Premières lueurs d’abîme : Benjamin Whitmer et Donald Ray Pollock, par Gregory Mion (18/12/2012)

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Crédits photographiques : Desmond Boylan (Reuters).
«Bien des choses ici rappelaient le pays à Karl et il se demandait s’il faisait bien de quitter New York pour l’intérieur. À New York, il y avait la mer, la possibilité constante de retourner dans la patrie. S’arrêtant donc, il déclara que l’envie le reprenait de rester à New York. Delamarche voulut l’entraîner; il refusa de se laisser faire en disant qu’il avait bien le droit de décider lui-même de son sort. Il fallut que l’Irlandais s’entremît et déclarât que Butterford était beaucoup mieux que New York, mais il fallut supplier Karl pour qu’il se résolût à se remettre en route. Encore ne l’eût-il point fait s’il ne s’était dit qu’il valait peut-être mieux aller dans une ville d’où il lui serait moins facile de revenir chez lui, car, ne s’y trouvant entravé par aucun souci superflu, il y travaillerait et réussirait mieux.»
Franz Kafka, L’Amérique (traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte, Éditions Gallimard, 1946), p. 131.

«Le diable, dit M. Jung, a toujours existé, le diable a existé avant l’homme, le diable est le principe éternel qui a perverti l’homme pur ! Et ainsi il y aura toujours des méchants… L’inculpation du diable n’est pas à proprement parler une monstrueuse absurdité, mais plutôt une commodité providentielle. Car le diable a bon dos ! Le diable se charge de tout.»
Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible (Éditions du Seuil, 1986), p. 30.


9782351780572.jpgBenjamin Whitmer, Pike (traduit de l’américain par Jacques Mailhos, Éditions Gallmeister, 2012). Pour chacun des deux livres, les chiffres entre parenthèses renvoient aux éditions indiquées.

Avant toute chose, il convient d’abord de saluer l’excellence de la traduction établie par Jacques Mailhos [traducteur du remarquable L'Homme qui marchait sur la lune d'Howard McCord, NdJA], lequel offre un nouveau titre exceptionnel pour les éditions Gallmeister qui sont en train de devenir l’une des plus belles maisons soucieuses d’importer en France une littérature américaine significative. Pike est le premier roman de B. Whitmer, un quadragénaire à la carrière multiple et natif du rugueux nord-est des États-Unis, lieu des tempêtes de neige et des étés caniculaires. Whitmer fut en outre tarabusté par les nécessités de s’éprouver, inquiet de creuser un sillon avant d’écrire, comme tant d’auteurs américains en ont d’ailleurs ressenti la patience sinon l’obligeance, un peu comme si l’écriture était une affaire d’atermoiement, une manière de retarder la mise en cohérence d’une série d’expériences fondatrices – vous aurez ainsi toutes les peines du monde à convaincre le lecteur américain quant à l’utilité des idées innées. C’est que le domaine littéraire, là-bas, n’y est qu’aléatoirement associé à l’Université et son système de quadrillage de la parole; on ne parviendra guère à recenser des écrivains qui ont pratiqué le temps long des académies, la meilleure exception étant peut-être Philip Roth et ses autoportraits engainés de ressentiment et d’escarres, ou plus minoritairement Laura Kasischke, professeur au supérieur dans le Michigan, qui vient de publier Les revenants, un «campus novel» qui décortique les désapprentissages estudiantins (1). À l’opposé des figures académiciennes qui ont souvent peuplé l’espace littéraire européen, l’auteur américain est instruit d’une condition a priori erratique, c’est-à-dire une condition de vagabondage qui s’explique par l’évidence d’une immense superficie. Contrairement à l’effet de centralisation des savoirs dont souffre quelque peu la France, les États-Unis sont parvenus à disséminer leurs puissances créatrices, Whitmer ayant vécu cent vies avant d’accoucher non pas d’une pâle autofiction, mais d’un roman à tous les points de vue authentique tant il redistribue dans ses personnages ce qui eût été insipide si on l’avait remisé dans l’obsession du «Je» autofictionnel (2). Autrement dit, le vécu de Whitmer, enrégimenté dans l’intelligence de la fiction, réussit à nous tromper sans nous mentir, à l’instar du toréador qui abuse le taureau tout en demeurant vulnérable au-delà de ses parades. C’est parce qu’il a joué avec le feu que Benjamin Whitmer est littéralement capable de jouer le jeu, en l’occurrence ici le jeu de la construction romanesque.
Chez Whitmer, par conséquent, on ne croisera aucun personnage exercé au passage des diplômes. On sera ainsi épargné de certaines condescendances qui décrédibilisent nombre de mauvais romans car, à un certain niveau d’enfoncement au cœur de la dépravation, une écriture conventionnelle voire frileuse serait trop étriquée pour conquérir les formes à la ramasse, le tassement des êtres ou la gueuserie de la violence. Là-dedans, les diplômes sonneraient hors sujet, le tarif des droits de scolarité effectuant de toute façon un premier écrémage des populations aux États-Unis. Mais qu’à cela ne tienne, celui qui donne son titre au roman, Douglas Pike, est un fervent lecteur en dépit de sa truanderie qui lui colle à la peau. D’ailleurs, on ne voit pas ce qui rendrait incompatible une existence criminelle bourlingueuse et une attirance pour la littérature, surtout que cela ne fait pas office d’argument ni de prétexte (3). Donc le voilà, Douglas Pike, ce vétéran des putasseries, ce condensé de matière brute qui fume quantité de Pall Mall, qui fait claquer le capuchon de son briquet et qui, dit-on, s’est assagi, du moins en surface. La vie de Pike a toujours plus ou moins gravité autour de Nanticote, sa ville natale enclavée dans les Appalaches, non loin de Cincinnati, un quasi-eldorado à côté de cette urbanité marginale où s’enveniment les calamités. Autant dire que Pike a presque tout le temps vivoté, balancé entre la criminalité et la contrainte de gagner sa croûte.
Hormis cette errance stationnaire, Pike a connu l’attraction de son vaste pays, tantôt videur à Kansas City, trafiquant d’héroïne à Denver (cf. pp. 128-129 pour découvrir certains aspects détaillés de ce curriculum vitae), ou alors réformateur de lui-même au Mexique, la fugue méridionale étant dans le roman noir le symbole d’une quête de soi, voire d’une enquête de voisinage parmi des pensées laissées en jachère, vaincues par une promiscuité psychologique où le meurtre est devenu l’usage (4). Rentré à l’intérieur de lui, Pike a frappé aux portes de ses malheurs; il est devenu le modèle de ces Américains de «l’intérieur» pour reprendre notre exergue kafkaïenne, il a laissé de côté les horizons superflus afin de mieux envisager son métier d’homme, fût-il une crapule qui s’est détachée de sa fille Sarah alors que la gamine n’avait que six ans. Cette évolution crapuleuse exhibe en outre les preuves que Pike est un homme définitivement taillé pour l’aventure humaine : on ne le verra pas se chercher des excuses, il se montrera assez équilibré malgré l’influence de ses agitations, et l’on verra même ses yeux s’embuer une fois. En contrepartie, on le verra aussi tuer. Néanmoins ces tueries sont l’apanage du chaos consubstantiel au genre du roman noir, elles sont représentatives des «tough guys» que le genre met en scène sous la plume d’un «tough guy writer», lequel emprunte à toute une fraternité d’écrivains formés au «soleil noir de la violence» (5), à ce soleil dont Meursault fut l’affligé dans L’Étranger, à ce soleil homicide qui aime éclairer ce que la majorité aimerait ne pas voir, la violence individuée étant insoluble dans les jugements de la masse. Or si le soleil de l’Algérie frappait de sa chaleur étouffante, poussant absurdement au meurtre, le soleil des Appalaches, en plein hiver, garantit une fraîcheur insupportable, et c’est ce même soleil qui va se déporter jusqu'à Cincinnati, l’agglomération où Pike se remet en selle, de nouveau fringué de brutalité, serpent venimeux qui s’arrache d’une peau écaillée, pleinement de retour dans la véhémence des choses. À ses basques, son complice, le jeune Rory, boxeur de quartier, physionomie musculeuse du prolétarien qui passe son temps à soulever des haltères, flanqué d’un passé assujettissant au possible (cf. pp. 32-33 pour comprendre quelques spécificités de ce curriculum vitae).
À Cincinnati, c’est le temps des émeutes, «Négroville» étant vindicative depuis qu’on a descendu un des siens et qu’il s’avère qu’un flic aussi affreux que psychotique a fait le coup. À vrai dire, le prologue de Pike donne le ton : Derrick Krieger achève un jeune homme à terre. Derrick, contrairement à Meursault, sait pourquoi il tire plusieurs fois sur sa cible : «Il tressaillait encore lorsque Derrick le rejoignit. Lèvres entrouvertes, bouche et nez écumant de sang. Il clignait des yeux, essayait de parler; le ciel pesait sur son visage comme une main invisible. Derrick lâcha une troisième balle, qui lui fit un trou fumant dans la tête» (p. 12).
Ce crime est la première souillure de Pike, quoique le caractère de Krieger représente à lui seul la raffinerie de toutes les souillures en attente. Si Krieger et Pike sont décrits comme des quidams relativement équivalents à propos des qualités physiques, rien ne les raccorde au chapitre des qualités humaines. En fin de compte, l’un des grands enjeux de ce roman, c’est de sauver la part viable de Douglas Pike, si excédentaire par rapport à l’indigence morale de Derrick Krieger, personnage de l’avilissement complet, véritable «bouillasse» de l’espèce humaine, perpétuel écho de cette «bouillasse» sur laquelle ne cesse de revenir Whitmer lorsqu’il décrit la neige poisseuse de déjections, comme si l’immaculé de la blancheur était sincèrement impossible lorsque celle-ci s’agrège aux trajets de Krieger. Du reste, Whitmer va jusqu’à concevoir deux natures de la neige : celle des quartiers infectés et celle des résidences pavillonnaires, la blanche et la moins blanche en définitive (6).
Soit. Cincinnati est le royaume de Krieger, il règne sur la ville en molestant les quartiers noirs, il a des parts dans l’industrie de la prostitution et de la came. C’est un flic embrigadé dans la corruption, cassé par le déterminisme : «Lorsqu’il avait pris son poste ici, il se représentait la ville comme un fleuve, comme le grand boueux Ohio qui séparait Cincinnati du Kentucky. Il se représentait chaque habitant comme un affluent venant alimenter un lac commun de droit et d’ordre. Il se représentait, lui et ses talents, comme une digue devant les y canaliser de force. Il était naïf. Cette ville avait toujours été travaillée par plus de courants différents qu’il ne le pensait. Des courants contenus dans les ghettos jusqu’au jour où ils brisent les vannes en un débordement électrique comme celui qui brûlait sous ses yeux» (pp. 28-29). Puis la naïveté est expulsée par les réalités d’une ambiance boueuse jusqu’à son ontologie : «Pour sa première affaire, il avait trouvé une fillette de six ans avec les intestins qui lui sortaient du trou du cul, et sa mère à côté qui refusait de faire une branlette à son copain» (p. 29). De telles visions évacuent tout détour psychologique. En pareil cas, il est inutile d’insister sur la dislocation mentale, sur la distorsion des normes, les protagonistes formant un appareil d’action où s’insinue chaque fois l’incubation des mal-salubrités évoquées çà et là dans le livre, lorsque l’auteur relate des segments d’histoire ancienne (cf. pp. 55-56 pour consulter un moment du passé appartenant à Douglas Pike). Le reste, sinon, est écrit au présent, temps de la véracité instantanée, la seule manière de ne pas gaspiller d’énergie en exubérance psychologisante. De plus, le roman est rythmé par de courts chapitres, chacun mettant en évidence une phrase ou un syntagme qu’on va lire au cours du chapitre en question, à l’exception du prologue et de l’épilogue (7).
Douglas Pike et Rory s’introduisent à Cincinnati dans le but de faire un peu de lumière sur la mort de Sarah, fille de Pike et junkie dont le cadavre a servi d’exutoire spermatique aux clochards des sous-quartiers. Ce qui encourage Pike à conquérir un semblant de vérité sur sa fille, c’est le surgissement de sa petite-fille Wendy, une fillette de douze ans qui ressemble à son grand-père en vertu de ses lectures (on la découvre lisant les Histoire extraordinaires de Poe, et nous apprendrons ultérieurement que Pike vient de lire Beowulf). La littérature constitue entre la petite-fille et le grand-père un point de suture providentiel qui n’est pas d’emblée perceptible. Mais il faudra savoir s’en contenter compte tenu de l’ampleur des plaies ouvertes, les écorchures et les estafilades ayant valeur d’habitude pour ces personnalités immondes – c’est-à-dire hors du monde commun, démesurément cernées par toute une variété de disgrâces.
Ainsi l’énigme qui valide l’estampille du roman noir au sujet de Pike est la suivante : quelles furent à peu près les circonstances de la mort de Sarah Pike ? Le tandem Pike/Rory va traverser Cincinnati parallèlement aux courses malveillantes de Derrick Krieger, empilant des rencontres aussi bien improbables que loufoques (Bogey, à ce titre, est un personnage tout droit ressuscité des chaudrons de la beat generation). Et fatalement, à force d’écumer de semblables arrondissements de la violence, les personnages finiront par entrer en collision, encore que, à certains égards, l’antagonisme qui réunit Krieger et Pike est immédiatement flagrant tel que nous l’avons jusqu’ici suggéré. D’autre part, la force de ce roman, c’est de miser sur une tentation de l’insurmontable. Éclairer l’abîme, c’est le mot d’ordre de Benjamin Whitmer, en quoi il serait possible de distinguer au milieu de la «bouillasse» des germinations moralistes. Ce qui compte, c’est de rapatrier à la surface policée quelques réalités contenues dans l’abîme, c’est d’essayer de restituer l’envers des phénomènes quand ceux-ci sont accaparés par l’impureté. En d’autres termes, ce qui compte, c’est de faire se lever le soleil noir qui déshabille entièrement les êtres, celui qui «[…] dénude entièrement, [qui] fait se ratatiner dans son fauteuil» (cf. l’exergue du chapitre 51, p. 181).

9782226270320.jpgDonald Ray Pollock, Le Diable, tout le temps (traduit de l’américain par Christophe Mercier, Éditions Albin Michel, coll. Terres d’Amérique, 2012).

À l’instar de B. Whitmer, Donald Ray Pollock nous livre un premier roman qui raconte une authentique altération des choses et des gens. Le Diable, tout le temps certifie une durable conformité de la violence – l’auteur avoue ne pas savoir écrire sur d’autres thèmes et son parcours professionnel, nonobstant de tardives inscriptions en cours du soir de littérature, se résume à trois décennies de manutention dans une usine de pâte à papier. Semblable encore à Pike, le roman de Pollock entretient des affinités avec l’État de l’Ohio, mais sans doute va-t-il plus en profondeur, plus à l’intérieur de l’intérieur pour ainsi dire (dans l’intime dedans d’un territoire éclaboussé de grotesqueries), étant donné que l’on descend d’un cran sur l’échelle de l’urbanité. Cincinnati, en effet, n’est évoquée que du bout de la langue, la grande ville se disant dans les termes d’une vague espérance ou d’un morceau de ressouvenance (cf. p. 353). L’Ohio de Pollock joue en quelque sorte la déflation ontologique des bouillasses du Cincinnati de Whitmer. Ce dont il est question dans Le Diable, tout le temps, c’est d’une ville qui s’appelle Meade et d’un endroit qui n’est qu’un «long val rocailleux du nom de Knockemstiff» (p. 9), signalé sur la partie méridionale de l’Ohio, somme toute dans le midi d’un État tracassé par une forte impopularité. Knockemstiff, de surcroît, est un nom sémantiquement empesté : traduisez par «Étale-les raides !» ou «Descends-les !». Le nom propre nous met donc au parfum (8).
Outre l’Ohio, une partie quantitativement égale de l’histoire se déroule en Virginie Occidentale, dans un lieu qui ne manque pas non plus de pittoresque accablant : Coal Creek. Mais c’est à Knockemstiff que les hostilités commencent, aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale et de tout ce qu’elle a charrié d’iconographie terrifiante. Willard Russell et son fils Arvin battent la campagne. Ils vont prier dans une clairière, au pied d’un tronc de chêne abattu par la nature (le «tronc à prières»). Ce lieu sera emblématique tout au long du roman. De loin en loin, la clairière se mue en Golgotha, les sacrifices s’y multiplient. On plante des croix de bois auxquelles on suspend des animaux que l’on saigne. Animaux de compagnie et bêtes errantes se succèdent dans la pratique de l'éviscération; le sol s’ensanglante, la terre refuse de boire ce breuvage, on finit par patauger dans un marécage dont on devine l’abominable senteur ferrailleuse. L’hécatombe organisée par Willard Russell est censée sauver sa femme Charlotte d’une grave maladie. Pour un homme qui est employé d’abattoir, rien de plus logique, les standards sont respectés, d’autant qu’il est un vétéran de guerre et qu’il a vu des atrocités comme un «écorché vif» dont la chamade du cœur était encore visible derrière la cage thoracique; c’était le cœur du sergent Miller Jones (cf. p. 23). Pour son jeune fils Arvin, les sacrifices animaliers sont des pratiques difficilement supportables, mais le patriarcat de ce coin d’Ohio, assimilé à l’autorité d’un vétéran, empêchent la rébellion. De toute façon, la guerre a mis de l’imprescriptible dans la tête de son père, alors Arvin n’a pas le choix, il doit s’efforcer d’écouter un homme perturbé qui réapprend désormais un autre genre de souffrance : l’agonie croissante de sa femme, qui est aussi l’agonie d’une mère, ce qui concerne Arvin au premier chef. Ceci posé, le petit gamin élargit son domaine de croyance. Si on lui enseigne qu’une juxtaposition des prières et des hécatombes possède quelque vertu curative, il doit le croire et faire vœu d’obéissance. Les corps des animaux oscillent sur les croix à la faveur de sa mère, ce dont à tout prendre des pendules qui se décarcassent. Le sang versé, suppose-t-on de bonne foi, nourrit les inclinations divines qui pourraient guérir le corps maladif de Charlotte. Sauf que la religion, dans un tel contexte d’arriérations involontaires, n’est que très peu religieuse, la ligne de conduite étant ici aux antipodes de toute théologie révélée. Au mieux s’agit-il d’une théologie naturelle qui s’est révélée à travers une geste de sourde inconscience, prédéterminée de surcroît. Ce sont ici les jaillissements du diable, de ce «devil all the time» qui élit domicile parmi des esprits plastiques, des esprits rendus étrangers à la culture par la force implacable d’une terrible conjonction : la valeur absolue d’un terrain géographique (l’Ohio caverneux, l’Ohio des entrailles et des tempéraments viscéraux) en osmose avec l’inadvertance d’un Dieu qu’on assassine continûment en croyant pourtant lui rendre hommage. Le diabolos, d’autre part, c’est traditionnellement la figure du calomniateur et de l’adversaire. De ce point de vue, les personnages du roman, outre les combats qu’ils livrent contre la nature (ils sont contre-nature par excellence), sont à eux-mêmes leur propre détracteur. Ce sont des personnages qui vivent dans une autodestruction permanente, travaillés par l’instinct suicidaire ou l’impermanence d’une excitation meurtrière.
De religion, par conséquent, il est à la fois peu et beaucoup question, en ce sens que le religieux se perçoit à l’image d’une récitation iconoclaste fignolée par l’omniprésence du diable, c’est-à-dire, finalement, par l’envoûtement des protagonistes qui sont aux prises avec d’incommensurables démons – chacun des protagonistes est à lui seul un vestibule et une personnification de l’Enfer. À Coal Creek, le remplaçant du pasteur Sykes, un certain Preston Teagardin, n’a que l’apparence du personnage d’église. Il sera démasqué par Arvin Russell, ce dernier ayant atterri à Coal Creek, chez sa grand-mère paternelle Emma, à la suite du décès de ses parents dont le lecteur découvrira lui-même les riches conséquences. Preston Teagardin est en réalité un fumiste doublé d’un pervers. Son désir de jeunes nubiles est insatiable, ce qui fait de lui un individu délicieusement caricatural (cf. pp. 248-254). Les dérèglements de ce désir lui vaudront de causer sa fin, mais également celle de Lenora Laferty, fatalement recueillie par la grand-mère d’Arvin après que son père Roy eut disparu et que sa mère Helen fut retrouvée morte, assassinée par la dérive religieuse de son mari qui souhaitait le contraire de ce qu’il a pourtant commis (effectivement, Roy Laferty, assisté de son cousin infirme Théodore, pensait éprouver sur sa femme Helen les véracités de sa bizarre mystique (9)). Ensuite, dès que les masques de la prêtrise sont tombés dans le feu du diable (incarné par un pistolet Luger que Willard a naguère légué à son fils), Arvin Russell refait le chemin en sens inverse, prenant la direction de l’Ohio, un chemin de croix qui le reconduira à Meade et Knockemstiff. L’Ohio est l’État dans lequel se règleront les comptes – c’est l’État définitif qui ramène les hommes à une condition générale d’horizontalité, Knockemstiff étant un intermédiaire sémantique où planent la mort et le rééquilibrage des existences (Arvin Russell, parvenu au seuil d’une vie d’adulte à la fin du livre, est provisoirement affranchi de son passé endolori, que ce soit dans le corps de sa mère (aponía) ou l’esprit de son père (ataraxía); ainsi la dernière visitation de l’Ohio a pu soulager Arvin, son retour aux côtés du tronc à prières étant, au risque de forcer le trait interprétatif, la possibilité de ne pas renier son arbre généalogique, voire l’opportunité de réinscrire dans la vieille souche d’un chêne mort quelque attachement à la vie, fût-elle souverainement essentielle en sa violence, la littérature ayant presque le devoir de se mesurer à pareille proposition (10)).
Entre ces deux pôles de violence que sont l’Ohio et la Virginie Occidentale, D. R. Pollock nous transporte dans le sillage mouvant du Mal, nous entraînant dans les courses assassines de Carl et Sandy Henderson, mariés à l’emporte-pièce, originaires de Meade. Lorsqu’il peut se mettre en vacance du gluant quotidien de Meade, le couple Henderson traverse le pays à la recherche d’autostoppeurs, matières premières de leurs crimes. C’est une errance qui renifle d’autres errances en vue de les absorber. C’est encore une tension interne au couple : Carl est un Américain dont l’ignominie morale est perceptible dans le ruissellement d’un physique adipeux tandis que Sandy, maigre jusqu’à l’insalubrité organique, est la sœur du shérif Lee Bodecker. Par conséquent, l’épouse a de facto un pied dans la justice quand l’époux est perpétuellement contradiction de cette justice. Toutefois, comme le shérif Bodecker est lui-même compromis par des malversations morales, l’association de Cart et Sandy devient à son tour légitime. Les pérégrinations des Henderson à travers le pays décrivent une déconcertante quête esthétique. Le dessein de Carl est le suivant : exiger de Sandy qu’elle aguiche les autostoppeurs (ce n’est que la continuation de ses prostitutions à Meade), ensuite lui se charge de les achever balistiquement dans les pires marges du paysage américain, après quoi il les photographie pendant que Sandy prend la pose avec les cadavres. Voici le compte-rendu lapidaire d’un de ces épisodes : «Debout sur le bord de la profonde cavité, Carl pensa à la façon dont Sandy avait entouré le militaire de ses bras quand elle l’avait vu poser l’appareil et sortir le pistolet, comme si ça avait pu le sauver. Elle faisait toujours le même cinéma avec ceux qui étaient mignons, et même s’il ne pouvait lui en vouloir de souhaiter faire durer les choses un peu plus longtemps, ce n’était pas une partouze, quand même. Pour lui, c’était la seule vraie religion, ce dont il avait été en quête sa vie durant. Il n’y avait qu’en présence de la mort qu’il pouvait sentir la présence d’une chose comme Dieu» (p. 113).
Ce constat d’un Dieu qui devrait essentiellement s’encanailler d’un registre du mourir illustre une esthétique de l’existence qui n’a en guise de repère qu’un monde naturalisé dans la violence. Du reste, l’assiduité des crimes du couple Henderson justifie la dimension d’une théologie «contre-naturelle» où déformation textuelle et vices tératologiques font le bon ménage de ce mariage. Un autostoppeur dont on se garde de révéler l’identité discutera avec les Henderson à propos des principes de l’action bonne. On l’entendra dire ceci : «C’est difficile de bien agir […]. On dirait que le Diable n’abandonne jamais» (p. 313). Outre cela, quand il faudra entreprendre de verbaliser une horreur supplémentaire, on entendra le shérif Bodecker dire à un médecin qui n’a plus que le rempart religieux pour se protéger de l’indicible : «Je ne pense pas que le Seigneur ait quoi que ce soit à voir là-dedans […]» (p. 341).
C’est pourquoi Le Diable, tout le temps paraît s’accommoder d’un fort coefficient d’imprescriptibilité dans ce qu’il raconte, un peu comme si les images traumatisantes qui se sont gravées dans la tête de Willard Russell pendant la guerre s’extrayaient graduellement, faisant litière sur un monde qui doit se mesurer à l’exercice d’une pénible reconstruction (économique, sociale, morale, etc.). À Knockemstiff ou à Coal Creek, certes la culture ne brille pas, mais la sédimentation des horreurs séculaires et définitives accouchées durant le conflit de 1939-1945 semble avoir pignon sur rue. Déjà, nous l’avons vu, il y a cette image du sergent écorché vif que Willard rapatrie dans son âme cratérisée. Ensuite, sans doute davantage évocateur d’une absence de culture qui a quand-même retenu quelque chose, il y a les moqueries qui s’abattent sur Lenora Laferty comme une pluie d’obus, toujours plus intense et malveillante dans ses procédés. Alors un jour, sur le casier de son lycée à Coal Creek, des élèves l’atteignent par le plus significatif des mésusages culturels : ils scotchent sur ce casier une photo qui représente un charnier des camps de la mort, et sur la photo ils tracent une flèche qui pointe le visage émacié d’une victime, une flèche dont l’extrémité se pare d’une légende où nous pouvons lire «Lenora Laferty». L’insulte est basse, la plus basse et la plus vile peut-être, mais c’est le signe qu’un endroit pourtant défavorablement cultivé a su récupérer du passé un traumatisme qui place tous les esprits en position de faiblesse, de sidération et d’hébétude. Aussi, que le diable soit «all the time», c’est un fait, mais il aura bénéficié d’une incomparable palingenèse durant le déchirement humanitaire des camps, prêt à s’infiltrer de partout, dans la mesquinerie des discours inconséquents comme dans le fin fond de la Virginie Occidentale.

Notes
(1) Le «campus novel» est une spécificité américaine qui témoigne d’une vraie capacité à remettre en question des systèmes résistants ou réputés fiables. L’intrigue de ces romans de campus se construit autour de personnages qui sont élèves ou professeurs, évoluant dans le circuit imposé de la géographie scolaire. Les interventions extérieures sont rares, toutefois elles servent à produire des contrastes saisissants entre le monde universitaire et le monde vernaculaire, au risque évidemment de la caricature. Mais la plupart de ces romans sont de puissants outils critiques en plus d’être narrativement fluides, c’est pourquoi ils se donnent pour objectif de déconstruire le mythe d’un enseignement supérieur qui ne produirait que de l’intelligence, insistant justement sur le fait que le «désapprentissage» y a toute sa place et que cela, à terme, induit une déchirure sociale dont il est presque impossible de se relever. Parmi les bons romans de campus, outre celui de Kasischke, on peut se référer à Donna Tartt (Le Maître des illusions) et Tom Wolfe (Moi, Charlotte Simmons).
(2) Sans doute faut-il préciser que le «Je» détient son plus favorable terrain d’expression en s’impliquant dans la gymnastique du journal intime ou de l’épistolaire, ce qu’a récemment montré Juan Asensio en parlant de Vincent La Soudière. On regrettera cependant que beaucoup d’individus insignifiants veuillent se dissimuler derrière les velléités du «Je», tous ne possédant pas la finesse d’esprit d’un poète-mandragore tel que La Soudière, malheureusement.
(3) Au fond, s’il était une grammaire de Douglas Pike, elle serait enchaînement de parataxes plutôt que fade résolution des contraires.
(4) Sur le rôle à part entière que peut jouer le Mexique dans la tradition du roman noir, il n’est que de consulter un autre premier roman, et pas des moindres : Brown’s requiem de James Ellroy.
(5) J’emprunte ici l’expression à Juan Asensio.
(6) Le lecteur intrépide pourra éventuellement s’amuser à distinguer derrière la neige une parabole de la drogue.
(7) Citons en vrac quelques exemples d’exergue : «C’est pas pire que ça l’était déjà» (chapitre 9), «Pike avait déjà son .357 en main, et il lui tabassait la tête à coups de crosse jusqu’à ce que la peau lui tombe du visage comme des lambeaux de draps sanglants» (chapitre 19), «La merde, c’est la merde. Et c’est jamais croyable» (chap. 38), «J’ai fait des choses ici qui ont créé une sorte de gravité» (chapitre 45), «Son tabassage lui a volé le contrôle de ses entrailles» (chapitre 55).
(8) Donald Ray Pollock, avant de publier son premier roman, a sorti en 2008 un recueil de nouvelles qui s’intitule Knockemstiff. On lira dans ce recueil la répétition générale de ce qui arrive dans Le Diable, tout le temps. Quant à Meade, on pourrait en faire une contraction de «meadow» (qui signifie «prairie» ou «pré»), une ville pseudo-urbaine qui tenterait de s’extraire des plus mauvaises influences d’une physiocratie à l’ancienne, c’est-à-dire une ville condamnée à ne jamais s’arracher des moins nobles facettes de la paysannerie. D’ailleurs la consanguinité compose le socle identitaire de Knockemstiff : «Quatre cents personnes environ vivaient à Knockemstiff en 1957, et en raison de Dieu sait quelle malédiction, que cela tînt à la lubricité, à la nécessité, ou simplement à l’ignorance, presque toutes étaient liées par le sang» (p. 10). Meade n’est que l’extension théorique de Knockemstiff, même si «Dans cette ville, on ne trouvait même pas une laitue. Tout ce que les gens mangeaient, apparemment, c’était du gras, et encore du gras» (p. 22). Vite prononcée ou avalée dans un accent atypique, Meade peut alors devenir «meat» («viande», «chair»). Quant à Coal Creek, «coal» se traduit par «charbon», ce qui donne la couleur à l’ensemble des événements en même temps que cela fait référence à un cité houillère – le pasteur de Coal Creek, Albert Sykes, a accueilli la foi en lui après avoir été le miraculé d’un accident de mine.
(9) Le binôme Roy/Theodore fuit Coal Creek après les dérives religieuses perpétrées par Roy – mais d’une certaine manière commanditées par Theodore. L’infirme, malgré son impotence, a des airs de cause première dans les malheurs de Roy. Les deux «envoûtés», évidemment, ne l’emporteront pas au Paradis, quoique les ultimes repentirs de Roy constituent l’une des lueurs de ce livre exceptionnel. Bien sûr, ce sont derechef des lueurs d’abîme tel que c’est le cas avec Pike.
(10) Cf. Juan Asensio, La littérature sous le soleil noir de la violence, 1, Stalker, article du 13 juin 2012 (paru initialement dans la revue Esprits Libres – numéro deuxième, mai 2000, Violences – dirigée par Nathalie Sarthou-Lajus et Chantal Delsol.

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