule et plus précisément de Matthew Maule, le Colonel s’est approprié un terrain, des terres, des droits. Ce faisant, il s’est mis dans la capacité de bâtir la maison aux sept pignons, colonisant l’une de ces villes de Nouvelle-Angleterre à laquelle Hawthorne ne donne pas de nom (6), après quoi le Colonel accusa le vénérable Matthew de sorcellerie en profitant de ses pouvoirs administratifs grandissants, éloignant de la sorte un encombrant rival.
Tandis qu’il était sur le point de descendre dans l’Hadès, Matthew Maule prononça une sentence envers le vieux Pyncheon («Dieu lui fera boire du sang»). Ici, il faut immédiatement rattacher cette menace à une forme de vampirisme durable, c’est-à-dire un atavisme de mauvais goût dont les revenances, pour le dire à l’anglo-saxonne, sont conformes au vampire des premiers temps : au lieu d’aller vampiriser n’importe qui, la faute originelle de Pyncheon ne fera qu’accabler ses descendants, tel ce proto-vampire de la littérature qui revenait d’entre les morts dans le seul but de parasiter ses proches (7). Sans réel étonnement, c’est la maison aux sept pignons qui va occasionner la circulation du châtiment verbal hurlé par Maule, incarnant un passe-muraille temporel pour un maudissement dont on connaît désormais le destinataire et les complots qu’il transporte, sept pignons qu’il est en outre possible de juxtaposer aux sept péchés capitaux malgré le peu de vie qui anime la demeure au moment présent, c’est-à-dire au moment où l’intrigue ne puise pas dans la rubrique nécrologique de la dynastie Pyncheon. Ne vivent là que la vieille Hepzibah, son frère Clifford, un photographe nommé Holgrave, et la jeune et sémillante Phoebé Pyncheon selon ses visites intermittentes. Le restant des Pyncheon nous est présenté dans un beau premier chapitre mémoriel, voisin par endroits des oraisons funèbres qu’aimait arranger Bossuet, puis ensuite ce sont des réminiscences aussi bien discrètes que décisives qui achèvent de brosser les portraits maudits de ces Pyncheon abâtardis par une consanguinité d’ordre vampirique – en somme, tous boivent le sang du Colonel, et celui-ci s’abreuve du leur pour entretenir la circularité vicieuse de la prédiction de Maule. Dans cette perspective, c’est moins la maison qui est dangereuse que ses occupants incubateurs d’impiétés, et l’on imagine que d’autres habitants n’auraient pas à subir les ancestrales bêtises d’un vieux mégalomane s’ils emménageaient là.
La maison donne sur un jardin qui pourrait être paisible s’il n’était infesté par les remugles de l’ancienne cupidité – il y jaillit une source non potable et un poulailler abrite des bêtes animiques qui symbolisent une variété incommensurable du dépérissement. La maison est par ailleurs ambivalente : elle est belle de sa posture architecturale, laide de la moralité qu’on y accole; elle est rendue à une vétusté comparable aux déchéances économiques d’Hepzibah, et en fin de compte elle est chargée de promesses tant on n’est plus capable d’y voir pire. Pendant les passages où Hawthorne appesantit son écriture en décrivant la maison, c’est comme s’il mêlait le début et la fin du Capitaine Fracasse, où l’on est passé du «château de la misère» au «château du bonheur». Au reste, c’est avec la même veine de génialité descriptive qui anime Théophile Gautier que Nathaniel Hawthorne nous dépeint un baraquement qui à lui seul valide le réquisit fantastique de l’hésitation. C’est une maison qui refoule une déplorable odeur de mort, pourtant les visites de Phoebé redonnent à cette façade un maquillage ensoleillé (Phoebé cristallise également les grimaces d’Hepzibah, redressant provisoirement la cacochymie d’un visage rempli de désespérance); c’est une maison aux murs insidieusement acoustiques, sachant diffuser la douce musique d’une autre aïeule, Alice, mais cette musique est équivalente au chant du cygne car elle est annonciatrice d’un décès imminent; c’est une maison, en fin de compte, qui exerce un pouvoir d’attraction, qu’on la disqualifie ou qu’on en fasse l’éloge, qu’on passe à côté en se nourrissant de commérages ou qu’on y pénètre parce qu’on a des affaires à régler. Un personnage va investir les lieux comme jadis le Colonel Pyncheon souhaitait dévorer de sa puissance son environnement : le juge Jaffrey Pyncheon.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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