Les grands jours de Pierre Mari (07/02/2013)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de Pierre Mari, Les grands jours (Fayard, 2013).

L'imminence qu'annonce Pierre Mari est moins celle d'un pilonnage massif des lignes françaises par les artilleurs allemands (puis de l'avancée des ennemis s'enfonçant dans les lignes de défense françaises si imprudemment réputées infranchissables par l'état-major) que celle d'un événement qui, quel que soit sa nature, ne peut qu'impliquer l'homme d'une façon radicale.
Ainsi défini, nous pourrions rapprocher ce beau roman, remarquablement épuré et dont l'écriture reste tendue de sa première à sa dernière ligne, du Jour où le ciel s'en va de Jean-Philippe Domecq qui, lui, décrit l'irruption d'une menace jamais véritablement précisée, à la différence de celle qu'évoque Pierre Mari : la défense héroïque, en février 1916, du bois des Caures par des soldats pratiquement livrés à eux-mêmes.
Peu importe cette précision qui ravira, sans doute, les historiens (et les propulsera, probablement, sur le sentier pour le moins très emprunté de la liberté romanesque garante, ou pas, de la vérité historique). L'imminence, voire l'«imminence formidable» (p. 49) ou plutôt «l'imminent» ou même «le jour de l'invivable (p. 126) est voisin de «l'impossible» (p. 12), peut-être parce qu'il troue la chaîne temporelle des causes et des effets et, comme s'il s'agissait d'une de ces exotiques singularités qui enflamment les imaginations des astrophysiciens, semble introduire, dans le monde paisible et quotidien, un événement qui échappe à toute mesure, dont l'approche même semble déjà, quoi qu'en dise Pierre Mari, empêcher tel personnage de «s'ébrouer dans l'homme qu'il a été» (p. 49).
C'est d'ailleurs comme une espèce de singularité défiant les lois de la physique que l'écrivain évoque l'événement qui approche : «L'idée s'imposera, un jour de l'hiver 1922, avec plus de solennité sans doute qu'il n'aurait voulu : la certitude tremblante qu'un événement au moins dans la vie laisse flotter, en amont de lui-même, un extrême commencement affranchi de son début; et qu'entre ce commencement et ce début, il y a de quoi se perdre, défigurer, renier, écraser tout ce qu'on a pu remplir d'espace, tout ce qu'on a voulu revendiquer de durée» (p. 59).
D'ailleurs, certaines des images qu'utilise Pierre Mari (qui évoque un «intervalle [resté] béant, les bords à vif», ibid.) sont sans ambiguïté et, en évoquant ce que nous pourrions appeler le ciel de traîne de l'événement, semblent avoir d'un coup réussi à happer l'imagination des hommes ayant vécu ce grand jour et ont réussi à imposer leur formidable empan synesthésique sur ce qu'il leur restera à vivre : «il suffira qu'il ferme les yeux, la vision éclatera à neuf derrière ses paupières» (p. 58), qu'importe, même, le fait qu'un «événement longtemps retardé», lorsqu'il éclate, laisse «barboter en surface l'espérance d'un nouveau délai» (p. 61), puisque l'événement en question, une fois qu'il se produit, annihile le paysage, les corps mais aussi le passé et le futur, alors que le présent, lui, est livré à ses puissantes mâchoires. L'événement, en fait, est tout puisqu'il menace non seulement les hommes qui tentent d'y survivre mais l'ordre même de la création.
Puisqu'il coupe l'homme qui le vit et le subit de son passé et même de toute forme de croyance, fût-elle parfaitement futile, en un avenir de paix (pourtant sans cesse suggéré par la camaraderie fraternelle dont les soldats allemands sont crédités à l'endroit de leurs homologues français), l'événement pose l'urgence d'un véritable «discours de la méthode» dont quelques questions lancinantes demeurent sans réponses : «Comment conduire son esprit sous un marmitage insensé», se demande ainsi Marc Stéphane (qui finira bien par l'écrire, son Discours de la méthode en temps de guerre, et qui s'intitulera Ma dernière relève au bois des Caures) mais encore : «Comment disposer l'entendement, l'imagination, les sens, face à l'idée de l'écrabouillement» et enfin : «Comment couper court au sophisme qui vous fait déduire chaque seconde de vie à venir de toutes les secondes déjà engrangées» (p. 68) ?
Impossible de faire face, répond Pierre Mari, autrement qu'en acceptant, justement, de subir l'inimaginable. Et la frêle expérience des hommes d'être de nouveau avalée, littéralement engloutie, comme le déclare Ploncard : «il y a des trucs bien voraces qui vous appellent, dans cette chienne de vie, qui vous réclament, vous réquisitionnent, bien plus fort qu'une mobilisation générale, des trucs tellement énormes et tellement voraces que les gens prennent peur, ils coupent les cheveux en quatre, se disent non, ça peut pas être ça, prudence, hésitation, on finasse, on gagne du temps, on veut continuer d'exister pareil qu'avant – mais la seule chose à faire, c'est de se laisser avaler tout cru, d'y aller franco, dans la gueule grande ouverte, et tant pis si ça vous pousse à raconter des bêtises et des trucs que les autres peuvent pas caser dans leur vie» (p. 79) Le recours à la parole est de fait lui-même annihilé, comme nous le montre l'exemple du taciturne Victor Lerigueur qui a survécu à l'événement effroyable, refuse de livrer autour de lui quelque bribe que ce soit de son expérience et pourtant, à son étrange façon puisqu'il s'agit d'un suicide, tente de créer une espèce de continuité monstrueuse du témoignage, se suicidant après avoir lu le livre de Marc Stéphane qu'il surnomme «grand-père» (cf. p. 154).
Existe-t-il, comme Jan Patočka le pensait, au-delà même de ce qu'il appelle «la dimension démoniaque de la vie humaine» [cf. Essais hérétiques] que nous pourrions définir comme «la faculté humaine d'oubli de l'humain qui ponctue l'histoire des hommes, et qui semble se déchaîner dans les grands conflits mondiaux de notre siècle» (1), existe-t-il une «fraternité des ébranlés» au sein même de l'événement (appelons-le, avec le philosophe, le démoniaque (2), en lui ôtant toute dimension spécifiquement religieuse) ? Si la réponse devait être positive, alors nous pourrions affirmer que cette «fraternité des ébranlés» est ce mouvement ultime, au cœur même du déchaînement démoniaque des forces, par lequel l'homme tente de dominer, en lui et en l'autre, la faculté d'oubli de l'humain. Cette conception cherche à débarrasser notre notion du démoniaque de toute fatalité tragique» (3), y compris même par l'ironie d'un soldat allemand (4), peut-être pas dupe de la scène de mort que lui joue un Français (cf. p. 128), y compris encore par l'irruption de la beauté, planant sur un spectacle d'apocalypse comme un vent léger : «Qui n'a pas vu ça n'a rien vu. Il la martèle, cette phrase. Il l'empoigne. Il l'expédie sans commentaire à tous les hommes qui voudront bien le croire sur parole. De ce qui a eu nom premières lignes, il ne reste rien : un arasement à perte de vue, un gigantesque ratissage de réseaux, d'abattis, de chevaux de frise et d'arbres, un tassement tellement monotone de terre, de pierraille et de métal concassé que l'imagination en est frappée par un flanc qu'elle ne se connaissait pas. Et là-dessus, les vagues d'assaut, leur sérénité ondulante, à perte de vue. Elles ne cessent plus de monter, de déferler sur ce qui fut le bois des Caures. Elles alternent dans un ordre parfait» (p. 120).
«L'inexpugnable, ça existe» (p. 103) affirme Pierre Mari, dernier refuge où l'homme peut s'abriter, tout comme existent les quelques mots, «le vocabulaire du dénouement» et la «formule tout entière» (pp. 118-9) qui permettront aux hommes, avant que l'heure ne vienne, de ne pas les faire désespérer.
Mais la chance, fort maigre, de salut, provient peut-être d'une dimension que nous ne soupçonnions pas, et qui constitue la leçon la plus dérangeante de l'intransigeant roman (en ce sens qu'il est tout entier tendu vers ce qu'il doit nous dire, coûte que coûte (5)) de Pierre Mari. La mesure de l'homme, le lieu où il peut pleinement témoigner de sa grandeur, c'est, justement, l'événement puisque «la seule chose à faire, c'est de se laisser avaler tout cru, d'y aller franco, dans la gueule grande ouverte» (pp. 78-9).

Notes
(1) Voir l'article remarquable de Frédéric Boyer, Quel face à face avec le démon ? Figures bibliques et littéraires de notre responsabilité envers les choses terrifiantes, in Figures du démoniaque hier et aujourd'hui (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, n° 55, 1992), p. 114.
(2) «Le démoniaque est cette déchirure in-humaine constitutive de la liberté d'être homme sur terre», écrit Frédérique Boyer, in op. cit., p. 115.
(3) Ibid., p. 119.
(4) «L'amour de notre ennemi n'est pas une simple idée pieuse. C'est reconnaître qu'il ne saurait jamais y avoir de vraie guérison de la violence en l'absence de l'adversaire. La solidarité des ébranlés est donc un sacrifice de soi conçu comme acte commensal, comme service. Le sacrifice est enfin débarrassé de son archaïsme victimaire [...]. La valeur du sacrifice est non le prix accordé à la victime pour payer le mal, mais la réponse faite au déchaînement de la violence : invention d'un lien jusque dans l'opposition et le combat, au cœur de la déchirure. Si le démoniaque est ce qui défait l'homme de sa responsabilité originelle d'avoir à penser et à faire l'humain, le sacrifice est ici l'assujettissement de l'homme à l'humain», ibid., pp. 118-9.
(5) Ainsi, à sa façon strictement littéraire, l'écrivain Pierre Mari rejoint-il, comme le penseur, la «sphère de la problématicité : «L'homme spirituel est veilleur du déchirement de l'humain. La conscience de la problématicité de l'existence doit se faire si aiguë que l'homme puisse entretenir une familiarité avec l'étrangeté. L'homme spirituel, selon Patočka, est celui qui refuse de «quitter la sphère de la problématicité», de la compréhension du caractère énigmatique de la manifestation des étants. Veilleur de l'étrangeté, veilleur des hôtes effroyables de l'existence humaine, veilleur d'autrui jusque dans les situations de déchirement : guerre, criminalité, tyrannie...», in op. cit., p. 117.

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