L’Amérique en guerre (2) : l’Irak de Phil Klay dans Fin de mission, par Gregory Mion (15/06/2015)

Crédits photographiques : Carlos Barria (Reuters).
À ma grand-mère, Marguerite Giordano-Mion, disparue le 9 juin 2015.

2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





L’homme défiguré, symbole d’impossibilité morale


On a coutume de penser que la guerre idéale serait celle qui n’impliquerait que des soldats et qu’elle devrait idéalement se dérouler en mer ou au désert, loin, donc, de toute présence civile. Ce serait une guerre à l’état pur, soucieuse des règles de combat, peu disposée à la démesure des hommes et forcément attentive à l’égalité morale du champ de bataille. Dans ce type de guerre, tout civil tué relève d’un acte meurtrier et toute violence gratuite et hasardeuse devient l’objet d’une condamnation ferme. On peut lire cet argument de droit dans Guerres justes et injustes de Michael Walzer, en même temps que l’on y trouve sa déconstruction par les faits puisque la guerre est rarement le lieu d’un comportement stationnaire. Plus la victoire se fait pressante, plus la défaite a tendance à faire peur, et dans cet ordre-là de considération, on observe que l’inflation de la fin produit une inflation des moyens, comme s’il s’agissait ici d’une formule imparable de proportionnalité (1). En d’autres termes, s’il faut gagner à tout prix, la stratégie s’adapte et suggère un dépassement des règles morales de base, ce qui est susceptible de favoriser la manifestation typique d’un hubris militaire. Quand les hommes sont à ce point garants de la nécessité de vaincre, leurs critères moraux perdent en indépendance et aspirent à se confondre avec le chaos d’un ordre pulsionnel. Cela engendre évidemment une transfiguration négative de l’humanité. Tout soldat porte en lui l’identité d’un civil, et le visage qu’il montre à la guerre ne saurait pleinement nous autoriser à le nier au prétexte qu’il serait volontairement engagé sur le champ de bataille. À suivre la philosophie de Levinas dans Totalité et Infini, on dira que le visage, quel qu’il soit et quel que soit son propriétaire, doit nous inspirer l’interdiction morale suprême, c’est-à-dire le commandement absolu qui doit nous empêcher de tuer autrui. L’idée même que la guerre puisse envisager l’autre comme l’objet d’une pure défiguration soulève n’importe quel cœur et donne d’emblée l’impression d’une incomparable dilapidation d’intelligence. En réalité, qu’un visage puisse être légalement défiguré par la guerre en dit long sur les arrangements que nous sommes prêts à passer avec notre sens moral.
Ainsi toute bonne littérature ayant pour sujet la guerre décrit admirablement le dispositif qui consiste à dissoudre le sujet humain à travers le filtre d’un combat qui se veut toujours légitime, mais qui, à bien y regarder, ne semble l’être que par une trop grande promptitude à affirmer que le légal signifie le juste. Or cette équivalence un peu précipitée du légal et du juste est d’autant plus problématique qu’elle est interrogée par la méthode exploratrice de la littérature, car l’hypothèse fictionnelle apporte une plus ample compréhension de la question par rapport à tout autre traitement classique, qui privilégiera naturellement le registre de l’explication. L’intérêt d’une telle préférence se justifie quand l’auteur a lui-même connu la guerre. Vétéran de l’US Marine Corps, Phil Klay a combattu plus d’une année en Irak entre janvier 2007 et février 2008. À l’instar de son prédécesseur Tim O’Brien, vétéran du Vietnam dont la carrière des lettres a atteint son apogée lors de la publication de The things they carried en 1990 (2), Phil Klay est remarqué lorsqu’il publie en 2014 son recueil de nouvelles Redeployment (3), immédiatement acclamé comme un livre qui compte outre-Atlantique. Composé de douze nouvelles, ce livre fait essentiellement incursion dans le quotidien de la guerre en Irak, l’Afghanistan n’étant évoqué qu’une fois, dans une histoire intitulée «À moins que ce ne soit une plaie aspirante au thorax» (cf. pp. 253-287). Autre récurrence, extérieure au territoire irakien, la mention du Camp Lejeune, base des Marines située en Caroline du Nord, lieu de rassemblement des troupes dites «en préparation», antichambre de la guerre, zone de formalisation des esprits et d’affûtage des corps. Le Camp Lejeune est aussi le point de retour des soldats qui ont achevé leur mission, sas de décompression avant la réimplantation civile officielle (cf. pp. 9-25).
La description du retour au pays après des mois d’affrontements est éloquente sur l’état général du soldat. Que le premier texte du recueil s’ouvre sur la perspective d’un retour à la civilisation donne le ton, comme si c’était là le résultat brut d’une addition de traumatismes que les autres nouvelles auront à raconter. Le personnage qui revient est le sergent Price. Ses souvenirs du champ de bataille sont épars, mais ils sont marqués par certaines violences caractéristiques, comme par exemple le fait de tirer délibérément et gratuitement sur des chiens, preuve que l’humanité s’est effondrée dans le mental des hommes en guerre. Bien qu’il avoue apprécier les chiens (cf. p. 9), le sergent Price saisit à rebours la dimension pour ainsi dire transformationnelle de la guerre : il a fallu que quelque chose fasse rupture dans son appareillage conscient pour se livrer à l’absurdité d’une tuerie animale, soit qu’il valait mieux qu’il en fût ainsi car l’animal était devenu l’ennemi de substitution, soit qu’il ne pouvait en être autrement, la guerre n’étant de toute façon qu’un procédé de déshumanisation durant lequel l’homme est prêt à chosifier n’importe quoi pour en faire une cible de soulagement. S’en prendre aux animaux revient donc peut-être à faire un double aveu : celui, d’une part, d’une reconquête de puissance car l’animal apparaît toujours comme étant vulnérable, si bien qu’il est facile de le tuer et de se sentir revivre à travers l’acte d’ôter la vie ; celui, d’autre part, d’une dévastation morale du sujet, qui ne peut que renoncer à respecter ce qui l’entoure, lui-même se croyant menacé par le moindre mouvement. Une autre idée consisterait à poser que les hommes, parfois, tuent des animaux pour se donner des émotions fortes, néanmoins cela nous éloigne du contexte de guerre et sous-entend que tout homme, quelle que soit sa position dans le monde, n’échappe pas à la corruption morale et incline à la démesure (4).
Bornons-nous par conséquent aux effets potentiels de la guerre sur l’homme plutôt qu’à la nature supposée de celui-ci. Il ne fait aucun doute que la guerre est un puissant agent de transformation. Elle attaque la santé psychique avec véhémence, aussi n’est-il pas vain, en ce sens, de partir du principe que la guerre libère un certain nombre d’interdits que le Surmoi a intériorisés. Les circonstances d’un combat humain, capitalisées dans la violence littérale de la guerre, sont autant d’éléments déclencheurs de ce que les hommes s’abstiennent de faire en temps normal. Par exemple, l’un des interdits les plus communément recensés pendant une période de guerre concerne le viol. Les récents soupçons de viols que des soldats français auraient commis en Centrafrique ne sont qu’une affaire parmi tant d’autres. Mais, encore une fois, c’est la fiction qui nous livre un meilleur compte-rendu du phénomène, et quiconque s’intéresse à l’irruption de la folie guerrière appréciera avec retenue le film Flandres de Bruno Dumont, dans lequel on voit partir à la guerre un groupe de jeunes hommes bourrus, événement qui précipitera leur maigre Surmoi à sa perte et qui fera d’eux une horde violente complètement désinvestie de sa mission présumée. Presque tous punis par une justice à la fois improvisée et terrifiante, l’un d’entre eux fait son retour en France et laisse entrapercevoir une probable reconstruction, aussi poussive et pénible que celle que nous rapporte le sergent Price, conscient de l’ambiguïté que la guerre a jetée entre les soldats et leurs compagnes respectives (cf. pp. 19-20). Les femmes se demandent ce que les hommes ont vu ou fait, et les hommes, quant à eux, sont obligés de négocier avec l’altération de leur identité. Price fait allusion au changement de ses perceptions, à l’état d’hyper-vigilance dans lequel la guerre l’a poussé (cf. pp. 21-2).
Un autre candidat à la réadaptation sociale évoque un retour aux «choses élémentaires» (p. 37), lorsqu’il faut assister un camarade à l’heure du repas, lorsqu’il faut lui apprendre à réutiliser sa petite cuillère pour manger. Un autre, encore, met les pieds dans le plat en avouant qu’il faut réapprendre à toucher une fille, parce que ses missions dans la section des Affaires Mortuaires ont profondément modifié son rapport au corps (cf. pp. 79-80). Ce même homme, qui fut le psychopompe des malheureux tombés sous les balles ou sur une mine (dite EEI ou Engin Explosif Improvisé), raconte le contraste de son quotidien avec celui des autres Marines, parce que son travail se fait dans le silence alors que ses collègues du front bravent une cacophonie qui peut à tout moment sonner le glas. Tandis que les groupes d’intervention et les artilleurs fournissent les cadavres, les employés du service de récupération et de traitement des corps sont chargés de les évacuer, comme une calme cérémonie de clôture après les bruyantes luttes armées (cf. p. 300). Cet ancien préposé aux devoirs funéraires reconnaît la bizarrerie émotionnelle avec laquelle il s’est familiarisé et cela confirme l’idée que la guerre est cause de transformations significatives. En effet, lors de discussions qu’il peut avoir avec un monsieur-tout-le-monde, il n’attend pas le respect des civils envers ce qu’il a accompli, mais il cherche à les écœurer plus qu’à les renseigner sur la véritable nature de ses mandats (cf. p. 84). Il est possible, du reste, que cette attitude ne soit au fond qu’une preuve standard de haine du civil de la part du vétéran (cf. pp. 181-194) (5).

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.

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