Le Cœur aventureux d'Ernst Jünger (30/05/2016)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2701818044.jpgErnst Jünger dans la Zone.





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Notre propos n'est pas tant de gloser sur les différences incontestables qui séparent la première (celle-ci, la nôtre) de la seconde version du Cœur aventureux (parue en 1938), que de comprendre quel mouvement concentre son énergie dans ce livre, pour en faire jaillir, au détour de telle ou telle phrase, de surprenantes images, toutes chargées d'une puissance secrète, spirituelle, essentielle, circulant dans les veines du monde comme un sang qu'il importerait plus que tout de glorifier, la puissance des choses cachées, le sang obscur des êtres et des choses, mais aussi du langage selon l'exergue de Hamann : «La semence de tout ce que j'ai en tête, je la trouve de toutes parts», une sentence que Jünger peut à bon droit faire sienne, puisqu'il écrit, parlant de Huysmans «dont pendant des années» il n'a connu «que les syllabes du nom», que dans «de telles préférences ou répugnances, c'est notre être intime qui parle, lui qui nous restera éternellement caché, qui tente de s'exprimer en se mettant en paraboles et qui décèle avec une sûreté de somnambule le degré de la parenté qui nous lie à toutes les choses du monde et détermine notre perspective intérieure» (1).
Rappeler cette thématique, c'est rapprocher Jünger de Hamann ou de Bloy, mais aussi de Böhme, puisque partout «l'invisible lance vers nous ses lignes secrètes», pointe ses armes invisibles, «et la chose la plus minuscule et la plus lointaine est emplie de cette vie mystique dont nous sommes nous-mêmes une part infime» (p. 16).
C'est donc dire qu'il existe, comme Elias Canetti l'affirmait, un cœur secret de l'horloge, quelque chose, mais quoi si ce n'est la littérature comprise comme étant capable d'entrelacer un réseau de correspondances infinies ?, entre «ce vide où peut-être nous tomberons un jour, dans cet espace qui s'étend entre la vue de la perdition et la perdition elle-même» (p. 18), quelque chose ou bien quelques-uns, âmes et esprits d'élite sur l'assurance impavide desquels repose le monde tout pressé de fuir, et qui ne tient debout qu'en raison du travail de la nuit, lorsque bouillonne dans le silence la prose du monde, le sang des hommes qui tentent de l'écouter : «Je crois en des hommes qui veillent durant les nuits dans des chambres solitaires, immobiles comme ces rochers au cœur desquels brille le courant qui fait tourner au loin les roues des moulins et maintient en mouvement l'armée entière des machines», ce passage étant annoncé par la découverte, «dans les collections de l'Institut minéralogique de Leipzig», d'un «cristal de roche d'un pied de haut, qui, lors de la percée du tunnel, avait été extrait des profondeurs mêmes du Saint-Gothard», «rêve de la matière très solitaire et secret» (p. 21) écrit Jünger, dans une image qu'il retrouvera dans la suite de son livre (cf. p. 72 : «Là où le grenat jette son plus clair éclat, la galerie de mine est à son plus obscur). Et, conclut-il, s'il a «foi dans les hommes de solitude», c'est parce que, comme d'autres (Ernst von Salomon peut-être ?), il brûle «de connaître une fraternité plus ineffable, un rapport spirituel plus profond que ceux que nous trouvons parmi nous» (p. 23). D'emblée, liberté véritable et culte de ce qui n'est pas pornographiquement exposé sous notre regard sont unis par Jünger, dans le geste de celui qui embrasse plusieurs réalités, établit entre ces dernières les correspondances dont l'écriture établira le chiffre, la clé.
26508773112_115c42da96_o.jpgLa métaphore que n'eût point désavouée un mystique est filée tout au long de l'ouvrage, puisque c'est toujours de profondeur et de secret (comme à la page 61, où l'auteur évoque une image du démonologue Jean Wier) que Jünger marque le sceau des réalités premières, des cœurs admirables dont l'absence priverait le monde de ses assises réelles, bien qu'invisibles et ignorées de tous : «Dans toute forme bien marquée réside quelque chose de plus que la forme; une époque a laissé son sceau qui retrouve son rayonnement lorsqu'il est touché par un regard venu des profondeurs» (p. 30), regard que nous devinons être celui de l'écrivain et, plus largement, des très rares femmes et hommes capables de percer le mur des apparences, qui se tiennent à l'écart des foules et de leur médiocrité consubstantielle, qui vivent loin du bavardage des grandes villes qui jamais ne se taisent disait Georges Bernanos, et qui, peut-être, parviennent, les derniers, à préserver, fût-ce dans leur esprit, la certitude qu'existe une terre «où l'on puisse circuler sans buter à chaque pas sur une caserne en pierre de taille et un panneau d'interdiction, et où il puisse y avoir des seigneurs capables de disposer sans partage d'eux-mêmes et de tous les attributs de la puissance» (p. 35). Cette possibilité de havre ou d'île, cette vision d'un dernier port préservé de la souillure est une des constantes de notre livre et aussi, plus largement, de la quête inlassable que l'auteur a menée jusqu'à un but qu'il a peut-être été le seul à voir, si tant est qu'il ait osé s'en approcher autrement qu'en rêve, où dans les songes complexes provoqués par les drogues.
Il serait facile, et finalement assez malhonnête, de confondre cette aspiration au rite initiatique, à la société secrète, à la volonté de puissance, avec une quelconque apologie de la force brute, avec un régime politique qui ne ferait que confondre débordement de haine et autorité réelle : la puissance que vise Ernst Jünger est d'abord celle que confère le langage, les grandes œuvres de la littérature, qu'il ne s'est jamais lassé de sonder : «Il y a des livres, écrit l'auteur, qui ne présentent qu'un seul défaut : que nous ne puissions pas les oublier», et c'est là aussi affaire d'homme que de pénétrer dans un royaume non point interdit mais qu'il faut à tout le moins parvenir à conquérir de haute lutte, car il faudrait quand même tenter d'oublier ces livres inoubliables «afin de pouvoir y pénétrer une seconde fois, comme dans une contrée magique et totalement inexplorée» (p. 42).
Ernst Jünger mêle ces différentes thématiques que sont la puissance, le secret, la haute exigence d'une âme fière qui ne peut se repaître des divertissements dont la modernité prétend gaver les hommes comme s'ils étaient des oies sacrifiées pour les agapes de divinités mécaniques, en écrivant que nous ne devrions jamais vieillir «au point de ne plus savoir rire comme il convient des actions de ceux qui soudain, comme des bons à rien, se levèrent et partirent parce que les livres leur avaient tourné la tête», à condition d'entendre par livres «cette littérature dont les valeurs fondamentales correspondent [aux] valeurs guerrières [des anciennes chansons de geste] et dont l'effet est ressenti par les tempéraments virils comme une invitation au combat» (p. 44). Jamais Ernst Jünger n'a semblé mésestimé les pouvoirs de la parole, jamais il n'a cru devoir opposer les forces de l'esprit et celles qui s'exercent sur les corps et c'est même rendre son prestige à la littérature que d'affirmer qu'elle ne doit en aucun cas être considérée comme un banal loisir de pêcheur à la ligne.
Quoi qu'il en soit, ce sont les âmes tièdes qu'Ernst Jünger vomit tout au long de son livre : «Le plus grand péché n'est pas d'être méchant mais d'être blasé, et la parole qui dit que les tièdes méritent d'être vomis est une parole magnifique d'un Dieu impitoyable» (p. 48). Dans une veine très bloyenne et bernanosienne, la critique contre les médiocres sera une des trames de cet ouvrage (cf. par exemple p. 65, où Jünger peste contre «tout l'univers des employeurs et des employés, des boutiquiers et de l'argent»; p. 70, il évoque la langue internationale des boutiquiers, etc.) (2), médiocres qui seront opposés, assez traditionnellement, et scandaleusement aux yeux des prudents (des médiocres ?) aux âmes d'élite, seules capables de quêter l'illumination, fût-ce au travers des ténèbres et même, hypothèse fascinante, au rebours de la concaténation habituelle, quotidienne, des actes ou plutôt, des actes tels que nous sommes paraît-il censés les revivre avant de mourir. Ernst Jünger se demande alors si «un haut degré de clarté retourne se perdre dans les rêves de l'enfance avant de retomber dans les ténèbres», ou encore s'il existe «une embryologie inversée de la mort, qui répète tous les stades d'évolution de la vie individuelle et les résume, comme s'il s'agissait d'une forme préliminaire et inférieure, de l'histoire génétique d'une existence plus haute et plus essentielle qui s'enfante à l'instant de la plus intense obscurité», à «cet instant où se déchire le cordon ombilical qui nous reliait au monde de la matière et à ses hasards» (pp. 64-5). La mort, déchirement ultime, du moins son immédiat horizon des événements, serait une bénédiction, puisque la conscience du trépassé revivrait, mais à l'envers, tous les stades de sa vie et de son développement, pour revenir à sa première seconde d'existence et, qui sait, connaître le frémissement de ce qui, inimaginablement, pouvait exister avant cette première seconde. Bien évidemment, cette voie de connaissance est aporétique, car nous ne pouvons tenter de comprendre de quoi il en retourne réellement qu'aux abords du monstre, pas une fois que celui-ci nous a avalé.
Dans le reste de l'ouvrage, Ernst Jünger se contentera d'approfondir ces thématiques que nous pourrions subsumer au sein d'une seule à la connotation bien évidemment ésotérique : la circulation invisible des événements et des époques (3), des cœurs aussi, nous l'avons vu, du moins d'une poignée d'élus au travers des âges, que l'écrivain, s'il est digne de la tâche qu'Albert le Grand avait fixée, «essayer encore une fois d'amener les choses à parler» (p. 88, l'auteur souligne), doit tenter de sonder mais aussi de mettre en résonance, comme si le langage (4) selon Jünger, par sa puissance d'évocation, ne constituait qu'une «pellicule ténue comme un souffle» nous séparant «du sang en ébullition» (p. 90). Tout comme la drogue, le rêve ou la très minutieuse recherche de l'ordre niché dans la plus minuscule des créatures vivantes, un de ces insectes pour lesquels l'écrivain se passionna, l'écriture est un moyen de connaissance, la sonde jetée en pleine mer qui descendra profondément dans le gouffre de noirceur éternelle.
Notons la place essentielle que Jünger donne à ses propres rêves qu'il consigne méticuleusement, mais aussi au thème de la solitude essentielle de l'homme, alors que ce dernier est assailli de tous côtés, par les machines, par d'autres hommes, partout, partout. L'ombre de Kurtz semble rôder, et l'entrée dans la sauvagerie n'est peut-être pas qu'une simple vue esthétique : «j'avais pensé à un séjour dans l'un de ces établissements humains encore intacts, perdus au fond d'immenses forêts vierges tropicales, ces endroits dont nous parlent les livres de Frobenius et où, peut-être, il est possible de se faire une idée de ce qu'est l'âme lorsque, libre de toute réflexion, elle agit dans son paysage magique» (p. 99) et, ensuite, comme pour Marlow, c'est le retour dans la vie quotidienne qui est envisagé, «au cœur des grandes villes, aux lieux, précise étrangement l'auteur, de la barbarie la plus compliquée» (p. 100). Il est curieux que Jünger ne se méfie point, ici, de ce qu'est justement l'âme monologuant avec elle-même, du moins de l'une des voies, démoniaque, dans laquelle cette dernière peut être tentée de s'engouffrer, comme le montre l'exemple du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad.
Il existe ainsi une barbarie que nous pourrions dire fruste, essentielle, primaire, «symbole d'une vie plus essentielle» (p. 102), fût-il cruel, qui ne doit cependant pas être opposé à l'intelligence, du moins telle que l'entend Ernst Jünger, dans un passage qui lui permet une nouvelle fois de moquer le troupeau commun : «Les grandes images fécondes relèvent de la noble chasse qui laisse ses restes à la troupe des techniciens, des empailleurs et des rats de bibliothèque; comme les oiseaux bariolés, elles veulent être tirées en vol, ou, comme les poissons étincelants, arrachées aux eaux les plus sombres. C'est l'intelligence qui les rapporte, qui assure leur représentation et les traîne avec des crocs aigus au royaume du visible. En ce sens où elle est le chien courant de l'âme, toute occasion de la dresser est d'une grande valeur», Jünger poursuivant en déclarant que rien «n'est plus insupportable qu'une intelligence dépourvue de race, qu'une intelligence bohème qui manque de préjugés authentiques et qui, comme l'intelligence des journalistes et de leurs lecteurs, est exposée sans discernement à toutes les impressions de hasard et à toutes les déviances, telle la tentation facile de l'ironie, à la façon d'une borne contre laquelle n'importe quel chien peut venir faire ses besoins intellectuels» (p. 103).
L'unique ne peut bien sûr qu'être mortellement opposé à la masse, comme Jünger ne cesse d'en montrer des exemples, ainsi que dans ce passage : «Une vision qui présente un minuscule monastère, où s'est retiré un saint, assiégé par des légions de démons et défendu par des armées d'anges, tandis qu'à côté une ville gigantesque où s'affairent des millions d'hommes n'arrive pas à attirer l'attention, suppose une profonde conviction qu'il existe une aristocratie de l'âme, une noblesse immémoriale et qu'on ne saurait conférer. C'est cette même conviction qui, dans le monde héroïque tel qu'il s'exprime à travers l'épopée des Nibelungen ou les chants de l'Arioste, oppose à un seul chevalier une armée entière de soldats : clair symbole du fait que le nombre ne signifie rien en face de la valeur et que la valeur triomphe de toute destruction» (p. 110). L'homme libre est aussi rarissime qu'il est dangereux car, nous rappelle Jünger, «à condition de le vouloir on peut commettre un meurtre avec n'importe quel caillou ramassé sur le bord de la route, de même n'importe quel étendard est dangereux si c'est le cœur qui le déploie» (p. 111).
Si notre instinct doit «parvenir à se retrouver» alors même que «les images qui reflètent les valeurs d'un siècle dominé par la connaissance intellectuelle sont les seules choses visibles, tandis que la vie se trouve déjà sous l'empire de nouvelles et secrètes images originelles» (p. 116), c'est donc dire que l'esprit, «dans l'alambic du sang qui fume», doit devenir «l'essence d'un nouveau siècle» (p. 119) et qu'il ne doit pas craindre à s'exposer à la souffrance de la corne de taureau (cf. p. 120), tout en s'enfonçant hardiment dans la solitude, «comme un homme qui ouvre avec sa machette une brèche dans la forêt vierge, soutenu par l'unique espoir que, quelque part dans les fourrés, d'autres travaillent à la même œuvre» (p. 121).
Cette mention concernant ceux que Rimbaud appelait d'horribles travailleurs peut surprendre sous la plume de l'aristocratique Jünger qui, même s'il a toujours vanté, et illustré par son propre exemple, les vertus d'un esthétisme altier et solitaire, a pu être un temps tenté par l'action, celle bien sûr consistant à écrire des livres (si «l'encre d'imprimerie et la poudre à canon constituent des moyens adéquats» d'action, p. 156), mais aussi celle propre à l'engagement politique. C'est justement la médiocrité de l'époque dans laquelle nous vivons qui peut nous pousser à vouloir tenter de bouleverser les cadres en place, apparemment inaltérables : «C'est donc une possibilité de rétablissement si, aux époques de transformations intensives, la politique est conduite par des esprits médiocres et vieillots, si dans les sciences les systèmes statiques trouvent encore des défenseurs, si les bourgeois ne perdent pas le sens des normes : car il subsiste ainsi une sorte d'horizon artificiel grâce auquel on peut fixer vaille que vaille les astres déconcertants d'une nouvelle réalité» (p. 123).
Si tous les hommes «dévalent vers un magique point zéro» qu'il s'agit de franchir, afin de «se livrer à la flamme d'une nouvelle vie» (p. 124) qui nous permettra de sortir, enfin, de cet «état de rêve confus» dans lequel vit «la civilisation moderne» (p. 125), si nous devons être assurés qu'il existe, «dans l'espace du champ de bataille un espace encore plus profond, une chambre plus secrète dont on prendrait conscience dans la mesure exacte où la conscience extérieure s'éteindrait» (p. 132), il n'en reste pas moins que cette quête ne saurait livrer ses haltes, ses espoirs et ses échecs au grand jour. Une nouvelle fois, la recherche du secret doit elle-même emprunter des voies souterraines, et c'est bien évidemment un signe que Jünger avoue préférer Hamann à Stendhal, et même déclare «donner tout Stendhal pour un seul poème de Hölderlin, pour un seul «Hymne à la nuit», pour un seul paragraphe de la prose kabbalistique de Hamann» (p. 146), un échange avec lequel nous sommes amplement d'accord. C'est donc prétendre, ou bien croire que «nous sommes depuis longtemps en marche vers un magique point zéro que seul pourra dépasser celui qui dispose de sources de force différentes et moins visibles» (p. 149).
Nous parvenons à un grand texte, sobrement intitulé H... et Berlin, qui s'étend des pages 150 à 179 de notre édition, et qui ramasse pour les conduire à leur plus haut point d'incandescence les différentes thématiques que nous avons relevées, qu'il s'agisse de la guerre, du secret, de l'ivresse mais aussi des rêves et d'une admirable méditation sur le Mal. Ce ne peut être une coïncidence que la Grande Guerre soit évoquée, mais aussi le diable et Georges Bernanos et, dirait-on, Léon Bloy qui rageait contre le fait que les catholiques modernes avaient réduit Satan à n'être qu'un personnage de foire incapable de terrifier un enfant de 5 ou 6 ans : «Là où règnent le contentement et l'utilité, où l'argent est le plus beau don de Dieu et où, d'ailleurs, on en a à la pelle, c'est assurément un crime que de conjurer la voix des démons qui brouille le droit chemin, celui qui mène à travers d'immenses champs de blé. En ces lieux, un homme comme E. A. Poe jour le rôle d'un fort mauvais sujet» (p. 154), fort mauvais sujet, bien sûr beaucoup trop pessimiste pour nos contemporains, tout comme Donissan est lui aussi un fort mauvais sujet aux yeux de sa hiérarchie timorée. C'est d'ailleurs moins le premier conflit mondial que les années qui ont immédiatement suivi ce dernier qui ont marqué Ernst Jünger, durant lesquelles il a fallu «découvrir les combustibles qui appartenaient en propre à la nouvelle époque» (p. 155). Ce besoin de nouveauté est l'une des caractéristiques des grandes crises, lorsque «les racines sensitives de la vie tentent de puiser un nouvel aliment dans le terreau de la décomposition des valeurs» (p. 156), l'une des façons de trouver du nouveau consistant selon l'auteur à expérimenter des drogues, comme par exemple le safran qui, selon ses dires, était consommé en grandes quantités sous la Renaissance, phénomène qui «doit avoir possédé une signification bien précise» (p. 157), tout comme l'épidémie de procès en sorcellerie, dont nous avons perdu le chiffre, alors que se multiplient les explications pour tenter d'expliquer cette dernière, explications qui nous en apprennent bien moins sur ladite épidémie que sur notre façon de la percevoir.
La suite du texte devient de plus en plus intéressante, et se rapproche de la thématique même du premier roman de Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan paru en 1926, dont telle scène célèbre a peut-être inspiré Jünger (ce qui supposerait qu'il a lu directement ce roman en français, son propre livre ayant paru en 1929, à une époque où aucune traduction allemande de ce roman n'était disponible, une hypothèse que la suite du texte, nous le verrons, rend certaine) : «Je vis là ce moment d'extrême émotion, dans une occasion qui se dérobe à l'explication, au compte rendu rationnel. L'éviter, c'est tout l'effort de la conscience, des périodes de conscience comme le XIXe siècle, surtout, qui se déplaçait en quelque sorte sur une route artificielle à travers une contrée peu sûre. Ce moment où deux phénomènes se télescopent et où l'inattendu, l'«autre» surgit, marque le portail d'entrée du monde démoniaque. Il agit par surprise, il retire soudain le sol sous les pieds de la conscience et provoque un sentiment de chute vertigineuse, un arrêt des battements du cœur. Une sensation de vide s'installe, un phénomène d'interférence de l'optique intérieure, pour ainsi dire, qui efface les repères précis de la pensée. On voit s'ouvrir un nouvel espace inusité où l'homme est précipité comme dans une crevasse soudain béante dans le sol» (pp. 160-1), autant de termes qui ne peuvent que nous faire penser à la surprise de Donissan lorsqu'il se rend compte qu'il est suivi par un maquignon qui se révélera être Satan, de même qu'au vertige qu'il éprouve et, plus largement, aux catégories de l'hermétisme démoniaque selon Kierkegaard, qui parle par exemple de l'inattendu que constitue toute apparition du démon.
La suite de ce texte admirable ne peut, une fois de plus, que nous faire songer aux propos de Georges Bernanos : «les guerres dévastatrices sont les portes les mieux faites pour entrer dans des zones décisives de l’âme, et pour laquelle, lors des nouveaux déploiements de l’image du monde, lors des révolutions, la donnée brutale du sang qui coule est plus bouleversante et plus féconde que tout bouleversement spirituel» (p. 161). Quelques pages plus loin, Ernst Jünger évoque la figure du cercle apparu dans un rêve, et nous nous souvenons que Donissan, s'étant égaré dans la nuit, est revenu sur ses pas. Ainsi, l'auteur affirme du danger qu'il «était constamment resté au centre du mouvement», alors qu'on avait cru s'en éloigner «par les cheminements les plus compliqués» (p. 164) et que, comme le diable dans le premier roman de Bernanos, c'est bel et bien «la sombre silhouette [se tenant au centre du cauchemar fait par l'auteur] qui laissait alors comprendre que c'était aussi elle qui avait joué pendant tout ce temps le rôle de force active» (pp. 164-5).
Plus loin, Ernst Jünger semble retrouver la colère de Georges Bernanos au sortir de la Grande Guerre, lui qui ne cessa jamais d'appeler à un réveil des plus jeunes, afin de renverser les vieillards, de défaire l'esprit de l'Arrière, éternel veau acceptant par avance toutes les reculades devant les loups assiégeant les forces de l'esprit : «Notre espoir repose sur les jeunes gens qui souffrent d'une élévation de température parce qu'ils sont rongés intérieurement par la purulence verte du dégoût, sur les âmes marquées de grandezza dont nous voyons les possesseurs errer furtivement comme des malades au sein d'un ordre de l'assiette au beurre. Il repose sur une révolte qui s'oppose au règne de la bonhomie sentimentale et qui doit user des armes d'une destruction dirigée contre le monde des formes, user des explosifs afin que l'espace vital, après un sérieux coup de balai, soit dégagé pour une nouvelle hiérarchie» (p. 173, l'auteur souligne). Nous n'avons aucun doute quant au fait que de telles phrases, a posteriori, ont fait naître beaucoup de reproches à l'endroit d'une conception aussi haute des forces de l'esprit, qu'il s'agira à tout prix de sauver de leur incarnation, labile et elle-même purulente, dans la boue nazie.
De cette boue, de «la machine à calculer de la civilisation moderne» (p. 189) ou encore de «l'humanitarisme» (p. 191), la «zone de vitalité explosive» (p. 175) dans laquelle Ernst Jünger a aimé se promener, de façon presque intolérablement insouciante si nous nous rappelons de nombreuses scènes de ses Orages d'acier, doit nous préserver, ainsi que ce «grand cœur aventureux» nommé une seule fois (p. 177) dans l'ouvrage, et qui doit nous permettre de toucher «le magique point zéro» (p. 184).
Ces différentes remarques faites, c'est presque logiquement que le texte de Jünger convoque Georges Bernanos lui-même, qualifié d'«esprit croyant et guerrier» dans le passage qui suit : «Hélas, je ne pus récemment feuilleter sans chagrin un livre qui me dévoila que même là-bas, où l’on pourrait encore, à meilleur titre que nous, continuer à prendre mesure sur le mètre étalon de la civilisation, on trouve à l’œuvre dans la jeunesse un mécontentement plus profond et une honte plus cuisante. Il s'agit de Georges Bernanos, esprit croyant et guerrier» (p. 196) qui, comme Ernst Jünger, a pu arpenter «le chaos des forces à la recherche des mesures fondamentales d'un nouvel ordre» (p. 199), et ainsi se lancer sur les routes de l'aventure intérieure, pour entrer «dans la fraternité occulte, dans un cercle supérieur de la vie, qui se perpétue grâce au pain spirituel du sacrifice» (p. 201).

Notes
(1) Ernst Jünger, Le Cœur aventureux. Notes prises de jour et de nuit, 1929 (traduction et introduction de Julien Hervier, Gallimard, 1995), p. 15.
(2) Jünger rapprochera cette médiocrité générale de la thématique de la banalité du mal, appelée à connaître une popularité foudroyante par le biais de la controverse consécutive à la publication du fameux ouvrage d'Hannah Arendt, mais qui avait été illustrée d'abondance par la littérature fin de siècle : «Cette complète neutralité, ce total daltonisme de la civilisation qui se manifeste, entre autres, dans la confusion du crime et de la maladie, des valeurs et des chiffres, du progrès et de la rédemption, est pourtant une ultime conséquence du mal, même si ce dernier n'est plus aussi virulent», à la manière, s'empresse d'ajouter l'auteur, «des spirochètes au stade latent de la syphilis». Et il poursuit en affirmant que cette «castration morale, la totale excision de la conscience morale engendre un étrange état où, de serviteur du mal, l'homme se transforme en une machine du mal. De là vient que l'individu provoque une impression mécanique, mais l'ensemble des rouages une impression satanique» (p. 74).
(3) «Rien n’est assez lointain dans le temps et dans l’espace pour nous laisser en repos, et nos télescopes braqués sur les étoiles fixes, nos filets plongés dans la profondeur des mers, les pioches dégageant les décombres qui recouvrent les villes, les théâtres et les temples disparus, tout cela est mû par la question de savoir si l’on peut détecter, à une telle distance de nous et de notre présent, le noyau intime de la vie, l’essence divine qui nous habite également» (pp. 138-9, l'auteur souligne).
(4) Cette attention au langage est constante chez Jünger, qui écrit : «Dans de tels instants, il arrive que l'homme réfléchisse plus profondément et voie dans l'animal son image. Tous ces symboles de l'esprit et de la force que nous contemplons sur les vieilles armoiries présupposent un regard magique, un clin d’œil de complicité que la vie a échangé avec elle-même. C’est la proie la plus précieuse du chasseur, la proie qui touche à l’être lui-même et, si simple qu’elle paraisse, elle ressemble pourtant à une nomination dans le domaine du langage, à l’un de ces mots pour des choses bien connues, qui soudain touche la cible et y reste attaché pour toujours. Cela ne peut arriver que si celui qui parle n’a pas parlé seul, et si la chose aussi a parlé en lui. Toute langue est un livre d’aventures où s’est inscrite l’histoire de coups de filet et de razzias inouïs» (pp. 135-6).

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