Autobiographie des objets de François Bon ou l'écriture constipée (20/12/2013)

Crédits photographiques : Michael Caronna (Reuters).
Quel auteur français jouissant de la plus maigre notoriété peut, en toute honnêteté, se vanter d'écrire aussi mal que François Bon ?
Notre pays s'honore pourtant d'une mine inépuisable de cacographes, de laquelle j'ai extrait, modestement, un magnifique filon aurifère et c'est miracle si nous parvenons en lisant leurs torchons à distinguer, pour certains d'entre eux, les mains des pieds, et les pieds d'organes moins nobles.
Et pourtant, tel un aigle royal, François Bon plane au-dessus des poules, des coqs et des bécasses germanopratins, à quelques hauteurs stratosphériques de cette volaillerie intarissable et qui semble inlassablement se reproduire à mesure, nous assure-t-on, que le monde de l'édition et celui de la presse écrite sont en crise, une crise qui, paraît-il, s'accroît un peu plus chaque jour, peut-être, justement, parce que lesdits torcheculatifs échotiers sont publiés et relayés par lesdits bons petits soldats de la réclame, la réclame se nourrissant de la réclame, la médiocrité de médiocrité, la cacographie de cacographie, tous ces nains bavards y trouvant finalement un tronc en décomposition où étendre leurs rhizomes.
S'il me fallait en peu de mots caractériser la non-écriture de François Bon, j'oserais affirmer qu'elle est un mallarméisme constipé, c'est-à-dire une volonté de tordre la phrase, la rincer ou l'essorer, la tendre vers sa plus fine et essentielle surface, la phrase bonesque procédant volontiers par des court-circuits grammaticaux qui la mettent à portée de compréhension d'un singe de laboratoire, la constipation se signalant, elle, par le fait que François Bon n'est mallarméen que dans ses plus mauvais tours et tics, comme malgré lui, comme s'il aspirait à jouer dans la corne de brume d'un Saint-John Perse mais que ses entrailles lui avaient joué un mauvais tour.
Ainsi, c'est faute de talent et de volonté (car il en faut sacrément pour vouloir aboutir au Livre) que François Bon, ne parvenant pas à égaler Mallarmé ni même, c'est dire, un Ponge devenu malheureusement incontinent, est un verbeux contrarié ou plutôt, et c'est encore pire, un verbeux qui se contrarie, un adepte du verbe laxatif dramatiquement bouché.
Belle initiative donc, quoique paradoxale (Mallarmé, lui, a eu la décence de ne pas nous affliger de trop nombreux livres, à la différence de François Bon), certes pas bien nouvelle non plus si l'on se souvient de la volonté de certains auteurs comme Rimbaut d'Orange d'exacerber la langue française en accroissant formidablement sa puissance elliptique, en limant ses mots selon les propres termes du poète.
Le mallarméisme de François Bon pèche par deux béances puisque nous sommes confrontés à un écrivant qui n'a aucun talent ni même, à tout le moins, aucune plume, aucune écriture, ce qui induit une seconde conséquence, plus définitive que la première puisqu'elle sape les fondations mêmes de l'écriture constipée évoquée plus haut : aucune métaphysique ne soutient cette absence de style ou plutôt, absence d'arrière-monde métaphysique et absence de style convolent en noces banales pour produire l'épure d'une écriture non pas elliptique mais trouée, non pas grosse de possibles à peine suggérés mais déteinte, aphasique, hâve, vide de substance, l'élision de mots renforçant l'impression du lecteur de se trouver face à un moins-disant bien plus que face à un plus-disant pourrions-nous dire, un écrivant qui, ne maîtrisant pas sa langue ridicule, tente de cacher son incompétence au moyen de trous sémantiques, comme si des lacunes pouvaient combler l'absence de musicalité, comme si des phrases creusées de galeries comme un champ infesté de taupes pouvaient signifier l'absente de tout bouquet, une belle fleur épanouie, comme si enfin un architecte peu sûr de sa technique pouvait prétendre défier le vide au moyen de matériaux non pas rares mais contrefaits. Comme si François Bon n'élidait que parce qu'il est parfaitement incapable d'élire un but littéraire de quelque ampleur : se taire, parvenir du moins à signifier que le bruit de fond du langage est fasciné par l'engloutissement final, entropie ou catastrophe, constipation comique pour François Bon. Ainsi fascinée par le silence, la phrase de cet écrivain prolifique, qui donne des cours d'écriture et ne sait pourtant pas écrire, n'en finit pas de s'étirer de livre en livre, de billet de blog en billet de blog, masquant son impuissance à se taire ou même signifier le silence par le tour de magie peu habile consistant à percer de trous une phrase non pas absente mais indigente, non pas elliptique ou grosse de possibles mais flasque, comme un corps humain qui aurait été débarrassé d'un coup de son squelette par quelque opération de nécromancien.
La phrase de François Bon est ainsi laide, et elle est laide parce qu'elle est pauvre et ridicule. Cette proposition peut être inversée, au choix de nos lecteurs, qui considéreront peut-être que c'est la laideur de la phrase de François Bon qui ne peut que provoquer sa pauvreté (1).
Ainsi empêché, par quelque mystérieuse occlusion que nous détaillerons plus loin, d'être tout entier le Mallarmé des choses insignifiantes, le Ponge du rond de serviette et de la pelle à tarte, François Bon est un homme triste qui rate son but secret : moins l'insignifiance que la permanence du monde entier des choses, que son écriture phocomèle n'arrive bien évidemment pas à saisir. Écrivain constipé, François Bon est un réactionnaire contrarié, un nostalgique rentré, comme inverti.
Considérons quelque exemple des chimères hâves et étiques que François Bon nous concocte dans son athanor en bakélite, et qu'il n'a pas honte, un seul instant, de proposer à une vie fort heureusement artificielle, éphémère : «Hélas, jamais pu apprivoiser son système de boutons [celui d'un accordéon], revendu en bloc deux ans plus tard, avec mes autres accordéons, le type qui m'avait pris les quatre pour 1 800 francs a fait une affaire» (p. 19), où les termes supprimés (le pronom personnel «je», la négation «ne» élidée en «n'», l'auxiliaire «avoir», la conjonction de coordination «donc») ne suggèrent rien, aucun ailleurs de la langue, mais signifient au contraire un manque, de coordinations grammaticales bien sûr, mais surtout de coordination intellectuelle, bref, de musicalité. La phrase-type de François Bon est ainsi une suite de couacs ou de canards, fussent-ils déplumés pour filer notre plaisante métaphore, qu'aucun chasseur ne sera fier de tirer.
Nous pourrions convenir que ce type d'écriture artiste ou autiste (c'est tout un), déjà poncif ou catachrèse lorsque Mallarmé en tira les sucs les plus subtils, ne déparerait pas un texte s'il s'agissait de décrire, d'un point de vue rigoureusement objectif en théorie, tel ou tel objet (2), mais quel est donc, dans ce cas, le sens d'un tel procédé, y compris lorsqu'il est saupoudré de très laides anacoluthes qui ne surprennent que par leur ton impropre, comme forcé ? : «Le cimetière on y va pour le fleurir, présence et tenue requises, mais aussi un souvenir d'école primaire, quand on y avait conduit un des mômes de la classe, suite à bagarre avec jet de pierre, encore la pierre» (p. 30), le dernier membre de phrase évoquant dans mon esprit les phrases bancales répétées sur un ton monocorde par les conducteurs de rame de métro parisien, «suite à incident voyageur», l'élision de l'article indéfini semblant renvoyer dans les limbes l'existence de ce voyageur, le nom commun lui-même dirait-on transformé en adjectif qui confère à l'incident une dimension stochastique surprenante, oubliée aussitôt que lue. C'est d'ailleurs l'un des paradoxes auquel parvient le texte de François Bon, sans doute involontairement comme pour tout ce qui vient des mauvais écrivains : méditant sur le temps qui a passé mais que les objets, maigrement, conservent et donc retrouvent si je puis dire, lorsqu'ils sont diffractés par la mémoire humaine, il n'aura laissé dans mon esprit strictement aucun souvenir, bien que, prudemment, j'en ai colligé d'abondants passages.
Nous pourrions multiplier sensiblement les exemples de l'art fançoisbonien, qui est à vrai dire fort maigre : suppression de mots je l'ai dit, qu'il s'agisse de pronoms personnels, d'articles ou même de verbes, constructions bizarres censées frapper les esprits alors qu'elles ne font que le lasser lorsque le procédé est éventé (c'est-à-dire dès sa seconde occurrence), nous pourrions, à Dieu ne plaise, mettre en vente un recueil des perles lentement secrétées par François Bon que nous ne saurions rien encore de la vision qu'une telle langue tératogène, démembrée, suppose.
La nostalgie de l'époque passée affleure, quoique discrètement, et nous ne nous étonnons bien évidemment pas qu'un vieux briscard gauchisant comme François Bon place son admiration pour l'événement le plus ridiculement encensé de la vie sociale (voire politique) française, Mai 68 bien évidemment, qui a permis selon l'auteur de faire passer la vie en couleurs (cf. pp. 3 et 152) et a facilité la prééminence des tout aussi habituelles fausses gloires que sont les surréalistes et Robbe-Grillet (cf. p. 43). Nous soufflerons, enfin, lorsque tous les thuriféraires de ce non-événement festif, cette révolution de salonnards et de fils de bourgeois seront rongés par la vermine, sous la terre que recouvrent les pavés que les plus hardis lancèrent en imagination contre les flics.
De fait, il est intéressant de noter que c'est en fin de compte une impression de flottement qui baigne l'évocation des objets disparus, autrefois utilisés pleinement par des hommes devenus eux-mêmes vieillards, tout droits sortis d'un autre âge, comme si l'écriture si peu sensuelle de François Bon était parfaitement incapable de ressusciter ce qui a été perdu, voire d'évoquer simplement, à de rares exceptions près qu'il ne faut néanmoins pas omettre de signaler (3), la réelle présence de ce qui a été : «Les machines ont cette capacité de produire elles-mêmes leur propre annulation : à telle distance de temps, que ce soit pour mes machines personnelles, ou celles qui ont été la première découverte, pas d'attachement particulier» (pp. 46-7), absence d'attachement qui nous semble effectivement la conséquence logique d'une langue incapable de signifier ce qui n'est plus, d'incarner la fugacité des objets perdus (comme il existe un temps perdu) dans un présent enrichi de leur lente libération.
Le passé que tente d'évoquer François Bon n'infuse aucunement le présent, à la différence du passé douloureux, comme je l'ai écrit dans telle note récente, qu'un W. G. Sebald scrute sans relâche, choisissant les témoins les plus humbles, les mieux à même dirait-on d'en laisser fermenter les distillats les plus dangereux. Sans réelle présence, il y a fort à craindre que le présent de François Bon, celui de l'écriture, soit lui-même vide, troué, constipé, et il m'est commode de vous demander de faire la modeste expérience qui suit : lisez, de préférence en parallèle, comme je l'ai fait, Austerlitz (mais tout autre titre conviendrait de cet écrivain, comme Vertiges ou Les anneaux de Saturne) et cette Autobiographie des objets désincarnée, et vous constaterez, sans toutefois beaucoup de surprise, combien vous hante le texte de Sebald, alors que celui de François Bon aura fondu, dans votre esprit, plus vite que neige au soleil. Une telle impression, bien évidemment inquantifiable, je doute qu'elle ne ressortisse qu'à ma seule souveraine appréciation, ou à ma bizarre complexion qui me ferait goûter les textes d'un auteur plutôt que ceux d'un autre. Une telle impression, pour le dire franchement, est logique, puisque seul un texte capable de s'enfoncer avec autant de sensibilité que d'obstination dans ce qui n'est plus, le tuf des êtres et des sensations perdus, a le droit, en regard, de provoquer une véritable attente de la part du lecteur, comme si l'intimité mise à nu d'un texte correspondait à la propre expérience de celui qui le lit et qui lui donne non seulement écho mais résonance, encharnement c'est-à-dire : incarnation. La langue de François Bon est celle du robot le plus rudimentaire, privée de chair, de bras et de jambes, tératogène donc, mais aussi de charme, sans grâce ni érotisme, une langue qu'on dirait toute prête à être digérée par la Machine, puis distribuée sur les ondes en milliards de pixels strictement désincarnés même si, parfois, semble se dissoudre quelque fantôme inconsistant, celui de l'humanité perdue sans doute.
Ainsi, fort vague est l'impression découlant de l'affirmation selon laquelle, entre les anciennes machines et les nouvelles, celles bien sûr qui permettent à François Bon d'écrire ces textes machinaux, mécanicisés, qu'il nous offre dans ses trop nombreux livres et dans les pages de son site, se trame un rapport spéculaire fort peu explicite, à la différence des pages remarquables qu'un Günther Anders a écrites sur le même sujet : «À quarante ans de distance, découvrir progressivement une indifférence intérieure : il y a bien sûr cet ordinateur sur mes genoux, pour fignoler ce texte. Mais l'impression d'un double mouvement : un «en-avant» qui s'établissait par les objets eux-mêmes, et ce même «en-avant» qui se prolonge maintenant de l'autre côté d'une joie à en disposer, les acheter, se les approprier ou les transmettre» (p. 43). Maigre récolte, à vrai dire, même si François Bon, comme tous les mauvais auteurs, va s'efforcer, encore et encore, d'évoquer ce thème sans toutefois parvenir à le complexifier : «Les machines ont cette capacité de produire elles-mêmes leur propre annulation : à telle distance de temps, que ce soit pour mes machines personnelles, ou celles qui ont été la première découverte, pas d'attachement particulier» (p. 47).
Pourtant, nous serions injustes, une fois étalées les maigres trouvailles, quelque menu fretin qu'il faudra accommoder d'une mayonnaise relevée et que François Bon nous rapporte dans son filet à mailles géantes en sonnant du buccin, de refermer sans plus de cérémonie son livre. Il y a autre chose, un attachement justement, n'en déplaise à celui qui nous bassine avec la littérature 12.0 (s'agit-il donc de la sienne ou de celle, navrante de fatuité, d'un Lionel-Édouard Martin, dont la prose gonflée à l'hélium de la prétention, maigrement arrosée par quelques excitations d'hypokhâgneuses, a été récemment publiée par les bons soins de François ?), pour les objets, le passé, malgré le fait qu'il avoue, d'assez ridicule façon, sa dilection pour les toupies : «Parler de toupies juste pour le besoin ici que ça tourne, que ça fasse tourner la tête, qu'on n'ait plus soi-même de prise sur sa mémoire, qu'à travers ces figures trop rapides, en provisoire équilibre ?» (p. 51). Quelques lignes plus loin, cependant, François Bon évoque «nos sociétés rurales» ayant conservé l'usage et la «très vieille fonction» de la toupie, symbolisant le mouvement de la rotation terrestre», alors que, nous, «nous l'aurions liquidée «comme si ce vertige, s'interroge l'auteur, ne nous concernait pas ?» (p. 53).
Une fois ouverte la boîte de Pandore, nous ne savons plus où donner de la tête, et capturer, comme autant d'animalcules fébriles, ces têtards de rêverie, ces larves de nostalgie, ces bestioles de colère contre, tout de même, le temps présent, en constatant que François Bon, Gros-Jean comme devant, essuie, certes discrètement, sa petite larme : «Comment retrouver cela dans les usages d'aujourd'hui ?» (p. 56), à propos de feue la «matérialité des livres», comment retrouver, encore, «cette économie du nécessaire, de la place relative de chacun dans la communauté» (p. 22) propre aux temps passés, alors qu'ailleurs c'est «la mécanisation agricole, qui a fait tant de mal au marais» (p. 59), «la trace de cet humble monde [qui] est bien difficile à suivre» (p. 30), la «fracture», comme c'est étrange quand même si l'on songe à l'événement mirifique, aux yeux de Bon, que fut Mai 69 pourvoyeur de mouvement et de couleurs (cf. p. 111), «des années soixante-dix» après laquelle plus personne ne «porte les marques extérieures de sa place propre» comme cela avait cours, naguère, dans «la communauté d'un bourg» (p. 29), la «magie du livre, même d'un simple manuel, toujours plus forte pour moi que celle de l'objet lui-même» (p. 62), les «mots qui disent ce qui existe [et] peuvent se dispenser d'histoire, voire de lisibilité» comme les termes «latins abscons de botanique» (p. 66), la «connaissance en pointillés de ceux même qui vous ont engendré» (p. 70), le monde qui «ces derniers temps» «craque et se fissure» (p. 83), alors même que le plus impeccable thuriféraire de la machine confesse, de façon bonhomme, qu'il n'a «jamais considéré avec émotion ou admiration une machine électronique» (p. 82), lui qui pourtant n'a de cesse de stigmatiser «les réticences à l'usage du livre numérique» (p. 81) qui représente une attaque en règle contre le sens esthétique (du plaisir de lire, de toucher, de rêver par un objet qui, aussi reproductible soit-il, semble encore, encore, même maigrement, vivre) et, tout bonnement, le sens commun ?
De fait, la position de François Bon, réputée claire, sur le livre numérique finit elle-même aussi par se troubler, et il est difficile de déterminer si c'est simple constat posé par l'apôtre du progrès ou bien discrète nostalgie qui suinte devant l'évidence qu'il nous reste à réinventer (ou retrouver ?) ce qui assemble les hommes, lorsqu'il écrit par exemple, dans son style inimitable d'homme qui, il le confesse, n'utilise plus l'écriture manuscrite (cf. p. 20) : «Je vais sans ordre. Je prends les choses selon qu'elles me viennent dans la main. Selon la curiosité que j'ai de les tenir, quand nous sommes tant requis par l'ordre immatériel, les textes qu'on stocke sur des serveurs loin – rien d'immatériel dans ces transferts de données et lieux de stockage, mais la propriété ne nous en est pas déléguée, quand nous venons d'un monde où c'est cela même qui décidait de la relation entre les hommes, et la reconduction de ce qui les assemble» (p. 23).
Cette position semblera (légèrement) tragique à ceux qui goûtent son style troué et (franchement) ridicule à ceux qui n'apprécient guère les productions (nous approchons, tout de même, la trentaine de livres) de cet impénitent raseur, autoproclamé meilleur éditeur virtuel. Car enfin, tout bien pesé, soit François Bon est réellement nostalgique du monde perdu qu'il évoque (comme tant d'incises le laissent penser, et alors, parce qu'il est bien incapable de le faire renaître sous nos yeux, son style de percolateur enrhumé ne parvenant jamais (4) à nous émouvoir, peut-être parce que, paresse ou tic, il n'est plus capable d'employer autre chose que le pronom «on» (5) comme signe de dissolution de toute intériorité réelle), et il signe ainsi son échec en tant qu'écrivain et ne peut prétendre, au mieux, qu'à la position peu enviable de cacographe ayant, à tout le moins, du métier; soit il s'est jeté à corps et à cris dans la facilité (j'attends toujours d'être convaincu du contraire) de l'édition électronique, tout en sachant ce qu'il a perdu (6) et que jamais il ne retrouvera, et ce n'est alors rien de plus qu'un imposteur, un imposteur d'autant plus retors qu'il se réserve le droit de publier la majorité de ses textes inutiles par le biais justement de livres qui, de numériques, n'ont que l'url de leur maison d'édition, figurant à côté du code barre. De fait, l'hypermnésie de François Bon nous semble constituer une catégorie assez peu subtile de la vieille mauvaise conscience.
De fait, cette position pour le moins ambiguë ne dissipe guère les réserves de fond (je ne reviens pas sur celles qui concernent l'écriture de l'auteur) que j'ai exprimées sur cette Autobiographie des objets, dont on ne sait décidément s'il s'agit du lamento convenu sur le temps perdu et de la fuite benjaminienne de «la validation symbolique», obtenue par le «geste marchand» (p. 132), des images qui, autrefois, ne se stockaient pas dans un disque dur, de la perte de la «part immatérielle» que la seule «présence d'un livre suffit à rappeler» (p. 115), ou bien d'un exercice, un de plus et certainement pas le dernier hélas, où un auteur qui anime des ateliers d'écriture fait pourtant la démonstration qu'il ne sait pas écrire, ou si franchement mal (7), sans que cette démonstration ne paraisse choquer quiconque, et certainement pas des éditeurs qui refusent traditionnellement, et avec une promptitude réellement réjouissante, des manuscrits bien meilleurs que celui que le hachoir industriel de François Bon a débité comme un peu appétissant boudin.

Notes
(1) Pauvreté, incorrection et laideur de certaines tournures comme l'immonde (puisque tout le monde ou presque l'emploie) «Quelque part» ouvrant une phrase (cf. p. 13), pauvreté du vocabulaire (cette image rémanente des souvenirs, systématiquement employée, cf. pp. 15 ou 38) ou encore l'affreuse construction suivante : «J'aimerais me souvenir mieux de comment, où et pourquoi j'avais acheté ces deux casquettes [...]», p. 20, cette aberration étant encore répétée plus loin, p. 32. J'ai failli oublier un magnifique «c'est comment» bien capable de foudroyer tel pauvre lecteur camusien qui aurait, par malchance, abîmé son illustre regard en lisant le passage suivant : «Ce qui effraie, en comparaison des photographies familiales, guère plus flatteuses, c'est comment le recul du temps a été accéléré, figé par le collectif» (p. 109). Encore un «de comment», solaire et inaltérable dans sa laideur : «Le verre est un matériau : il fait partie de comment on se bâtit au monde» (p. 133). Quelque part comme écrit Bon, c'est se foutre de la gueule des lecteurs, même des plus mauvais qui vont prendre des leçons d'écriture chez lui, que d'écrire aussi mal, non ?
(2) «De même, sur mon bureau, cette rondelle d'acier forgé, épaisseur 12 millimètres, les traces de fraisage même pas rectifiées, et la tige à section pentagonale de 20, six centimètres de long environ» (p. 24).
(3) Surnagent, dans ce brouet universel, des textes comme sous cadenas, ou encore machines à écrire.
(4) Même remarque que précédemment : moyennant quelque accommodement de notre pupille, le style de François Bon finit par être lisible et même parvenir à quelque parangon de style à peu près bien cadencé, comme celui-ci, en chute du texte intitulé éther : «Je porte en moi, par le contact encore vif d'un ballon de caoutchouc pur empli d'éther, une séparation de l'âme et du corps, qu'incarne à jamais la figure jupitérienne d'un chirurgien de canton, préparant sa retraite» (p. 113). Ces maigres réussites n'en rendent que plus criante l'absence de tout substrat réflexif voire philosophique dans le reste du livre.
(5) Voir le texte intitulé machines à laver, regorgeant de ce pronom.
(6) Je l'ai écrit plus haut : nous n'en finirions pas de colliger les indices, voire les preuves de la déception de François Bon devant l'évidence de ce qui n'est plus, dont Internet n'offre qu'un ersatz, comme celle-ci : «Internet nous a débarrassés des deux [les routes et les noms indiqués sur un atlas classique, c'est-à-dire imprimé sur du papier], et liquidé le mouvement du doigt sur l'épaisseur des pages : voilà où nous marchons, les mains vides, mais avec la tâche d'y refaire le même vieux rêve» (p. 96).
(7) Une monstruosité pour finir : «Malgré les précautions qu'on enseignait aux touristes, et comme pas droit à l'eau qui ne soit pas en bouteille, j'achète à un marchand de rue des parts de concombre» (p. 119).

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