Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 2 : de 2005 à 2010, par Francis Moury (06/04/2014)
Crédits photographiques : Felipe Dana / AP.
Cinéma et eschatologie chez George A. Romero, 1 : de 1968 à 1985.
Je suis une légende de Richard Matheson.
Zone 1 de Colson Whitehead.
Land of the Dead (Le Territoire des morts, États-Unis, 2005).
Dans un futur proche, une ville américaine organisée en forteresse isolée, dirigée par Kaufman et ses riches associés, abrite deux catégories de personnes : un prolétariat misérable survivant de pains et de jeux barbares, et une garde privée assurant la sécurité. Les morts-vivants reclus dans les villages abandonnés environnants, imitant les actions des vivants en pure perte, s’aventurent parfois à sa frontière mais ne peuvent en franchir les limites. Des raids à la cruauté inutile sont menés à leur encontre par certains mercenaires, à l’occasion d’un pillage méthodique des villages. La ville de Kaufman tombera pourtant inéluctablement entre les mains des morts au cours d’un assaut assez consciemment organisé par leur «chef» pour réussir, permettant de justesse à quelques mercenaires de s’en échapper.
Tourné en écran large 2.35, distribué par une major (Universal), Land of the Dead est le plus gros budget pour l’instant confié à Romero par un producteur : il a déjà rapporté quatre fois sa mise. Mais il n’abuse pas inutilement des moyens matériels mis à sa disposition, préférant les utiliser à bon escient pour offrir une vision futuriste assez ample. L’apocalypse qu’il décrit n’est pas seulement urbaine mais générale, nourrie d’assez de plans annexes des «zones», des «wastelands» environnants, urbain revenu au rural, rural anciennement urbanisé redevenant rural. Land of the Dead est une sorte de parallèle de Day of the Dead (1985) : dans les deux films, l’humanité abandonne les hommes pour reparaître comme spontanément chez certains morts-vivants. Les termes de l’équation initiale (mort-vivant = inhumanité, vivant = humanité) ne sont certes pas inversés mais la ville humaine, ultime rempart, est en fait devenue une ville inhumaine alors que l’humanité perdue est en train d’être réinventée par les zombies, recherchant obstinément à imiter, à recréer une amorce de société. Certes, ils sont dominés encore par l’instinct qui les fait agir en animaux féroces, mais certains d’entre eux sont devenus assez intelligents pour organiser un assaut, et assez disciplinés pour le mener à bien. Ironie noire, en place depuis 1968 : les morts, pour trouver la paix, doivent être tués, ce qui les rapproche des vampires. Cette paix que les vivants sont incapables de trouver : les mercenaires survivants laissent volontairement aux morts la victoire tant ils sont lassés de l’inhumanité des autres hommes. Le reste de la cité est perdu d’avance : sans surprise, la faille provient d’en haut. C’est le dernier grand rôle de l’acteur Dennis Hopper, celui de cet homme d’affaire croyant tout contrôler et tout dominer mais victime de sa propre démesure, s’en rendant compte alors qu’il est déjà trop tard. Asia Argento, sauvée des nouveaux jeux du cirque, promise au combat à vie plutôt qu’à l’amour, apporte une touche d’érotisme brut, inédite dans l’univers de Romero assez sage dans ce domaine, jusqu’ici. Une seule facilité de scénario : celle de l’autocar surblindé, peut-être inspiré par celui qu’on pouvait voir à la fin du Dawn of the Dead [L’Armée des morts] (2004) de Zack Snyder qui était le remake-variation, parfois original, du Dawn of the Dead [Zombie] (1978) de Romero. Land of the Dead est plastiquement assez classique, son montage est sans surprise notable mais on n’oublie pas certains plans stupéfiants, au carrefour de l’expressionnisme et d’une sorte d’hyperréalisme futuriste : celui du chef des morts émergeant silencieusement de la fosse d’eau qui protège la cité, bientôt suivi des autres morts, utilisé par toutes les jaquettes DVD, en est un bel exemple.
Diary of the Dead (Chroniques des morts-vivants, États-Unis, 2007).
Alors qu’ils tournent un film fantastique à petit budget (une ultime variation de La Momie), en extérieurs nuit et en pleine forêt, des étudiants en cinéma de l’Université de Pittsburgh et leur professeur apprennent par la télévision la nouvelle (confirmée par Internet) que les morts attaquent les vivants. Ils les croisent sur la route, les écrasent et sont bientôt eux-mêmes attaqués en tentant de trouver de l’aide dans un hôpital. Ils décident de tenir une chronique de l’apocalypse, filmée en temps réel à travers la Pennsylvanie au péril de leur vie et de leur raison.
Tourné en vidéo numérique («DV» pour «Digital Vidéo») au format 1.85 afin d’épouser plus étroitement son argument – savoureux : les étudiants se font rattraper par la réalité puisqu’ils tournent un film de momie, donc selon le schéma du classique film de Karl Freund de 1932, au sens strict une histoire de mort-vivant, de mort ramené à la vie, bien qu’elle n’en porte pas le nom – Diary of the Dead reprend le schéma de Night of the Living Dead (1968) mais en l’actualisant au niveau médiatique (Internet, la vidéo – ouverte et en circuit fermé, la télévision y sont importantes) et surtout en l’inversant sur le plan de l’espace : alors que le groupe de survivants de 1968 résistait statiquement (sauf deux séquences de fuite, une spontanée, l’autre organisée, mais qui avortaient toutes les deux), celui de 2007 se déplace sans cesse, rencontre des vivants constituant d’éphémères groupes alternatifs de résistance (par exemple, le gang noir reconstitué en milice armée, ayant pris possession d’un village) mais… en vain. Les rencontres avec les morts sont quantitativement plus fréquentes que celles avec les vivants et leur fréquence augmente sans cesse. Les valeurs morales et religieuses s’effondrent sous les yeux conjoints du spectateur et des héros : la conductrice religieuse se suicide car elle craint (à tort) d’avoir tué des hommes alors qu’elle vient de tuer des morts-vivants. Les infirmiers et les médecins de l’hôpital devenus des zombies ne soignent plus les gens mais les tuent. La fille aimant ses parents et qui rêvait de les retrouver à leur domicile, les retrouve transformés en zombies tentant de l’assassiner («Il est temps de s’en aller» conclut avec une noire ironie le professeur après avoir achevé la mère). La communication via Internet ou télévisée s’avèrent incapables de permettre une action concrète sur le réel à moins que les locuteurs soient en mesure – et ils le sont rarement – de connaître la vérité, avant de la transmettre. Ultime ironie encore plus noire, à usage médiatique intra-hollywoodien : les voix des cinéastes Wes Craven, Quentin Tarantino, et d’autres cinéastes contemporains de Romero sont entendues aux informations, répétant les dernières nouvelles les plus terrifiantes.
Alors que toute l’œuvre de Romero s’était développée de 1968 à 2005 selon une dialectique discourant inlassablement sur la différence spécifique du vivant et de l’humain et la qualité d’être humain, Diary of the Dead remet le spectateur dans la situation de celui de Night of the Living Dead (1968) comme si Day of the Dead (1985) et Land of the Dead (2005) n’avaient jamais été tournés. Les morts-vivants de Diary of the Dead n’ont, comme en 1968 et comme en 1978, aucune trace, autre qu’apparente, d’humanité : ce sont tous des monstres assoiffés de sang qu’il faut détruire pour éviter d’être tué ou dévoré. Le combat contre eux engendre, sans surprise, une inhumanité fondamentale chez un certain nombre de survivants humains qui prennent un malin plaisir à tuer ces apparences, ces figures, ces «eidolos», ces ombres d’êtres humains. Il produit aussi – thème constant chez Romero – une sorte de faillite des médias, ceux-là absorbant toute représentation en vain, tournant à vide, n’empêchant rien, se contentant d’enregistrer l’irrépressible, irrésistible, irréversible renversement de l’ordre humain. Cette régression filmographique au thème essentiel de 1968 ne laisse pas de surprendre : outre son aspect commercial bienvenu pour Romero (qui ne possédait plus les droits du film de 1968 tombé dans le domaine public américain), elle est peut être la marque du retour à un pessimisme fondamental, ontologique autant qu’eschatologique, qui renoue en profondeur avec celui du classique de 1968. Diary of the Dead en retrouve la virulence. Il a couté cinq fois moins cher que Land of the Dead mais il a rencontré, à défaut d’un gros succès au box-office, un succès financier relatif et surtout, un certain succès critique international.
Survival of the Dead (Le Vestige des morts-vivants / La Survie des morts-vivants, États-Unis, 2009).
Un petit groupe de déserteurs de la Garde nationale (celui-là même qui avait volé le bus des étudiants du film précédent) fuyant Philadelphie cherche un refuge. Or sur Plum, une petite île au large du Delaware, deux familles survivent dans des ranchs, environnés de morts-vivants. Les Muldoon maintiennent en vie les morts-vivants, notamment ceux appartenant à leur famille, dans une réserve soigneusement gérée, en attendant qu’on trouve une solution scientifique. Ils tentent de les rééduquer, convaincus d’un progrès possible. Les O’Flynn les abattent systématiquement bien qu’une des filles de O’Flynn soit une morte-vivante particulière, capable d’évoluer, et le sosie de sa sœur encore vivante. L’affrontement entre les deux clans est inévitable : O’Flynn est expulsé mais il passe une annonce sur Internet que les déserteurs visionnent sur leur «Smartphone», vantant Plum comme ultime refuge ! Les déserteurs et lui s’associent, retournent sur Plum, rompant son fragile équilibre «biologique», la replongeant dans le chaos alors que l’expérience Muldoon réussit.
Tourné en Technicolor sur négatif numérique Recode RAW sous «aspect ratio» 2.35 au Canada, Survival of the Dead est le prolongement narratif direct de Diary of the Dead, dont un extrait est d’ailleurs inclus au montage, censé avoir été mis en ligne. Signe que Diary of the Dead non seulement bouclait une boucle mais ouvrait un nouveau cycle, écrit par Romero. Toujours est-il qu’une autre source d’inspiration est ici à l’œuvre : celle du western, puisque le scénario est lointainement inspiré par celui de The Big Country [Les Grands espaces] (1958) de William Wyler. Ce conflit tragique (la folie oscillant d’un patriarche à l’autre, semblant envoyée par les Dieux pour perdre l’ensemble de l’île) sera arbitré en pure perte par les déserteurs, eux aussi soumis au destin. Le pivot du scénario, très serré et à l’action en constant mouvement, repose sur la dualité entre une vivante et une morte, sœurs ignorées puis reconnues. On songe souvent, en voyant ce beau plan d’une morte chevauchant inlassablement à travers champs, à une image d’un conte d’Edgar Poe tel que Metzergenstein. Cette dualité, occasion évidente du sadisme et de l’inceste, se double d’une autre, renvoyant à l’anthropologie, à l’ethnologie, voire à l’histoire des religions : le type de nourriture (cadavre d’homme / cheval) permettant d’identifier quel mort a vocation à redevenir – peut-être ? – humain, quel mort est pur et quel mort est impur ! L’île devient le théâtre, épuré aux normes d’un récit «survival» cependant magnifié par son cadre, d’une renaissance. La modification de leur régime alimentaire fait accéder (en puissance mais pas encore en acte) les morts-vivants à un degré retrouvé d’humanité, sous réserve qu’ils ne soient pas abandonnés par les hommes à ce stade précis de leur éducation. Or la folie des hommes fait qu’ils le sont. Le monde humain devient, du coup, divisé en quatre espèces : morts-vivants dangereux, morts-vivants potentiellement humanisés, vivants dangereux, vivants réellement humains. Le suspense provient du fait que chaque individu passible de relever d’une de ces quatre espèces, est susceptible de passer de l’une à l’autre. Configuration qui, dans un cadre apocalyptique, marque cependant un progrès évident, scientifique autant que sociologique, par rapport à celles, déjà «progressistes», de Day of the Dead et de Land of the Dead. Romero ne peut se résigner à la fin du monde humain ni à cette apocalypse dont il ne désigne jamais l’ordonnateur (Dieu, Destin, Hasard, Nature : le champ des possibles philosophiques demeure ouvert), mais dont il détaille les errements. Il lui donne donc à nouveau une chance, chance qu’on croyait définitivement abolie lors du film précédent.
Survival of the Dead a reçu un accueil public et critique assez mitigé. Peut-être est-ce dû au fait que le format 2.35 n’y est nullement exploité de manière spectaculaire, en dépit de sa constante beauté ? Peut-être aussi est-ce dû au fait que ce film épuré repose d’abord sur l’évolution psychologique des personnages (une parole de trop peut y bouleverser le monde à chaque instant, décider sa survie ou sa perte) et qu’il ne s’intéresse à l’action que d’une manière strictement nécessaire ? Le grand public est-il habitué à une telle rigueur ? L’action y est constante et on y parle à bon escient, exactement comme chez un Howard Hawks, un John Ford ou un Fritz Lang, les dialogues de Romero étant très bien écrits. C’est que le sujet de cette série repose sur une quête métaphysique, inlassablement reconduite, inlassablement déclinée mais, à mesure qu’elle l’est et qu’elle s’approfondit, toujours plus aporétique.
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