L'Ange des ténèbres d'Ernesto Sabato (14/06/2019)

Crédits photographiques : Robbie Shone /Caters News Agency / Sipa.
2412828415.jpgErnesto Sabato dans la Zone.





3787110886.jpgMonstres romanesques.


Le texte qui suit a initialement paru dans la revue Études, dans un article dont il constituait la troisième et dernière partie. Je l’ai enrichi, depuis, de nombreuses références.

«En tout cas et quoi qu'il en fût, c'était sûrement à la paix qu'il aspirait, c'était de cela qu'il avait besoin, ainsi que tout créateur, que tous ceux qui sont nés avec la malédiction de ne pas se résigner à la réalité qu'il leur est échu de vivre, et pour qui l'univers est horrible ou tragiquement provisoire et imparfait. Car il n'est pas de bonheur absolu, se disait-il. À peine nous est-il donné en de fugaces et fragiles moments, et l'art est une façon d'éterniser, ou de vouloir éterniser, de tels instants d'amour ou d'extase. Car toutes nos espérances se transforment tôt ou tard en réalités inachevées. Car nous sommes tous déçus d'une façon ou d'une autre; et si nous réussissons en quelque chose, nous échouons en telle autre; la déception est la destinée inéluctable de tout être qui est né pour mourir. Car nous sommes tous seuls, ou nous finissons toujours par l'être un jour : amant sans la partenaire aimée, père sans ses enfants ou enfants sans leur père, et le révolutionnaire pur face à la triste matérialisation des idéaux qu'il a jadis défendus au prix de sa souffrance et d'atroces tortures. Car la vie est un continuel rendez-vous manqué; et si nous rencontrons quelqu'un sur notre chemin, nous ne l'aimons pas quand il nous aime, ou nous l'aimons quand nous ne sommes plus aimés, ou bien quand la personne est morte et que notre amour est devenu vain. Car tout ce qui a été ne sera plus, les choses, les hommes et les enfants ne sont plus ce qu'ils ont jadis été, notre maison d'enfance n'est plus celle qui a recelé nos trésors et nos secrets, et notre père se meurt sans nous avoir transmis des paroles peut-être fondamentales, ou, quand nous le comprenons, il n'est plus parmi nous, nous ne pouvons plus le consoler de ses anciennes tristesses et de ses vieilles déceptions. Car le village s'est transformé; il n'y a plus, à l'école où nous avons appris à lire, les vieilles gravures qui nous faisaient rêver; la télévision a tué les cirques; les orgues de Barbarie ont disparu, et la place de notre enfance est ridiculement petite quand nous la retrouvons.»
Ernesto Sabato, L'Ange des ténèbres
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Troisième et dernier roman d’Ernesto Sabato, L’Ange des ténèbres récapitule non seulement Le Tunnel et Héros et Tombes mais en propose une magistrale mise en perspective. C’est aussi le roman qui, conformément à l’image qu’utilisait Michel Leiris dans son Âge d’homme, affirme qu’il ne saurait y avoir d’écriture digne de ce nom sans exposition, de la part de l’écrivain, au danger d’être embroché par une corne de taureau. C’est donc dans cette œuvre que nous pourrions qualifier de prisme à prétention universelle, structure de récapitulation mélangeant les personnages réels et ceux de fiction, les styles et les problématiques, ou encore, d'absolue tant elle semble avoir été parfaitement réfléchie, que l’auteur met en scène son propre personnage, façon commode d’affirmer qu’il n’est peut-être rien de plus qu’un être de papier, comme tous ceux qu’ils a fait rêver, aimer, souffrir, faire le Mal, quêter la pureté et l’unité perdues, mais encore sourd rappel concernant le fait que tout véritable roman se doit d’être écrit avec le sang de l’écrivain, s’il est vrai que les œuvres des grands artistes «poussent sur le sang et le fumier de cette triste humanité, comme des statues immaculées, qui donnent la mesure des limites de l’esprit humain».
Un long passage résume assez bien l’intention esthétique et surtout métaphysique qui a été celle de l’auteur argentin dans ce livre vertigineux, ou, pour le dire d’une autre façon, déroutant par l’éventail de ses thématiques, nombreuses et en apparence inintéressantes digressions, bref, monstrueux : «Ainsi tu ne seras peut-être pas l'écrivain du moment, mais tu seras un artiste de ton temps, de l'Apocalypse dont tu devras en quelque sorte témoigner pour sauver ton âme». La suite est intéressante qui expose la conception de Sabato sur l’art romanesque et affirme que la plus grande période de création des romans correspond à la lente mais irrésistible désacralisation du monde et de l’homme : «Le roman se situe entre le commencement et la fin des temps modernes, il se développe parallèlement à la profanation grandissante (profanation, quel mot significatif !) de l'être humain, parallèlement au processus effrayant de démythification du monde». C'est pourquoi, poursuit Sabato, «les tentatives de juger le roman d'aujourd'hui en termes étroitement formalistes aboutissent à la stérilité, il faut le situer dans cette formidable crise totale de l'homme, en fonction de l'arc gigantesque qui commence avec le christianisme. Car, sans le christianisme, il n'y aurait pas la conscience malheureuse, et sans la technique, caractéristique des temps modernes, il n'y aurait eu ni désacralisation, ni insécurité cosmique, ni solitude, ni aliénation. C'est ainsi que l'Europe a introduit dans le récit légendaire ou dans la simple aventure épique l'inquiétude psychologique et métaphysique, pour produire un genre nouveau […] dont le destin serait de révéler un territoire fantastique : la conscience de l'homme».
Pour Ernesto Sabato, le roman moderne est à la fois l’un des initiateurs mais, très vite, la victime du formidable bond des connaissances scientifiques et de l’essor des techniques. Initiateur car, en offrant un miroir très profond à l’homme, le roman lui a révélé ses innombrables potentialités, montré sa formidable capacité d’adaptation, confirmant l’intuition de Pic de La Mirandole qui fait de l’homme, par son pouvoir supérieur d’invention et de transformation, un caméléon digne de toutes les louanges. Victime aussi car, en apparaissant comme l’un des surgeons de l’explosion des connaissances traditionnellement associée à la modernité conquérante dont nous pouvons placer le surgissement à la fin du XVIIIe siècle, le roman a également pâti de la lame de fond qui a désenchanté le monde et qui semble avoir conduit le grand romancier à tirer brutalement un trait sur sa carrière de scientifique.


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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