Mike Kasprzak ou l’intransigeance de la vocation littéraire, par Gregory Mion (04/01/2015)

Crédit photographique: Ibrahim Abu Mustapha (Reuters).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





1363545294.jpgSur Le musée des monstres de Mike Kasprzak.





«J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,
Parce qu’on les hait;
Et que rien n’exauce et que tout châtie
Leur morne souhait».
Victor Hugo, Les Contemplations.

«Voici l’antre de la tarentule. Veux-tu la voir elle-même ? Voici sa toile. Touche-la. Elle frémira.
La voici qui s’empresse. Sois la bienvenue, tarentule ! Tu portes sur ton dos ton triangle noir et ta marque, et je sais aussi ce qu’il y a dans ton cœur.
La vengeance habite en ton cœur; ta morsure produit une croûte noirâtre ; le venin de ta vengeance fait tournoyer les âmes.»
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

«Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain.»
Montaigne, Essais.

Du vrai et du faux dans la vocation littéraire : tentative de distinction


Par vocation littéraire, sans doute ne faut-il pas faire dans la demi-mesure dès lors qu’on cherche à en fournir une définition, c’est pourquoi les mots de Rilke, dans les Lettres à un jeune poète, nous paraissent appropriés, puisque ces mots disent à peu près ceci : si nous ne mourrions pas en cessant d’écrire, alors rien ne devrait nous porter à l’écriture. Il faudrait ainsi penser chaque jour comme un devoir d’écrire et de ne faire quasiment que cela, un devoir de s’acharner dans les mots et les néologismes, de se convulser dans les phrases les plus monstrueuses, de se salir de toutes les voix qui remuent quelque part dans les têtes possédées par ce devoir, comme l’application d’une morale de la création lestée d’un impératif indiscutable et conçue pour les énergumènes, ne fût-ce éventuellement que pour écrire un inventaire aussi grossier qu’ingénieux, celui, pourquoi pas, des conseils administrables aux jeunes filles en manque de clairvoyance sur elles-mêmes (1), ne fût-ce encore que pour composer à la va-vite une carte postale de rupture destinée à une tante raciste et mourante, voire une lettre d’insultes qu’on adresserait par exemple à soi-même, tout et n’importe quoi finalement, tout étant recevable du moment qu’une trace écrite est susceptible d’être produite et de prendre idéalement la suite des traces de la journée précédente, de l’heure précédente même, et ainsi de suite jusqu’à la formation d’un brouillon d’assez généreuse longueur, peut-être symptomatique de l’existence fantasmée d’un manuscrit qu’il faudra évidemment reprendre, retoucher, réévaluer en y laissant de nouvelles traces, travail de nouveau acharné, répétitif et solitaire, mais travail certainement obligatoire dans la perspective de la vocation, de cet appel venu de nulle part et qui pourtant nous incline organiquement, spirituellement, nous mettant en quarantaine de toutes les choses qui atrophient le pouvoir d’inventer et de fortifier par le verbe. Voici en somme le portrait d’un fou, d’un désespéré qui pourrait être le Caïn Marchenoir de Léon Bloy, le visage ravagé d’un de ces dingues qui ressemblent à des spectres et qui se promènent comme les fantômes d’un cimetière, toujours à l’affût d’un texte, d’une histoire à raconter, au détriment de tout le reste.
Quant à ces choses dégradantes que nous interpellions tantôt, ces choses préjudiciables pour le verbe, ce sont en somme les langages mous, formules de journalisme, devises syndicales et tout-venant de l’ignoble et sinistre saloperie politique de France, tous ces langages élémentaires qui nous font engraisser et qui nous font participer au «ventre mou» d’une vie grammaticalement bedonnante, insignifiante, en laquelle certes on pourrait espérer une improbable fuite vers l’extravagance ou l’exagération, vers une indigestion bienvenue, tel un politicien qui se lasserait enfin de faire l’éloge de son vide pour se hisser sur la selle d’un cheval rhapsodique, mais de laquelle on ne sort jamais que plus médiocre qu’on l’était déjà, de toute façon trop gringalet et trop fallacieux de caractère pour avoir été autre chose qu’une nuisible débilité, gonflé de partout, la langue tuméfiée et la bouche récitante, débitante et outrageusement commandante, détaillant les pires platitudes et faisant le bonheur de toutes les mains tendues qui attendent d’être serrées par cette lourdeur et cette moiteur, les mains mondaines et les mains courtisanesques, toujours les mêmes en l’occurrence, celles-là mêmes qui s’excitent à la moindre circonstance de faire société dans ce qui est pourtant la plus artificielle des sociétés, la société qui se contente de représentations molles, de descriptions ramollies et de conversations planifiées, bref une société où nulle vocation ne peut émerger dans la mesure où la banalité va jusqu’à se prendre pour du génie et où l’intelligence, quand elle apparaît vraiment, se fait discrètement liquider, ses mots n’étant pas ceux qui peuvent être entendus et fluidifiés dans le parcours fléché des réseaux.
Donc une première conclusion partiale et assumée : l’individu occupé et même préoccupé par sa société (ou plutôt par son gratin) ne peut se réclamer d’une vocation littéraire, car cette dernière ne s’impose que pour celui qui a su expérimenter (et qui d’ailleurs expérimente encore) la solitude impressionnante du créateur, la séquestration du vrai créateur qui affronte des déserts misérables et qui voit passer sous son nez des carcasses d’anciens compagnons, l’intégralité de son temps étant dévolue à l’écriture et aux moyens de subsister dans les conditions presque intenables de cette zone désertique. C’est sûrement la seule manière d’écrire, en sécession, en dissidence, en retrait de tout ce qui pourrait venir contaminer le temps nécessairement long d’une authentique production écrite. Or cette image un peu romanesque et idéaliste de l’ermite écrivain a été jetée dans l’oubli, remplacée par la très bizarre tendance dandy de l’écrivain non pas tant en société qu’en représentation, en promotion, en figuration, l’écrivain, comme le signalait Bolaño dans une ultime phase de perspicacité, qui roule des mécaniques et qui fréquente les salles de musculation (2), qui peut-être et même certainement fait des soupers terriblement chics et commerce avec les gens dont on dit proverbialement qu’ils sont aux manettes ou qu’ils tirent les ficelles.
La question qui se pose est au fond très simple : existe-t-il une écriture valable quand on choisit de ne pas y consacrer tout son temps ? Peut-on envisager qu’une vocation littéraire soit soluble dans l’extraordinaire labyrinthe de la politique, du journalisme et de la médiatisation, les trois instances n’en formant plus qu’une en France, puisque la spectacularisation s’est constituée en norme et que l’écriture, du même coup, a dégénéré en une sorte d’activité statistique ? Les résultats de cette confusion ne sont à l’évidence pas brillants.
Nous avons maintenant des quidams analphabètes qui spéculent sur de futurs succès ou qui commentent des livres comme on traiterait d’un match de football (la plupart des journalistes littéraires de la presse écrite, radiophonique ou télévisuelle). Nous avons aussi des éditeurs qui font le jeu de ces quidams, par l’intermédiaire d’une espèce de pacte symbolique malsain où tout le monde est conscient de l’abjection mais où tout le monde ramasse et s’intoxique l’esprit au passage, et puis nous avons naturellement les écrivains qui correspondent à la construction de cet édifice parmi les plus puants de l’humanité (parce que le plus faux, le plus intolérablement hypocrite et le plus étonnamment expansionniste), ces écrivains qui sont les salonnards de la modernité, les professionnels de l’entrechoquement des verres et de la géographie des terrasses à la mode, toujours dans la lumière du soleil ou d’un projecteur lors même qu’on suppose de l’ombre et quelques ténèbres pour écrire, rien d’autre qu’un reflux de bon aloi, une décision de s’abstraire pour mieux concrétiser nos personnages ou nos histoires en cours, ce qui nous semble manifestement impossible quand on multiplie avec outrance les matraquages de soi, les fornications publiques de l’égo ou les gloussements auto-satisfaits, comme on le voit chez beaucoup de nouveaux jeunes auteurs arrivés, curieusement appréciés, vantés et prétendument méritants, caractéristiques en outre de ce que La Boétie expliquait lorsqu’il s’intéressait à la servitude volontaire.
Comment traduire ce phénomène de coalition faisandée et souterraine entre la littérature commercialisée et la psychologie d’une foule qui acquiesce devant l’inacceptable ? En synthétisant bien entendu la thèse centrale de La Boétie : à savoir que ceux (la multitude) qui ne se reconnaissent aucune valeur sinon dans la stricte obéissance ou l’adulation imbécile d’un seul homme ne font que prolonger la chaîne de fidélités qui protège le grand Tyran (ou le grand Écrivain parvenu), lequel n’a pas besoin d’armes ou de méchanceté pour être défendu puisqu’il siège au sommet d’une pyramide dont chaque étage représente un seuil d’espérance, une promesse, un pressentiment positif. Tous ceux qui évoluent à la base de cette structure pyramidale ne sont au final que ceux qui espèrent monter d’un cran, puis encore d’un autre, jusqu’à atteindre peut-être le cercle des fidèles protecteurs du Maître, l’entourage du pouvoir pour ainsi dire, c’est-à-dire ceux qui entretiennent par exemple le réseau de ce nouvel auteur que tout le monde s’arrache et qui agissent aveuglément selon un certain nombre de règles implicites éminemment intériorisées – relations étroites avec la presse, entretien du mythe qualitatif des prix littéraires dont on sait qu’ils majoritairement usurpés, uniformisation des librairies, accointances avec d’autres pouvoirs, etc. La subtilité d’un tel procédé, et en même temps son horreur, c’est qu’il faut en amont que la foule se perçoive comme étant sans valeur aucune, qu’elle se sente ainsi uniquement valorisée par la main tyrannique qu’on lui tend, de quoi l’on peut se sentir fascinés ou désespérés – fascinés parce que la répétition du procédé ne paraît pas souffrir de l’extrême pauvreté de ses rouages et que de ce point de vue toute servitude ne peut être autrement que volontaire ; désespérés parce que cela tend à prouver que la foule est de moins en moins armée pour falsifier les discours stratégiques du marketing (ou du pouvoir), d’où le fait que l’on puisse faire croire aux gens que toutes les œuvres contemporaines, et parmi les plus mauvaises, sont des modèles d’originalité alors que chacun des sujets traités l’a déjà été par la littérature dite «classique».
Rapportée spécifiquement à la condition de ces nouveaux auteurs de préférence jeunes et bien mis, presque systématiquement affiliés et créateurs de lapalissades narratives, la servitude volontaire se déploie en quatre groupes à la fois distincts et complémentaires : celui des putes (3) qui ont légitimé une telle catastrophe de l’écriture, celui des putes qui feront tout pour rejoindre ce premier groupe, celui des putes qui tiennent des discours officiels et dithyrambiques sur cette scandaleuse fabrication d’un auteur, et enfin celui des putes qui achètent parce qu’elles se sont contentées de cela, parce qu’elles se sont senties flattées dans leur dégoûtante crédulité et qu’elles ont sans doute, tout est permis, un manuscrit dans un tiroir et qu’il ne serait pas inopportun de commencer par jouer le jeu à fond et par se faire des amis dans cette putasserie géante en vue d’y faire plus tard une entrée fracassante.
Devant un tel théâtre des opérations, qu’on ne vienne pas s’étonner du progressif essoufflement de la littérature française, de la symbolique pneumonie littéraire qui a transformé les textes contemporains en petits mollards de pot de chambre ou en crachats de morveux qui se voudraient rebelles et qui ne vivent qu’en fonction des courtisans et des prétendants, et qu’on ne vienne pas nous rabâcher non plus qu’il existe des poches de résistance, des ilots de combat, que ce sont eux qu’il faudrait valoriser à tout prix, eux dont il faudrait parler jusqu’à plus soif, alors même que ces références ne sont plus traitées peu ou prou que par des crypto-lecteurs ou des maniaques du travail qui passent désormais pour de dangereux spécimens, rédigeant autant d’articles et de recensions qui ne sont malheureusement pas en adéquation avec la ligne éditoriale des journalistes, grotesques faiseurs et copistes de quatrièmes de couverture, pas davantage d’ailleurs qu’ils ne sont en adéquation avec certains sites qui se voudraient pourtant des sauveteurs ou des secouristes des lettres et qui n’ont fait que reproduire la logique du réseau ci-dessus dénoncé.
La conséquence de ceci, au demeurant assez triste et préoccupante, c’est que le lecteur s’habitue à un discret émoussement de l’exigence, et sitôt qu’on voudra se montrer minutieux ou foncièrement herméneutique, n’ayons pas peur des mots, on sera renvoyés au banc des accusés, au banc des ennuyeux et des pédants, au banc de ceux qui nous parlent comme les livres eux-mêmes ne nous parlent quasiment plus. Au risque donc de pécher par facilité et par sympathie naturelle avec Juan Asensio, nous dirons que la Zone est un cas unique de réflexion sur les vraies et les fausses vocations littéraires, véritable hapax de la critique littéraire et du commentaire de texte, seul endroit où l’on trouvera par exemple des études circonstanciées sur l’œuvre de Paul Gadenne, Léon Bloy ou Vincent La Soudière, seul endroit où l’on consultera une descente réglementée et salvatrice des prix littéraires ou des styles pathétiques comme ceux de Yannick Haenel ou Philippe Sollers, seul endroit qui propose une méticuleuse déconstruction des idéologies comme celles qui sont professées par un Renaud Camus momifié dans son racisme de donjons et de châteaux, mais aussi, puisque nous évoquions la jeune et détestable nouvelle garde de la littérature française, évoquons cette fois la jeunesse éclatante du génie, rarissime car asphyxiée, et signalons en passant, encore dans la Zone, le seul commentaire digne de ce nom du premier roman de l’excellent Marien Defalvard, Du temps qu’on existait, rapidement catalogué comme prétentieux et soi-disant distant du monde réel par une presse abominablement consanguine et illettrée, tout ceci, probablement, parce que le roman de Defalvard écrasait de sa consistance la totalité d’une production fadasse et mollassonne, peu habituée à ce qu’un jeune homme vienne remettre en question les règles pourtant ultra-définies des standards esthétiques actuels. Si le roman avait été reçu pour ce qu’il est de bout en bout, c’est-à-dire à l’instar d’une réelle épiphanie de la littérature, avec son horrible charge de travail, avec sa bravoure et ses défauts essentiels qui par ailleurs fondent souvent les grands textes, il eût demandé à la presse des efforts qu’elle n’est plus capable de faire, à savoir des efforts de lecture et d’écriture, un effort de travail somme toute.
Ainsi, pour le créateur comme pour le critique, ou pour tout homme de vocation en fin de compte, il semble aujourd’hui que le prix à payer se résume à celui d’une extension de la solitude initiale, moment où la vocation lançait son Appel et se préparait à emprunter un profond chemin de traverse. Dans nos milieux littéraires et culturels, qui travaille de nos jours en suivant une vocation se condamne à l’oubli ou à l’indifférence, les mondanités étant incompatibles avec un réel suivi créatif. En être conscient, c’est accepter la mise à la marge, c’est essayer de ne pas s’en offusquer afin de ne pas finir par jouer un jeu de conventions, cependant cela n’empêche pas qu’il faille étudier le processus des incorporations ou des marginalisations, qu’il faille diagnostiquer les vocations fabriquées et les vocations incontestables, qu’il faille rappeler même la plus essentielle des vérités artistiques : aucun artiste ne peut se revendiquer d’une inspiration magique et sortie de nulle part, n’importe quel chef-d’œuvre dissimulant la réalité d’un travail de forcené. Redisons-le dans les termes de Nietzsche, tel qu’on peut les lire dans Humain, trop humain : «Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, de talents innés ! On peut citer dans tous les domaines de grands hommes qui étaient peu doués. Mais la grandeur leur est venue, ils se sont faits «génies» (comme on dit), grâce à certaines qualités dont personne n’aime à trahir l’absence quand il en est conscient; ils possédaient toute cette solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se risquer à un grand travail d’ensemble; ils prenaient leur temps parce qu’ils trouvaient plus de plaisir à la bonne facture du détail, de l’accessoire, qu’à l’effet produit par un tout éblouissant» (4).
Dans la perspective nietzschéenne qui consiste à se séparer de l’illusion d’un génie immédiat et dispensé de tout travail, il est intéressant de noter que cette illusion continue d’être entretenue, justement par le journalisme actuel et par tous les réseaux afférents qui n’ont parfois pas honte de présenter des auteurs fondamentalement ridicules (et largement bénéficiaires du népotisme) comme des voix aussi fortes que celles de génies avérés (qui n’ont jamais approché un quelconque réseau et dont la seule lecture des œuvres originales suffit à révéler l’ampleur de la bêtise comparatiste). En outre, Nietzsche soulignait que cette illusion était surtout alimentée par les artistes eux-mêmes, ceci dans le but de se distinguer des artisans, comme si, dans le fond, l’œuvre d’art était nantie d’une pureté supérieure, d’une propreté de composition censée pouvoir déprécier le travail au profit d’une faveur divine qui nous dicterait gracieusement les recettes de la Beauté. Or, à l’instar de Nietzsche, nous pensons sincèrement que la création d’un artiste est inséparable de la création artisanale, parce que l’artiste ne peut espérer faire œuvre qu’en se faisant l’élève d’un travail acharné et d’une méthode rigoureuse, comme l’ébéniste, par exemple, donnera forme humaine à un meuble, ou comme le luthier, d’autre part, parviendra à incarner une âme dans un violon. L’artiste et l’artisan sont en ce sens des travailleurs de la vie, ils sont attentifs à notre bien le plus précieux. Les autres, sortes de faussaires du vivant et d’eux-mêmes, s’instruisent de vocations apocryphes tout en ayant l’outrecuidance de se mettre en scène dans quelque Évangile médiatique, nuisant de ce fait à la littérature, cela va de soi, mais pire encore, nuisant à la vie même, nuées de parasites dont on peut craindre l’incroyable reproduction, comme le tigre du platane abat de grands arbres centenaires ou comme la tumeur se nourrit des forces vives d’un autre corps pour subsister dans sa pourriture et, in fine, tuer sournoisement ce corps. En forçant peut-être le trait, nous pourrions écrire que la littérature française est métastasée, qu’elle ne survit que par de courageuses injections palliatives assez bien représentées du reste par l’édition indépendante (du moins tant que cette édition s’arrache des mécanismes destructeurs), et cette maladie nous oblige à prendre le temps de l’anamnèse, donc à faire œuvre de «dissection du cadavre de la littérature».
Après avoir écrit ce long préambule, il est temps d’en venir à l’examen proprement dit d’une vocation littéraire pleine de véracité (en tout cas selon nous), celle de Mike Kasprzak pour ne pas le citer, jeune auteur à peine trentenaire, tout juste reconnu par un lectorat hélas confidentiel, et rarement aperçu ailleurs que dans les sombres cagibis de la petite notoriété, entre sa ville-repère de Lyon et les rares bibliothèques de France qui ont eu le courage de souscrire à sa littérature, à inviter ses ouvrages féroces sur des étagères peut-être surpeuplées de sainte-nitouches ou de mauviettes, prenant le risque d’un pugilat, d’une violence spontanée, d’un feu qui ravagerait la ville pour reprendre une image que l’auteur affectionne particulièrement, ceci dans la mesure où l’œuvre de Kasprzak est une gueule ouverte, une gueule depuis laquelle souffle une tempête dévastatrice, une gueule de bête sauvage qui vomit sur à peu près toute la merde ignoblement institutionnalisée, au détriment donc de toute reconnaissance, de toute publicité, de toute ascension, une gueule aux trousses de sa vocation et d’un devoir d’écriture qui ne saurait choisir autre chose que lui-même, tant et si bien qu’il continuerait de se choisir tel quel s’il devait éternellement revenir.

Les expériences-limites de Kasprzak : la Via Crucis de l’écriture

Outre le récent recueil de nouvelles Monstres paru aux Éditions Les Occultés (2014), compilation de portraits licencieux représentatifs d’une société allégoriquement plus monstrueuse que ses composants humains, on se fera une idée de Mike Kasprzak en tant qu’écrivain avec un autre recueil, Boulot, ivresse et autres bizarreries, paru cette fois aux Éditions La Matière Noire (2014) (5).
En quinze nouvelles autobiographiques, Kasprzak fait le bilan d’un tiraillement maladif, celui de la vie professionnelle et de l’écriture, la première étant représentative du « boulot », sémantiquement adaptable à une terminologie argotique péjorative, la seconde relevant du vrai travail, de ce travail que l’on peut percevoir comme une réalisation de soi, une façon de se transformer, d’accéder à un surcroît d’existence, tout en transformant une matière chaotique en objet de l’esprit (des torrents de mots devenant peu à peu intelligibles, passant d’un état de nervosité mentale à un état de texte achevé). C’est tout le processus difficile d’un adoucissement de ce conflit que Kasprzak essaie de circonscrire, tension dont on peut affirmer qu’elle se déroule à deux niveaux, une fois à l’interne et l’autre fois à l’externe : le conflit intérieur met aux prises deux consciences, celle qui sait qu’elle doit accepter le boulot et celle qui s’afflige de ne pouvoir travailler à l’écriture autant qu’il le faudrait coûte que coûte (cf. pp. 91-2); quant au conflit extérieur, il voit s’affronter deux corps, d’une part celui qui se fatigue au boulot, puis, d’autre part, celui qui s’entête dans l’écriture et qui s’inflige une fatigue possiblement plus destructrice que celle du boulot, fort d’un programme littéraire qui n’est pas de tout repos : «[…] le monde était fou et j’aimais ressentir sa folie» (p. 57).
Il est bien évident que ce tiraillement est sous-tendu par une réelle vocation littéraire, par un je-ne-sais-quoi de viscéralement imposant et qui ne laisse pas de répit à celui qui l’endure, posant une série de problèmes complexes étant donné que le milieu de Kasprzak ne se rapproche aucunement des «milieux» de filiation ou de capitalisation, l’auteur se définissant d’ailleurs comme un «fils de rien» (cf. pp. 159-167), comme l’un de ces enfants qui ne sont pas absolument mal nés, certes, mais qui sont nés dans un à-côté des valeurs dominantes et qui doivent, pour espérer s’en sortir, ou se construire un héritage à mains nues, en s’imaginant Sisyphe heureux tel que l’aurait dit Camus, ou s’infiltrer dans le monde en faisant obstruction, en jetant sur tout le silence bourgeois de ces valeurs dominantes un grand cri, lequel prendra souvent la forme d’un acte irréfléchi, acte que l’on réduira vite fait à une catégorie de la délinquance, solution de facilité pardonnable quand on sait que l’autre manière de crier exige l’expression littéraire, le coup de poing contenu dans quelques centaines de pages et que l’on suppose suffisamment vigoureux pour mettre au tapis une certaine obscénité sociale. Mike Kasprzak a-t-il réussi à fomenter ce coup de poing ? Faut-il voir dans l’hilarant et onirique combat de boxe qu’il mène contre Charles Bukowski une patente métaphore de la jeunesse fille de rien qui s’évertuerait à entrer dans le monde (cf. pp. 103-9) ? Pourquoi pas, après tout, même si l’interprétation est aisée et que de tels mécanismes suggèrent des réflexions plus abouties.
Ce qui est certain, en tout cas, c’est que Kasprzak ne pactise pas pour se rendre la tâche facile. Le texte d’introduction («Dix millions de libertés», pp. 9-18) sous-entend une abomination des réseaux. Alors doctorant-chimiste, Kasprzak est écœuré par plusieurs connivences entre l’environnement de campus et le milieu des entreprises. Il ne se fait pas d’illusion sur le fait que les carrières se jouent moins dans le travail que dans tout ce qui enrobe le travail, à savoir l’attitude faussement impliquée, l’abject façonnement d’une gueule de l’emploi, la servilité de circonstance au contact d’individus insignifiants, ces individus pourvus de «leurs cravates [qui] essayaient de [lui] rentrer dans le cul comme des vipères perverses» (p. 13), l’image suffisant à montrer que l’habit fait malencontreusement le moine et que toute déviation, toute marque d’insubordination envers ces codes, en l’occurrence, se verrait dûment sanctionnée. Autrement dit, une main non serrée, un sourire non adressé, un habit trop détonnant, cela pourrait nous charger dans les tribunaux de conscience de ces grotesques petits juges, et cela fournit assez de raisons pour disqualifier ou propulser une carrière, à moins qu’il ne faille aller jusqu’à imaginer que ces raisons, pour médiocres qu’elles soient, peuvent être utilisées sciemment pour justifier de quelques décisions népotistes et par là même alléger la conscience de ceux qui les prennent. On atteindrait alors un paroxysme de violence symbolique, probablement ressentie par Kasprzak, d’où la comparaison du travail de doctorant à un «cercueil géant» dans lequel s’agitent des «araignées psychiques et vicelardes se [cachant] dans les recoins de la pensée et [aspirant] les forces et les désirs» (p. 17).
L’allusion aux tarentules de Nietzsche est relativement transparente, et Kasprzak déplorant les araignées cramponnées à son esprit (voire à sa libido) n’est autre que Zarathoustra qui menace les araignées, qui promet de débusquer leur antre et de déchirer leurs toiles atroces, comme un jeune doctorant s’épancherait dans l’écriture afin de détricoter la toile des réseaux, de tous ces réseaux qui empêchent la Surhumanité de vivre et qui la contiennent dans une médiocrité résiduelle, dans une espèce d’existence de «femmelette» pour parler encore comme Zarathoustra (6).
On ne peut que compatir ou s’irriter en lisant le désenchantement de Kasprzak vis-à-vis du monde du travail et de ses calculs en messes basses. Il y a une incontestable tonalité tragique dans ces textes car le registre de la déploration est régulièrement convoqué. L’auteur soupire de vivre parmi des faibles et des automates (cf. p. 67), ne parvenant pas à se figurer exactement comment les gens ont consenti à une telle léthargie. Mais là où quelques-uns détecteraient dans ces passages du mépris ou de la condescendance, nous préférons y voir une condamnation du travail en tant que concept, tel que le fit Nietzsche dans Aurore en stipulant que le travail est une créature impalpable qui détourne le peuple de ses grandes vocations, c’est-à-dire de la création et de la pensée. Cela renforce le sentiment que la vocation littéraire, quand elle n’est pas préfabriquée ou précipitée dans les corridors dégueulasses d’un réseau, se paie très cher parce qu’elle apparaît comme quelque chose de totalement contre-intuitif, n’épargnant pas celui qui en accepte la voix de nourrir des «idées dévastatrices» (p. 61), des idées radicalement opposées à toutes les fondations sociales, à commencer par l’idée qui voudrait faire du travail une œuvre d’art (cf. pp. 55-6, moment désopilant où Kasprzak fait tout son possible pour esthétiser son boulot de chimiste au rabais).
Quand on n’appartient pas à un «milieu», le choix de faire de l’écriture un travail est le plus dispendieux parce qu’il implique non seulement le rejet d’une carrière, mais aussi la pénible incertitude de naviguer à vue, d’en venir à la conclusion pragmatique que pour vivre de l’écriture, il faudra sans doute beaucoup écrire, beaucoup donner de sa personne, et sûrement continuer à s’investir dans un boulot malgré la réalité objective d’une meilleure liberté (cf. p. 26).
Après sa démission de son poste de doctorant, Kasprzak a effectivement gagné en liberté, toutefois il est lucide quant à la rançon de ce choix, et sa lucidité se fortifie d’autant plus qu’il doit en découdre avec l’absurdité de Pôle Emploi, l’institution par excellence des sans-réseaux, des «fils de rien», le lieu où ne mettront jamais les pieds les tarentules et les vipères (cf. pp. 21-34). Avoir identifié la contrainte du boulot est une chose, la traduire dans la concrétisation d’une vie libre en est une autre, et il y a un gouffre entre le moment exaltant où l’on démissionne (cf. p. 18) et le moment où l’on prend acte du fait que la liberté s’est méritée dans la souffrance et la torpeur, fût-elle la liberté triomphante et un peu aristocrate de la littérature (cf. p. 148). Et cette souffrance se décline en douleurs détaillées, en couronne d’épines plantée sur le crâne, en attroupement de martyres que peu seraient prêts à traverser en jouant des coudes et des épaules : le vice de l’alcool (thème récurrent chez Kasprzak), le réquisitoire contre le travail tout en étant contraint de participer à cette chose horrible (7), la déshérence des origines, sans oublier ce qui est peut-être l’indéniable conséquence de cette Via Crucis, la misère sexuelle (cf. pp. 137-143), ou, en d’autres termes, l’insurmontable manque d’attractivité de soi, le rabougrissement de son Moi social, un rapetissement qui ne peut être supporté qu’en ayant une confiance énorme aux lendemains du Moi profond, confiance qui prend déjà racine dans l’acte quotidien d’écrire, de créer pour soi et contre tout le reste, pour se rendre digne d’être homme en pleine époque de castration (cf. pp. 75-6).

Notes
(1) Cf. Pierre Louÿs, Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation.
(2) Cf. Roberto Bolaño, Le gaucho insupportable (Christian Bourgois éditeur, 2003).
(3) Qu’on ne voie dans ce terme que l’extension de l’expression «faire la pute», qui concerne aussi bien les hommes que les femmes dans un contexte social particulier, celui en l’occurrence des réseaux et des flagorneries, avec bien souvent un savoir-faire masculin inattendu et faisant montre d’une inventivité rédhibitoire, attitude qui augmente encore la vertu de celles qu’on appelle trop rapidement des putains et qui ont été admirablement racontées par l’une d’entre elles, Grisélidis Réal, dans son œuvre injustement méconnue, et plus récemment encore par François Esperet dans Gagneuses (Éditions Le Temps des Cerises, 2014), autre référence qui mérite le détour.
(4) Nietzsche, Humain, trop humain, I, chap. IV, aphorisme 163.
(5) Il s’agit pour tout dire d’une parution papier puisque le texte avait initialement été publié en version numérique chez le même éditeur. En ce qui nous concerne, nous nous référerons à l’édition papier pour la pagination.
(6) Cf. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (Flammrion, coll. GF, 1996 puis 2006), Des tarentules (pp. 143-6), puis Des femmelettes jeunes et vieilles (pp. 105-7).
(7) «On est juste là parce que quelque part on est obligés, en attendant de trouver mieux, en attendant de mourir ou de péter un plomb et de finir à l’asile ou en prison alors le pire c’est pas le boulot en lui-même, c’est ceux qui perdent la lucidité et se mettent à trouver que tout ça c’est important, que tout ça, ça les concerne et que tout ça devienne une affaire personnelle, un but, que ça devienne estimable alors que c’est le poison le plus mesquin que l’humanité ait pu inventer – après la télévision et la jalousie» (p. 119).

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