Au-delà de l'effondrement, 42 : Proust contre la déchéance de Joseph Czapski (05/12/2012)

Crédits photographiques : Bernat Armangue (Associated Press).
Tous les effondrements.

C'est en sa qualité d'officier de réserve que le 27 septembre 1939, Joseph Czapski est fait prisonnier par l'Armée rouge. Il est interné successivement dans les camps de Starobielsk, Pawlisczew et enfin Griazowietz qui était avant 1917 un lieu de pèlerinage, l'église du couvent ayant été dynamitée. C'est là qu'il tient des conférences devant d'autres prisonniers sur l’œuvre de Proust, dont il se rappelle des pans entiers d'À la Recherche du temps perdu découverte en 1926, lors d'une convalescence à Londres où le peintre (précédemment évoqué sur Stalker) se relevait du typhus.
Après avoir passé dix-huit mois de captivité dans les camps soviétiques où il connaîtra la promiscuité, les maladies, la sous-alimentation, les interrogatoires mais fort heureusement échappera aux travaux forcés, il partira en 1941, après la signature de l'accord entre la Pologne et l'empire soviétique à la suite de l'attaque hitlérienne contre l'URSS, sur les traces des officiers polonais disparus dans les camps russes et comprendra bien vite l'ampleur du massacre de Katyn.
La quarantième note de notre série consacrée aux différentes figurations littéraires de l'Effondrement évoque un témoignage qui se présente d'emblée comme étant dénué de toute exagération morbide ou tonitruante. Si les trompettes de l'Apocalypse ont soufflé, elles semblent avoir fait moins de bruit que la botte d'un prisonnier s'enfonçant dans la neige épaisse. L'auteur, dans sa courte mais intense préface, semble même s'amuser de son propre sort lorsqu'il affirme : «Je pensais alors avec émotion à Proust, dans sa chambre surchauffée aux murs de liège, qui serait bien étonné et touché peut-être de savoir que vingt ans après sa mort des prisonniers polonais, après une journée entière passée dans le neige et le froid qui arrivait souvent à quarante degrés, écoutaient avec un intérêt intense l'histoire de la duchesse de Guermantes, la mort de Bergotte et tout ce dont je pouvais me souvenir de ce monde de découvertes psychologiques précieuses et de beauté littéraire» (pp. 9-10) (1).
L'amusement ironique, l'évocation de figures imaginaires qui à bon droit peuvent sembler appartenir à un univers dont la légèreté est sans commune mesure avec l'horreur de la vie dans un camp, cachent cependant la souffrance, intense, sans doute relayée par le questionnement introspectif qu'implique la lecture de l’œuvre de Proust, rarement placée à une telle hauteur et dont les grands mouvements de houle auront été scrutés avec une attention fiévreuse par des hommes qui savent que leur vie ne vaut pas grand-chose, voire rien du tout. Le styliste n'intéresse pas Czapski ou, s'il l'intéresse, c'est pour admettre que se cache toujours, doit toujours se cacher, en fait, derrière le meilleur styliste donnant l'illusion de l'apesanteur, une intention profonde, essentielle, métaphysique, déjà indiquée par le retournement majeur, la conversion nécessaire qui sont ceux de tout grand artiste : «La lente et douloureuse transformation de l'homme passionnel et étroitement égoïste en homme qui se donne absolument à une œuvre telle ou autre qui le dévore, le détruit, vivant de son sang, est un procès qui se pose devant chaque créateur» (p. 32).
Derrière ce sacrifice d'une vie sociale, qui pourrait nous laisser penser qu'à sa façon Marcel Proust s'est volontairement soumis à la condition de prisonnier, se dévoile un sacrifice majeur, celui par lequel un styliste parfait débouche sur une dimension qui n'est pas seulement celle de la forme : «Il le répète souvent lui-même, que ce n'est que par la forme poussée jusqu'aux limites de sa profondeur qu'on peut parvenir à transmettre l'essence de l'écrivain» (pp. 76-7) et, quelques lignes plus loin : «De même, pour l'écrivain, ce n'est pas dans les idées telles ou autres qu'il exprime que nous devons mesurer l'apport qu'il a donné à son pays, mais plutôt dans les limites auxquelles il a poussé la réalisation de sa forme» (pp. 77-8).
Et l'auteur, de manière assez étonnante, de rapprocher alors Proust de Conrad, «quittant le bateau à trente-six ans, quittant définitivement la mer pour entreprendre l'immense labeur de son œuvre littéraire» (ibid.). Un écrivain, comme tout artiste véritable, n'est rien s'il ne s'est pas, avant même de décider de créer, soumis à l'impératif esthétique catégorique qui est un ironique débordement du seul domaine de l'esthétique : il doit payer, d'une façon ou d'une autre, que son arrachement soit celui d'une perte (d'un être cher, d'un pays), d'une souffrance intime (le dard planté dans la chair de Kierkegaard) ou bien d'une forme d'exil volontaire, intérieur, aux confins de la solitude (Hölderlin, Rimbaud, Trakl, La Soudière) est finalement de peu d'importance, du moment qu'il s'expose à une corne de taureau qui ne peut que signifier l'accession à l'âge d'homme, celui de la peur, de la terreur, de la vie confrontée, selon Paul Gadenne, aux bourreaux.
Pourtant, cette conversion intime ne rejette en rien la vieille peau de l'écrivain, comme un serpent fait sa mue. Car c'est en étant tout entier écrivain et rien que cela qu'un écrivain, en somme, dépasse sa condition et devient voyant peut-être, même si le nom de Rimbaud n'est jamais évoqué par l'auteur et si cette qualité énigmatique et tellement galvaudée paraît difficilement pouvoir être accolée à Proust. Proust voyant ! Proust s'aventurant très profondément dans les territoires absolus de la solitude et de la folie, l'image est sans doute belle mais nous aurions quelque mal à lui accorder autre chose qu'une licence journalistique.
Et pourtant, que savons-nous vraiment de l'exploration qui fut celle de Proust qui, n'ayant jamais nommé, sauf erreur de ma part, ni Dieu ni diable dans sa Recherche, n'en a pas moins disséqué, comme nul autre écrivain à l'exception peut-être de Laclos et de Bernanos, les véritables motifs des actions de ses personnages ? Certes, il a vu et analysé les pompes de l'amour et de la célébrité avec une acuité de lynx ou de vieux garçon mais, pour ce qui concerne l'invention d'une langue rimbaldienne, magique (au sens propre du mot : qui aurait un pouvoir réel sur le monde, selon le programme de recherche monstrueuse établi par le mage du Harar), ses textes ne nous aident guère.
Ainsi, la comparaison entre Rimbaud et Conrad, si elle semble légitime (ces deux écrivains ont même pu se croiser dans le port de Marseille), semble être faite au détriment du doux et fragile Proust, pourtant l'un des explorateurs les plus endurcis et implacables de contrées psychologiques jusqu'alors inexplorées. Quoi qu'il en soit, Czapski évoque une nouvelle fois son compatriote Joseph Conrad (cf. p. 78) et le compare à d'autres gloires polonaises qui pourtant lui sont inférieures, tel Stefan Zeromski, dont certains romans sont bien trop didactiques et servent une idée ou, nous dit Czapski, une tendance. C'est cette absence de tendance ou dirions-nous, de thèse, qui rapproche Conrad de Proust et qui fait donc d'eux des artistes absolus, qui se sont sacrifiés à leur passion et soif de connaissance et d'introspection.
Ainsi, nous rencontrons dans les romans de Marcel Proust «un manque tellement absolu de parti pris, une volonté de savoir et de comprendre les états d'âme les plus opposés les uns aux autres, une capacité de découvrir dans l'homme le plus bas les gestes nobles à la limite du sublime, et des réflexes bas chez les êtres les plus purs, que son œuvre agit sur nous comme la vie filtrée et illuminée par une conscience dont la justesse est infiniment plus grande que la nôtre» (pp. 80-1).
C'est peut-être cette vie sublimée, non pas sublimée mais élevée au carré, rendue à sa transparence, ironiquement reconquise par la puissance de la mémoire (2), qui a permis à Joseph Czapski et à ses compagnons de captivité de ne pas désespérer alors que l'évocation du monde feutré de Proust leur donnait un peu de la chaleur dont a besoin pour survivre la plus humble des créatures prisonnière du froid et de la nuit.

Notes
(1) Toutes les références entre parenthèses renvoient à notre ouvrage, édité par Noir sur blanc en 1987.
(2) Nous savons que cette dimension est particulièrement importante dans la littérature post-apocalyptique, comme l'exemple de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury nous l'enseigne par exemple.

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