Joseph Conrad et l’attraction des ténèbres : sur les ruines de Kurtz, par Gregory Mion (03/07/2014)

Crédits photographiques : Ina Fassbender (Reuters).
2132877036.jpgJoseph Conrad dans la Zone.





«Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m’y résoudre !»
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques.

«Par quel moyen la bourgeoisie surmonte-t-elle les crises ? D’une part en imposant la destruction d’une masse de forces productives; d’autre part en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. Par quel moyen donc ? En ouvrant la voie à des crises plus étendues et plus violentes et en diminuant les moyens de les prévenir.»
Marx & Engels, Manifeste du parti communiste.


En aval de Kurtz : signes de barbarie et preuves d’effondrement

Les ténèbres sont-elles passibles d’une mise en intrigue ? Le grand texte de Joseph Conrad prend le sujet de front et c’est en cela qu’il ne peut être que remarquable, tant par son dévouement envers la cause perdue de ce qui ne possède aucune sorte de substance que par son adresse à écrire ce qui se dérobe à toute fixation formelle. Des ténèbres comme de la mort, on ne pourrait faire une expérience à part entière, et faute de savoir revenir du continent où le langage et les corps sont tombés pour toujours, ne reste que la solution d’approcher ce néant jusqu’à l’endroit où il permet qu’on le regarde. Peu importe ainsi la quantité de pensée que l’on transporte en ses bagages. Il ne saurait être question de réfléchir et de résoudre l’énigme d’un impensable, parce que la certitude des ténèbres, d’une part, ne délivre paradoxalement aucune prise tangible pour la raison, et parce que, d’autre part, la vocation littéraire ne s’encombre pas de formules dès lors qu’elle accepte d’aller au-devant de la condition la plus désertique du vivant. Certains choisissent l’état d’ébriété pour essayer de sauver le sens d’un monde perdu et pour descendre dans quelques gouffres signifiants (c’est la stratégie du consul Geoffrey Firmin, le voyant ivre de Malcolm Lowry dans Au-dessous du volcan), certains préfèrent fuir le monstre immatériel dont l’absence de toute coordonnée spatio-temporelle accentue l’effet de terreur (c’est l’exode des personnages de Steinbeck qui pressentent la crise économique), et certains autres, comme Conrad, ne craignent pas d’être sobres et de soutenir le regard inexpressif mais pétrifiant de ce qui réduit l’homme à ses méprisables limites. Au final on parlera de courage, de bravoure, on évoquera probablement le goût de l’écrivain pour la haute mer déchaînée et partant on en déduira un peu du caractère de Charlie Marlow, mais nous n’aurons fait que plaquer sur le texte des éléments biographiques, et nous aurons manqué l’essentiel de ce qu’une imagination intelligente est en mesure d’exprimer sur ce qui n’a été dans la vie que senti, entrevu, soupçonné.
Passons-nous donc volontiers des grilles de lecture et remontons le fleuve Congo de Heart of Darkness comme Claudio Magris a descendu le Danube, avec le sens supérieur de l’écrivain, avec le très léger viatique de celui qui observe le moindre espace comme la possibilité d’un débordement, attentif à l’empreinte de Dieu, rivé sur la chose depuis sa racine présumable, méditant et préméditant les manières de dire une telle exubérance, car les ténèbres ne sont pas impossibles pour celui qui les implique dans une participation cosmique, séparément des superstitions et des formes défaillantes d’un langage trop modérateur. Ainsi l’écrivain fait ses bagages en route, indépendamment de sa destination et du courant qui le transporte. Qu’on procède de la source à l’embouchure ou qu’on fasse le contraire, qu’on s’embrigade avec Magris ou qu’on s’enrôle avec Conrad, ce n’est jamais que vers l’inconnu que nous allons, vers l’éternité d’un déversement ou d’un jaillissement, et le fleuve n’apparaît alors qu’à l’instar d’un incident de parcours, passage liquide qui travaille la matière solide de nos convictions et qui nous incline, tel Magris, à exprimer métaphoriquement la lente coulée de l’écriture et du vivant, ou tel encore Rousseau dans ses Rêveries qui s’imprègne du paisible mouvement du lac de Bienne pour évaluer son humanité (1).
C’est dire que même l’intranquillité du voyage de Charlie Marlow sur le Congo ne peut totalement ruiner l’occasion de faire advenir un sens, et sa parole le justifie quand il rapporte les moments de son périple, depuis son embarquement sur un vapeur français jusqu’à sa rencontre avec le «pauvre type» (2), cet insondable Kurtz qui dès le début du récit suppose un point de convergence, ou pour mieux dire, peut-être, un éventuel terminus des ténèbres. L’histoire de Marlow est une opportunité rétrospective pour conjurer les preuves de la barbarie colonisatrice et comprendre comment les ténèbres sont venues à la rescousse de ces entreprises, à moins que, bien entendu, la barbarie humaine ne soit à l’origine de l’impalpable linceul qui transfigure le monde en terre immonde. La consubstantialité de l’homme et du tempérament barbare n’a pas attendu la surenchère méthodique du nazisme pour émerger, ce que Simone Weil constate à propos de la barbarie en arguant d’un «caractère permanent et universel de la nature humaine, qui se développe plus ou moins selon que les circonstances lui donnent plus ou moins de jeu» (3). Par conséquent, lointains de la civilisation européenne, invisibles des tribunaux et des lois morales intériorisées, est-ce que les lieux privilégiés de la colonisation ne seraient pas la condition aggravante d’un potentiel barbare toujours à l’affût ? L’Europe colonisatrice n’aurait-elle pas tracé un nouveau limes à l’extérieur duquel on aurait le droit de désigner l’Autre et d’en faire n’importe quoi ? Marlow fait allusion à une «imposture philanthropique» quand il découvre le double fond ignoble du commerce de l’ivoire, or nous n’aurions pu trouver meilleure qualification pour ramasser aussi laconiquement le «chaos rampant» du phénomène colonialiste, digne d’une entité lovecraftienne.
Du reste ce n’est pas un hasard si Charlie Marlow raconte ses aventures alors que lui et son audience de marins se trouvent sur un autre fleuve, en l’occurrence la Tamise, patientant dans la Nellie, en attendant un mouvement de marée. Le fleuve britannique s’assagit sous le crépuscule et c’est à l’invitation de la nuit que Marlow se décide à revenir sur les épisodes de son odyssée africaine. La nuit ne pouvant répondre qu’à la nuit, Marlow, avant d’aborder réellement son sujet, effectue un détour en disant que la Tamise fut «un des lieux ténébreux de la terre» (p. 80). En effet, lorsque les Romains ont investi les eaux du fleuve, ils ont été surpris par un climat de grande barbarie. Hors des limites de la romanité, tout concordait avec la vision caricaturale d’un monde sauvage, peuplé d’individus aux langages désarticulés et dont les âmes ne pouvaient que s’effondrer sous le poids des borborygmes. On aurait pu imaginer que la res publica redresserait la non-conformité de ces populations dissidentes par nature, expatriées du modèle politique en vigueur, mais bien au contraire, les ténèbres étant aussi l’anéantissement de toute spiritualité, le civisme romain, au contact de cette étrangeté, devait régresser en res ferocia. Le système de causalité des ténèbres est en réalité aussi simple que ce que Marlow en dit : dès qu’une partie du monde est enténébrée, le meurtre apparaît (cf. p. 83). Si les Romains se sont enhardis, s’ils ont chuté dans les plus vils réflexes de l’homme ensauvagé en prolongeant leur premier séjour en Britannia, c’est qu’ils n’ont pas su porter le langage, à moins qu’ils n’aient su entendre de la bouche de l’Autre qu’un mauvais bafouillage, incapables de repérer la structure d’une parole, incapables, également, de verbaliser l’hostilité de ces terres, avec ses «marécage[s]», son «abominable climat», ses «tempêtes», sa «jungle», tout ceci les obligeant à «vivre au milieu de l’incompréhensible» (p. 82).


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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