Deux aspects de l’artiste chez Balzac : Frenhofer le sublime vaincu, Pierre Grassou le vainqueur affligeant, par Gregory Mion (22/11/2015)

Crédits photographiques : Eric Kounce (Futura Science).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Écoutez un fait, mais un fait vrai à la lettre. Il était nuit, tout dormait autour de moi; j’avais passé la matinée au Salon. Je me recordais le soir ce que j’avais vu. J’avais pris la plume, j’allais écrire; j’allais écrire que le Clair de lune de Vernet était un peu sec et que les nuées m’en avaient paru trop noires et pas assez profondes, lorsque tout à coup je vis à travers mes vitres la lune entre les nuées, au ciel la chose même que l’artiste avait imitée sur la toile. Jugez de ma surprise, lorsque me rappelant le tableau je n’y remarquai aucune différence avec le phénomène que j’avais sous les yeux, même noir en nature, même sécheresse. J’allais calomnier l’art et blasphémer la nature. Je m’arrêtai et je me dis à moi-même qu’il ne fallait pas accuser Vernet de fausseté sans y avoir bien regardé.»
Diderot, Salons.


Frenhofer le génie

Même si Le Chef-d’œuvre inconnu (1) est un texte qui nous présente l’une des plus belles paraboles de la génialité artistique, et qu’en cela nous pourrions nous attendre à une certaine infatuation du propos compte tenu de la hauteur du sujet, il ouvre pourtant son rideau narratif sur une scène de retenue, suivant la trace d’un jeune homme anxieux à l’idée de pénétrer dans le logis d’un peintre de renom. La timidité de l’apprenti n’est pas seulement un trait de caractère propre à ce grand débutant, elle est aussi la revendication plus large d’une juste attitude, d’un conseil immédiatement proféré à l’attention de ceux qui voudraient s’inscrire dans une carrière d’artiste. Balzac, en effet, insiste sur les qualités d’une «timidité première», signe des talents qui se savent encore tendres et qui ont à se fortifier dans le sillage de plus vieilles autorités. Par le biais de cette considération précoce, l’auteur insinue que tout achèvement créatif ne saurait d’abord se dispenser d’un doute de soi-même et d’un enseignement antécédents. Serait-ce alors que le génie n’est qu’un être qui fut au début de son engagement un coutumier des bégaiements et des irrésolutions ? Serait-ce qu’il n’existe aucune vocation déterminée par quelque combinaison génétique de classe et qu’il faille au préalable se faire violence en sachant nous écraser avant d’amplifier ? Que le génie pour ainsi dire n’est pas de l’ordre du donné mais du conquis ? En tout cas la pudeur d’une jeunesse entichée d’art est d’emblée posée par Balzac à l’instar d’un savoir-vivre, d’un gain sentimental, d’un bénéfice esthétique, par opposition à ceux qui manqueraient l’expérience d’une démarche novice auprès d’un maître plus âgé et plus ferme dans sa pratique. Ce serait par conséquent à l’aide d’une sorte d’hommage pudique aux Anciens que l’on se forgerait un solide avenir dans les arts. Qu’importe la statue du commandeur qui nous domine, sachons obéir au commencement avant d’éreinter les idoles au dénouement. Quand on est jeune et qu’on a la fougue de faire œuvre, Balzac nous aviserait d’apprendre la patience, l’endurance même, la sagesse de ne pas trop tôt pécher comme ces «fanfarons bouffis d’eux-mêmes [qui] croient trop tôt à l’avenir […]». À suivre cette ligne de conduite, la temporalité du génie serait peut-être fondée sur une horloge d’atermoiement. La véhémence créatrice de tel adolescent génial a toujours besoin d’un bateau pour affronter ses tempêtes de pleine mer.
Ce jeune homme préoccupé que nous décrit Balzac délibère devant une porte de la rue des Grands-Augustins, à Paris, «vers la fin de l’année 1612». Il se nomme Nicolas Poussin, il a dix-huit ans en ce temps-là et il ne sait pas encore qu’il va rencontrer un génie bien plus costaud que celui qu’il est censé visiter. En choisissant d’évoquer fictivement celui qui restera plus tard comme l’une des références majeures du classicisme français et de le confronter à une personnalité déstabilisante, l’auteur du Chef-d’œuvre inconnu nous suggère que les influences de Poussin sont redevables de ce qu’il est courant d’appeler un hasard de la vie, un de ces accidents qui restructurent entièrement l’essence de ceux qui les vivent. Or dans la mesure où la biographie de Poussin n’a jamais établi avec certitude quel fut son protecteur lors de son arrivée à Paris en 1612, après qu’il eut quitté sa famille sans permission, toutes les spéculations sont acceptables quant à celui qui offrit à ce bouillant blanc-bec les moyens d’approfondir sa pratique déjà remarquable du dessin. Le romancier s’empare de cette ambiguïté pour en faire une ombre chinoise, c’est-à-dire un mouvement de grâce tenu par le secret de la littérature et qu’une lumière trop prononcée viendrait détruire. Ce moment énigmatique de la vie de Poussin fait en quelque sorte figure de complément d’objet pour l’inconnu qui estampille le titre de la nouvelle. S’il est en effet question d’un chef-d’œuvre qui demeurera toujours introuvable pour son créateur, peinture éternellement anonyme qui se dérobe au pinceau de son démiurge malheureux, il est également permis de penser que ce langage de l’insaisissable s’étend à l’ensemble du texte, faisant de Poussin une matière noire de saison, un genre de personnage qui précède la personnalité qu’il est devenue par la suite. Ainsi, déjà tourmenté par son excursion qui l’a mené au domicile d’un certain Porbus (2), le jeune Poussin sera encore plus affecté par l’homme qui s’érigera en promoteur d’un autre monde, tel un mystique pointant de son doigt la voûte céleste et dissertant sur des présences qui ne se sont jamais montrées et qu’il faudrait pourtant savoir accueillir avec confiance. Dans cette fiction balzacienne, celui qui distingue cet ailleurs et qui s’en fait une raison créatrice s’appelle Frenhofer.
C’est ce dernier qui conduit Poussin dans les appartements de Porbus, quoique l’adolescent ne sache pas encore l’identité et les talents de ce vieux monsieur extatique. La montée des escaliers pourrait symboliser un prologue de lévitation spirituelle, le précurseur ouvrant la voie à son héritier, comme un premier de cordée expérimenté enseigne à ses camarades les chemins qui mènent au sommet le plus difficile. Tout à l’heure perçue à l’instar d’une montagne infranchissable, la demeure de Porbus apparaît désormais sous un jour plus familier, parce que Poussin profite de «la prépondérante sécurité» de son accompagnateur fortuit, suivant le pas de cet homme dont il décèle sur la figure une signature «diabolique» et «ce je ne sais quoi qui affriande les artistes».
De nouveau, donc, l’impression dominante sinon de l’inconnu, du moins de l’inquiétante étrangeté. L’association d’un caractère diabolique avec le monde de l’art oriente directement le lecteur vers un être d’exception, possédé par un démon inventif, tourné vers des régions que peu d’entre nous oseraient traverser, faute d’en maîtriser la cartographie. À cela s’ajoute un aspect physique paradoxalement commandé par la laideur, comme si le démon intérieur de cet individu aspirait toute beauté extérieure pour la réacheminer vers lui-même, au centre de ses forces intimes, à la forge d’un Vulcain phénoménalement déplaisant mais essentiellement génial. On parle d’un front protubérant et glabre, qui assujettit «un petit nez écrasé», détail disgracieux qui convoque les difformités légendaires d’un Rabelais ou d’un Socrate. La citation de ces deux monstres de l’esprit insinue l’idée d’une existence tout entière dévouée à la cause qu’elle a choisie. Ce pourrait être la passion des raisonnements qui produit sur les corps les mutations qui se rapprochent de la laideur : un surcroît de réflexion engendre des fronts qui se plissent et qui se redressent en boules cognitives, des nez qui suivent cette crispation intermittente, et le tout, en prenant de l’âge et de la régularité, accouche de visages tuméfiés de cogitation et d’attachement aux choses extraordinaires.
Il en va sûrement de même pour un peintre démoniaque qui recherche dans son œuvre le témoignage d’une très haute vérité; il a pu froncer les sourcils en apercevant le double ou le triple fond de son tableau, la série des êtres derrière les apparences, choisir ses couleurs comme le philosophe choisit son argument, puis apposer sur l’œuvre achevée un titre mûrement réfléchi. Par la répétition de ces habitudes envoûtantes naît l’usure d’un corps qui ne peut plus suivre le rythme imposé par le mental, aussi relève-t-on sur ce visage la flétrissure «[des] fatigues», alourdies par «ces pensées qui creusent également l’âme et le corps.» Mais comme tous les esprits d’envergure, la perte des qualités physiques ne retranche rien à la volonté de poursuivre l’intelligence, c’est pourquoi les yeux de Frenhofer sont comparables à deux reflets de cette intense activité interne, «des yeux vert de mer, ternis en apparence par l’âge, mais qui, par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle, devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme.» Bien que la chair ait atteint le degré d’une débilité gâteuse, la tête, en revanche, constitue l’écrin d’une sagacité qui ne disparaîtra qu’à la mort venue, mais elle aura tôt fait de subsister dans la mémoire gourmande de Nicolas Poussin. C’est que Frenhofer n’est pas du genre à disparaître comme le font les hommes de l’ordinaire.
Cette série de détails nous offre un portrait à la fois physiologique et psychique du génie. Balzac est du reste accoutumé aux descriptions où l’extérieur d’un homme répond nécessairement de son intérieur (3). Il n’eût pas fait de Frenhofer une bedaine qui s’empiffre de plaisirs de bouche et qui en oublie les termes de sa mission – créer, toujours créer, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il n’eût pas fait de lui non plus un séducteur patenté qui se perd en gesticulations dans le tout-Paris des courtisans. Pour que Frenhofer s’installe dans un concubinage durable, il ne peut rencontrer sa maîtresse qu’en peinture, dans un monde forcément plus vrai que le nôtre. Or c’est précisément cette «maîtresse» picturale que Frenhofer aura traquée toute sa vie, touchant et retouchant son tableau, passant d’un repentir à un autre, dans l’espoir inouï d’approcher ce que le monde sensible ne nous donne pas et que tout au plus il nous délègue en intuition, à savoir le panorama des Formes vraies, le pays de l’intelligible si cher à Socrate, la terre aléthique d’où la totalité des choses procède mais que nous ne nous mettons guère en capacité de rejoindre. Toutefois, plutôt que de mener à la manière de Socrate un dialogue avec un groupe d’interlocuteurs désireux de philosopher, Frenhofer ne dialogue qu’en peinture, avec ses anatomies branlantes et ses aplats évolutifs, menant une espèce de dialectique du vide et de la plénitude, autant de prises et de reprises qui s’apparentent parfaitement aux détours d’une conversation pour les besoins d’un exemple ou d’une argumentation à vérifier, sauf que la toile du peintre sollicite un discours des images pour prendre la mesure de ce qu’elle essaye de dire. Le but recherché reste par conséquent identique à celui de Socrate, ceci malgré les moyens différenciés de la méthode : aboutir au Vrai, toucher à la consistance réelle des êtres, se faire amant du Logos (ce qui élève) comme certains se font amants de la Doxa (ce qui rabaisse).
On comprend de la sorte que l’enjeu de cette peinture dépasse de beaucoup les ambitions vulgaires d’un art qui se voudrait fonctionnel, calibré à la demande d’un public tout aussi vulgaire. L’art de Frenhofer ne saurait se réduire à la géométrie restreinte d’un espace muséographique ou d’une galerie du dimanche. Cet homme ne pourrait en outre que déplaire puisque son tracé ne tient pas de l’imitation standard. Mettons qu’il fasse le dessin d’un chien ou d’un cheval, et ce sera un peu plus que ces animaux qu’il nous fera deviner. Il nous en découvrira aussi bien le gabarit que les organes palpitants, le dehors et le dedans, et tout cet assemblage fondera une instance de visibilité des âmes. Non seulement les règles de l’art figuratif sont respectées, mais elles proposent simultanément la possibilité d’un art animatif, impliquant dans ses modèles un principe inédit de vivacité, aussi convaincant qu’un prodige qui a sous-entendu dans les commissures d’un drap les excentricités d’une relation fiévreuse. Ce que Fragonard a fait avec son lit dans son tableau Le Verrou, Frenhofer veut le réaliser sur des corps humains, inoculant dans les chairs les agents de la génération et de la corruption, chacun se rattachant à l’unité d’une âme qui les déploie et qui les reprendra quand la mort biologique surviendra. Par ricochet et par manque d’éducation esthétique, voire par défaut de délicatesse, quelques-uns seraient peut-être tentés de voir dans un chien ou un cheval de Frenhofer des copies mal dégrossies ou des blasphèmes, la Création de la vie n’étant admissible que de la main de Dieu. En d’autres termes, outre les évidentes parentés prométhéennes que ce représentant du Logos entretient, Frenhofer fait certes courir son pinceau avec ressemblance, ses modèles sont fiables, néanmoins la correspondance de ce qu’il peint avec la réalité extérieure exprime autre chose que ce que révèlent nos tables communes de vérité et la complexion de nos sens.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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