L'Amérique en guerre (6) : Jack Kerouac de guerre lasse, par Gregory Mion (23/08/2016)

Crédits photographiques : J. David Ake (Associated Press).
Rappel.
2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




313700294.jpgL'Amérique en guerre, 2 : l'Irak de Phil Klay dans Fin de mission.





2251913716.jpgL’Amérique en guerre, 3 : Chronique des jours de cendre de Louise Caron.




2399795417.jpgL'Amérique en guerre, 4 : La peau de Curzio Malaparte, che vergogna !




991727823.jpgL'Amérique en guerre, 5 : Compagnie K de William March.





3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





Cet article est dédié à François Esperet, qui m’a incité à lire Jack Kerouac pour enrichir le propos de cette série consacrée à «l’Amérique en guerre» dans la littérature.

41EhX+8wS8L._SX297_BO1,204,203,200_.jpgAcheter Vanité de Duluoz sur Amazon.

Lorsque Vanité de Duluoz paraît en 1968, Jack Kerouac est en bout de parcours (1). À un an de sa mort, l’écrivain est fatigué par une vie d’excentricités et de turbulences. L’impression d’un homme qui a déjà un pied dans la tombe se ressent dans l’écriture de ce livre, qui alterne entre des moments de clarté narrative remarquables et des ellipses qui confèrent à la facilité ou à l’épuisement d’un auteur qui ne peut plus tenir le rythme d’une rédaction conséquente. Sous-titrée Une éducation aventureuse 1935-1946, cette Vanité de Duluoz raconte l’itinéraire du porte-parole fictif de Kerouac, le dénommé Jack Duluoz, fac-similé littéraire qui permet au romancier d’exposer un souvenir à la fois fidèle et mythique de son existence. Le choix d’un double de papier est pratique à plus d’un titre puisque Kerouac s’amuse à noyer le poisson au sujet de ses réelles dispositions psychologiques, se montrant tantôt fier d’être devenu un écrivain à succès après les difficultés endurées durant la période qu’il se propose de restituer dans ce document autobiographique (cf. p. 11), tantôt indigne de n’avoir été qu’un glandeur pendant toute la durée de la guerre (cf. p. 392). Ce contraste est néanmoins atténué par la valeur des confessions finales de Kerouac, où il reconnaît plus ou moins distinctement le caractère peu réfléchi (et partant moindrement vertueux) de certaines de ses décisions, souvent motivées par le modèle de l’acte gratuit tel qu’il est formalisé par Gide à travers le personnage de Lafcadio dans Les caves du Vatican (cf. p. 384). Pour les beaux yeux de la «moralité artiste» (p. 384), Kerouac s’est exposé à la déchéance et aux résultats ambigus d’une philosophie non conséquentialiste, où les principes l’emportent toujours sur les conséquences éventuelles qu’ils pourraient engendrer, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire.
Parmi les nombreuses répercussions malheureuses de ses entêtements, Kerouac a dû affronter l’agonie de son père cancéreux, et il ne peut s’empêcher de sentir peser sur ses épaules le regard de ce père mourant qui n’a pour distraction terminale que le spectacle navrant d’un rejeton toxicomane et passionné de bringues mystiques (cf. p 390). À un tel stade de relâchement de soi, emblématique d’un libertinage intellectuellement confortable, il serait déplacé de faire de la guerre un alibi, or c’est la raison pour laquelle Kerouac, en définitive, ne se cherche aucune justification. Si la guerre a été responsable de quelque chose, elle ne l’a été que de façon diffuse, comme l’a été la guerre froide qui a succédé aux troubles de 1939-1945 (cf. p. 390). En sus de ces franches considérations, et comme si ce n’était pas assez évident, l’auteur ajoute qu’un vétéran du nom d’Harry Evans, aussitôt revenu du front et des combats contre le nazisme, fut décontenancé de comprendre qu’il s’était peut-être battu pour une jeunesse américaine qui n’en valait pas la peine (cf. p. 391). Cette jeunesse camée dont faisait partie Kerouac était affalée au propre comme au figuré dans une posture baba-cool inappropriée au vu des circonstances. Dans les rangs de ces minots détraqués et vaguement flegmatiques se comptaient ceux qui avaient été trop jeunes pour être enrôlé à la guerre, puis ceux qui l’avaient été mais qui en étaient sortis sans gloire, blessés, traumatisés, réformés ou déserteurs. Il y avait encore ceux qui n’étaient rentrés que les pieds devant, couchés dans les cercueils de l’armée, tués de l’autre côté du monde dans un conflit qui ne paraissait pas toujours concret pour les jeunes Américains (2). Kerouac mentionne à cet égard une jeunesse exubérante, portée par les «innocentes ambitions des années 30» (p. 24), incapable de se figurer les sombres perspectives de la montée des fascismes en Europe, encore moins de s’imaginer qu’il allait falloir aller bientôt mourir là-bas et qu’on n’allait pas tarder à égrener sentencieusement les identités des morts (cf. p. 92). C’est d’ailleurs avec une régularité déconcertante que Kerouac rappelle au détour de telle page que des gens mouraient un peu partout en Europe. S’il était possible de ne pas savoir précisément de quoi il était question à propos de ces hostilités lointaines, il était en revanche impossible d’ignorer que des événements inquiétants se tramaient, et chaque inventaire des noms de ceux qui étaient tombés sous les assauts allemands venait en aggraver la pensée. Jusqu’à ce que le Japon attaque Pearl Harbor et entraîne inexorablement les États-Unis dans la bataille (cf. p. 158), on avait eu tout le temps, pour ainsi dire, de forger un pressentiment de la désolation grimpante (cf. pp. 96 et 139).
Ceci étant posé, avant d’être objectivement menacé par la croissance de la Seconde Guerre mondiale, Kerouac a été préoccupé par d’autres formes de la guerre : l’ambition sportive et la lutte sociale. Il explique en cela que sa Vanité de Duluoz traite essentiellement des liens qui peuvent être déduits entre le football (au sens de football américain) et la guerre à proprement parler, celle qui se fait avec des armes et des tactiques létales, mais qui n’est au fond guère différente de ce qui se passe sur un terrain sportif, du moins à un certain niveau. Il précise en outre que son livre veut rendre compte de la souffrance inhérente au monde du travail, sans doute parce que l’accès à celui-ci ne va plus de soi et que la nature même des projets professionnels disponibles constitue la négation des forces vives de l’humanité (cf. pp. 153 et 288).
Plus exactement encore, Kerouac suggère que l’éducation moderne incarne en elle-même une préparation à la guerre. Les moyens que l’on se donne pour réussir dans un contexte hyper concurrentiel entretiennent allègrement la «vanité» du succès, transformant n’importe quel individu en soldat de la société. Si Kerouac ne renie pas ses mérites au soir de sa vie, il admet cependant que la vanité lui était jadis montée à la tête (cf. p. 36). Avec le recul de celui qui devine la mort approchante, il critique les vaines prétentions, et surtout il remet en cause les honneurs que l’on reçoit des institutions après que nous nous sommes efforcés de tout mettre en œuvre pour écraser les autres, pour leur marcher dessus et obtenir des positions avantageuses sur leur dos (cf. pp. 37-9). Il s’agit ni plus ni moins de se tuer tout en tuant les autres (cf. p. 41), comme on s’épuise par exemple pour préparer un concours en espérant que notre arsenal sera suffisant pour anéantir celui des adversaires, qui ourdissent dans leur coin des manœuvres pour nous éliminer une bonne fois pour toutes. Afin de bien enfoncer le clou de son propos, Kerouac n’hésite pas à décrire par le menu son entreprise de surmenage lorsqu’il était à l’école Horace Mann, un lycée de remise à niveau situé à Yonkers, vers les sites septentrionaux et inesthétiques de la ville de New York. Pour y accéder, son trajet en métro était interminable et les corps compressés dans les wagons surchargés mettaient en évidence l’absurdité d’une conquête de soi dans une pareille situation (cf. pp. 45-7). Se battre pour respirer parmi les haleines éreintées, jouer des coudes au milieu des agrégats de corps esquichés, se lever aux aurores pour se confronter à cet accélérateur de particules déshonorant, n’est-ce pas là ce qui prouve que les hommes n’ont pas besoin de tranchées infâmes et d’idéologies belliqueuses pour se faire la guerre ? Nous sommes pris dans la perpétuité d’une guerre symbolique de positions, et celle-ci commence vraiment pour Kerouac dès l’obtention de sa bourse pour l’Université de Columbia. Les faveurs d’une bourse sont forcément synonymes d’une exigence de résultats, qui plus est lorsque l’aide est destinée à un établissement d’enseignement supérieur membre de l’Ivy League, célèbre association qui regroupe parmi les plus anciennes et les plus brillantes universités du pays. Pris dans l’étau de ces impératifs pesants, coincé dans le système de la main faussement tendue à la jeunesse modeste, le vaillant Duluoz expérimente la compression du wagon de métro à l’intérieur de son cœur et de sa conscience. L’entrée à l’Université est une entrée en guerre, c’est entendu, quoi qu’il faudrait parler ici de guerre académique. Sur les bancs de la fac où tout le monde se jauge et s’échange des regards méfiants, comme on évaluerait d’un œil soupçonneux les environs d’une jungle où l’ennemi se dissimule, on découvre que c’est moins le plaisir d’apprendre qui se distingue que le sang de la guerre qu’on nous transfuse (cf. p. 131).
Ce type de réflexion concernant les valeurs discutables de l’éducation n’est pas nouveau, néanmoins Kerouac utilise une image saisissante pour requalifier l’aspect trompeur de tout ce que la société estime en général. Selon lui, ce ne sont pas les ténèbres qui sont à craindre, ce sont plutôt toutes les lumières que nous fabriquons qui le sont davantage, en l’occurrence les lumières que nous produisons pour résister à ces ombres soi-disant néfastes (cf. p. 389). Cette image clôture presque le livre et elle est largement exploitable pour comprendre l’ensemble des expériences que l’auteur a traversées et sur lesquelles il s’est appesanti. En matière d’éducation supérieure, il faudrait alors avancer qu’un individu ignorant, archétype de l’obscurantisme, vaut mieux qu’un expert formaté par les bulletins officiels de l’Université, avec tout son cortège de prérequis et de satisfaction infaillible aux examens calibrés. Dans une même veine, du point de vue de l’ascension sociale, mieux vaudrait alors un marginal résidant au fond de quelque sombre asile qu’un homme sur lequel viendrait se déposer un pompeux scintillement, le vaincu ou le fou n’étant évidemment pas celui que l’on désignerait spontanément dans ce cas de figure. Et quant à la guerre, la capitulation sans condition de l’Allemagne hitlérienne n’est-elle pas à sa manière une détérioration plus profonde de la santé morale du monde ? A-t-on vraiment la certitude que le maléfice nazi n’a pas trouvé à se régénérer dans plusieurs procédés de la politique moderne ? Par conséquent, en supposant que la véritable nuisance est chaque fois obstruée par un appareillage mensonger, Kerouac nous révèle sa peur «du réverbère tout au bout de la rue» (p. 389), halo factice qui ponctue improprement l’obscurité que nous n’avons pas su démêler et que nous avons trop vite précipitée dans un programme thérapeutique qui ne fait vraisemblablement qu’accroître le mal.
Si nous devions synthétiser le cœur de cette vision lucide, espèce d’ultime saillie psychique issue d’un cerveau accablé, il nous faudrait écrire que le romancier originaire de Lowell, Massachussetts, nous apprend qu’il déteste les gens qui jettent de l’huile sur le feu en faisant mine d’éteindre l’incendie. Rien de plus sain et de plus banal en somme, mais tout l’intérêt de cette détestation provient de son architecture verbale, baroud d’honneur de l’écrivain qui est en train de s’éteindre et dont les bonnes pages se font rares. En effet, ce n’est pas sans acharnement que nous parvenons à terminer la lecture de cette Vanité de Duluoz, mais les embellies de dernière instance sont si percutantes qu’il eût été dommage d’avoir jeté l’éponge avant l’heure. En tant que lecteur, on se sent évoluer dans un cimetière de moins en moins entretenu, entre les tombes du retentissant passé défraîchi et les stèles des soudards emportés, tout ce paysage morbide étant recouvert du gluant brouillard de la guerre, sale et impalpable, distant et envoûtant, tel un démon qui ne peut être résolument exorcisé, amant invisible qui nous fait des enfants terribles dans le dos de notre inconscient.
Il est dès lors plus aisé d’apprécier le statut en quelque sorte insistant de la guerre dans Vanité de Duluoz, perçue à l’instar d’un horizon reculé derrière lequel se levait toutefois un soleil sinistre qui dardait sur tous les jeunes Américains des rayons infiniment mesquins. Ce n’est donc pas exagéré de la part de Kerouac de confesser le genre de suffocation qui pouvait prendre quiconque à la gorge, à commencer par les hommes de vingt ans qui n’avaient pas le droit à l’insouciance dans un tel contexte où, du jour au lendemain, tout risquait de basculer du mauvais côté de la rambarde (cf. p. 173). À tout instant la guerre pouvait se manifester, maudit cheveu sur la soupe, comme par exemple lorsqu’elle se matérialise en une voix radiophonique au détour d’une boutique de coiffeur – il s’agit en l’occurrence la voix du président Roosevelt qui déclare «Je hais la guerre» (cf. p. 141). Le glissement vers un état généralisé de crise mondiale paraît de ce point de vue inéluctable et semble ne devoir épargner personne.
Désabusé par les réalités de son expérience universitaire et par l’intuition qu’il faille se mettre dans la peau d’un mauvais bougre pour se faire une place au royaume des adultes, Kerouac va s’engager dans les Marines, toutefois il embarquera sur le SS Dorchester au poste de marmiton, préposé au lavage de la batterie de cuisine (cf. p. 174). À destination de Mourmansk, le navire est escorté par des vaisseaux de guerre, vigies flottantes qui immunisent toute cervelle contre l’oubli et la frivolité. Que l’on puisse profiter de l’exotisme du voyage en mer est une chose, mais que l’on puisse totalement évacuer de son esprit les menaces objectives de l’Historie en est une autre. En rejoignant l’équipage du SS Dorchester, Kerouac choisit entre la peste et le choléra : il abandonne un mode de vie qui le fait mentalement mourir tout en sachant qu’il opte pour une existence susceptible de le tuer instantanément. C’est un pari qui en vaut pourtant la chandelle car l’excitation de la guerre ressuscite paradoxalement la pulsion de vie, le beat précieux que défendront plus tard les écrivains qui se réclameront de Kerouac et de la génération «battue» mais palpitante – la Beat Generation pour ne pas la nommer.
Sur son bateau de Thésée en puissance, toujours soumis à l’incertitude d’une attaque destructrice et à la perspective d’une reconstruction aventureuse, Duluoz le hardi croit être légitimement le seul pacifiste de la Terre (cf. p. 194). Cet accès d’antimilitarisme survient à la suite du bombardement de plusieurs sous-marins allemands. Tandis qu’il prépare le bacon et qu’il entend les détonations de l’offensive anti-boche, Kerouac a la vision d’un gosse allemand qui en ferait de même dans la cuisine de l’un des submersibles, tranches de lard méticuleusement sélectionnées en vue du rata, petits pains garnis prêts à être cuits, le tout subitement défoncé par une torpille meurtrière. Piètre factotum de l’enflure nazie, est-ce que ce gamin cuistot a fondamentalement moins de valeur que Duluoz le rescapé, Duluoz le partisan de la Démocratie du Bien ? Au registre d’une satisfaction des intérêts ordinairement citée dans les réflexions utilitaristes, est-ce que le marmiton tudesque avait moins d’intérêt à vivre que les navigateurs généreux du SS Dorchester ? Dans ces moments si particuliers où la mort atteint des degrés incommensurables de sottise, on comprend la vigueur des traumatismes encourus. On se demande pourquoi nous sommes sauvés et pourquoi d’autres sont sacrifiés, pourquoi eux et pas nous, et la question est tellement incongrue qu’elle suscite la plupart du temps des contrariétés imparables, réservoir de cauchemars qui nous réveillent en sursaut et qui nous poussent parfois à la mort volontaire bien des années plus tard.
Primo Levi fut tracassé par l’absence de «pourquoi», par le «kein warum» qu’on lui asséna au camp de concentration (3), et c’est peut-être une absence du même ordre qui tourmenta Kerouac et qui l’encouragea à emprunter par la suite des chemins qui lorgnaient du côté de la mort, near death experience permanente, comme pour mieux interroger ce à quoi il avait échappé par hasard ou par destinée, peu importe. Tout ceci n’est d’ailleurs que spéculation, à l’instar du débat qui entoure les circonstances du décès de Levi, dont la chute fatale dans les escaliers apparaît tantôt comme le suicide d’un homme exténué, tantôt comme l’accident saugrenu qui vient ironiquement clôturer une vie démentielle, hermétique à toute tentative d’élucidation complète. Par ailleurs, la différence entre Levi et Kerouac, c’est que Levi n’intercala aucune présence semblable à Duluoz entre sa conscience et son vécu. Les énigmes de sa via dolorosa n’en sont donc que plus accessibles en comparaison des faux-fuyants qui parsèment quelques-unes des étapes de la carrière spirituelle de Kerouac. Au-delà de ses allures viriles et de sa tendance à rouler des mécaniques (4), Kerouac se bat avec une âme écorchée qui veut sauver les apparences. Son texte n’en devient ainsi que plus émouvant, testament d’un homme qui a déjà entrouvert la porte des pompes funèbres et qui sculpte sa bière avec des phrases qui ont l’air de nous parvenir d’outre-tombe, réseau d’incantations et de grammaires extatiques, aussi bien oraculaires que candides comme l’élocution d’un enfant qui s’éprend des possibilités du langage. Cet amalgame de tonalités accouche ainsi d’un texte fait de maladresses et de fulgurances.
Redescendu sur la terre ferme après l’initiation de ce périple aquatique, Kerouac apprend que le SS Dorchester a fini par être coulé et que des milliers de soldats US ont trouvé la mort dans le naufrage (cf. pp. 215-6). Pour autant, cet inexplicable signe du destin ne l’éloigne pas des environnements militaires puisqu’il entre ensuite à la US Navy (cf. pp. 223-5). La Navy est un univers d’ordres beuglés, de discipline drastique et d’hygiène diabolique (cf. pp. 227-230). C’est aussi un univers où la jeunesse est ouvertement prise pour de la «chair à canons» (p. 227), tant et si bien que Duluoz se dit «non-militaire», voire le moins militaire de tous les hommes vivants et lucides (cf. p. 244). Il souffre du reste de «l’horreur de la virilité» (p. 241), symptomatique des mecs qui se vantent d’en avoir dans le pantalon, qui parlent fort et qui bandent à l’idée de risquer une balle dans la tête. Ne pouvant supporter cette ambiance de va-t-en-guerre priapiques, Duluoz le réfractaire se fera passer pour fou (cf. p. 230), aussi ne tarde-t-on pas à l’envoyer chez les dingues. D’une certaine manière, Kerouac réussit à l’endroit où Ulysse a échoué : sa ruse le dispense d’une redoutable guerre de Troie, et pour compenser toute forme de regret consécutif à sa roublardise, il se formule clairement qu’il a trahi la Navy mais qu’il n’a pas été déloyal envers son pays (cf. p. 248). En ne s’engageant pas dans une guerre dont les motifs sont insuffisamment clarifiés, Kerouac ne peut pas se percevoir à l’instar d’un homme infidèle à sa patrie. On le verra de la sorte reprendre du service dans la marine marchande à la fin du moins de juin 1943, sur le SS George Weems cette fois-ci (cf. p. 252). En partance pour Liverpool, le navire sera sauvé d’une mine par la vigilance même de Duluoz (cf. p. 263), et lorsqu’il accostera sur les côtes britanniques, fraîchement libéré des pièges de la mer d’Irlande et des hautes eaux de l’océan, les marins découvriront ce que c’est que d’être authentiquement en guerre, ce que c’est qu’une ville assiégée par un conflit d’envergure planétaire. Le port de Liverpool se démarque ainsi par son inertie et par les rumeurs qui circulent : aucun pub n’est ouvert, aucune pinte de bière n’est promise au gosier déshydraté des combattants crispés, à quoi s’ajoutent les ragots, typiques bruits de couloir dans les temps difficiles, des commérages qui rapportent que les plus pauvres de la cité en seraient réduits à remplir leurs baignoires avec du charbon (cf. p. 274). On fait ultérieurement un constat assez similaire à Londres : le black-out est de rigueur, causé par les raids aériens inassouvis de la Luftwaffe (cf. p. 279).
Il y aura enfin un dernier navire, le SS Robert Treat Paine (cf. p. 371), cependant Kerouac le désertera avant même d’y embarquer pour de bon, ceci afin d’entamer la noble profession d’écrivain (cf. p. 381). Ce renoncement coïncide avec une certaine lassitude de la guerre, palpable jusque dans la presse assurément essoufflée d’avoir à notifier les incessantes variétés du massacre et de l’abjection (cf. p. 344). Kerouac ne peut qu’être convaincu par l’ennui de la presse au sujet de la guerre puisqu’il se retrouve malgré lui au centre de l’attention de ces nouveaux gros titres : ce n’est donc plus de la guerre dont il est question, mais d’une sordide affaire de crime homophobe dans laquelle la complicité de Duluoz est discutée puis finalement éliminée des hypothèses les plus accablantes. Cette versatilité du journalisme sera évidemment réformée dès que la grossièreté et l’impureté du processus concentrationnaire sera mise au jour (un aspect qui n’est pas traité par Kerouac). À l’époque de Kerouac, du temps où les journaux se vendaient à la criée dans les rues, il s’agit simplement de relayer la sordidité régionale quand elle paraît supérieure à l’obscénité de la guerre mondiale, cela dit nous savons que les effets de la guerre ne sont jamais trop longtemps oblitérés par quelques caprices isolés de la folie.
Terminons en outre par un autre continent de la folie et qui n’est pas sans apporter son éclairage substantiel sur la nature belliqueuse des hommes, à savoir les accointances entre le football américain et la guerre, que l’auteur certifie à maintes reprises (5). Le football américain est privilégié par Kerouac dans la mesure où il fut un joueur de niveau très respectable, mais à travers ce discours apparemment resserré se dégage la possibilité de dire de tous les autres sports pratiqués aux États-Unis ce qui se dit du football dans ce livre de confidences, et aujourd’hui plus encore qu’hier. En effet, si Kerouac était parmi nous, il serait probablement étonné de l’ampleur politique et sociale dorénavant acquise par les sports américains. Il approuverait la dramaturgie et toute la mythologie qui peuvent encore se refléter dans une rencontre sportive, mais nul doute qu’il se montrerait sceptique sur les influences collatérales relatives à ces affrontements nationaux, c’est-à-dire vis-à-vis des contrats publicitaires outrecuidants, du marché des joueurs qui prend la configuration malsaine d’une biopolitique voire d’un eugénisme, de l’appauvrissement économique d’un public qui mouille sa chemise en étant prêt à se ruiner pour assister à un événement désormais moins mythique que scrupuleusement mis en scène par des intérêts invisibles, etc. Il est à peu près sûr que Kerouac réagirait dubitativement à la vue de ces spectacles outrageusement artificialisés, comme Albert Camus ne serait pas heureux d’observer la financiarisation du football actuel et le commerce éhonté d’une double racaille – celle de Wall Street et celle de Main Street.
Ainsi, lorsque Jack Kerouac écrit des pages entières sur le football américain comme Homère écrivait les chants épiques de son Iliade et de son Odyssée (6), il semble faire référence à une mentalité pure de la guerre, un genre d’éducation honnête où les enjeux, bien que tragiquement envisagés par l’intermédiaire des narrations et des légendes sportives, n’ont rien de commun avec la falsification du tragique sportif dans l’acte même de la guerre. En suggérant un lien de parenté indiscutable entre le football et la guerre, Kerouac cherche à tester notre pouvoir de discernement parce qu’il serait injuste, en dernier recours, d’établir une concordance nette entre le football tel qu’il l’a éprouvé et la Seconde Guerre mondiale telle qu’il l’a entraperçue depuis ses échelons subalternes. Tout au plus pourrait-on arguer d’une corrélation lexicale, les titans du terrain (cf. p. 31) (7) n’étant pas différents des titans du champ de bataille, le terrain se muant lui-même volontiers en théâtre des opérations dans un sport où les combinaisons stratégiques sont indénombrables. On pourrait par ailleurs continuer l’argumentation en disant que l’exercice sportif des années 1930 représente une bonne propédeutique à la guerre étant donné qu’il forge des individus à l’esprit d’équipe, embryon idéal de l’esprit patriotique nécessaire à la défense du drapeau. Sur les terrains vagues et les champs accidentés de la petite ville de Lowell, Kerouac s’est adonné à des pugilats métaphysiques, à des compétitions surchargées en folklore et en récits héroïques, cependant il nous apparaît définitivement dégoûté, quoique subrepticement, par la façon dont tout ceci trouve à se recycler dans les escadrons armés et les harangues chauvines propres à la géopolitique. Conformément à cela, si Kerouac procède indéniablement à une assimilation du sport et de la guerre, il ne le fait que pour marquer subtilement son écœurement et sa déception, nous révélant sa tristesse de mesurer à quel point la grandeur du sport se dévalorise dans la bassesse de la guerre, et nous indiquant dans le même temps comment la mêlée et le plaquage du football nous font voir des guerriers qui pourront si possible devenir des fantassins exemplaires. Reste que les surenchères contemporaines du sport américain ne se distinguent plus vraiment des horreurs du terrain militaire. Les coulisses des grandes franchises sportives des États-Unis fabriquent maintenant des machines de guerre, de toute évidence au détriment de la santé des joueurs, et quelquefois la mort s’invite dans les coulisses, à moins qu’on ne la provoque dans les textes emportés du journalisme spécialisé, confondant dangereusement le domaine du divertissement avec le domaine du casus belli. Nulle part chez Jack Kerouac les frontières ne sont aussi poreuses, et c’est bien la preuve que la guerre, aux États-Unis, ressemble de plus en plus à s’y méprendre à un jeu, avec ses bons et ses mauvais chevaux, participants sur lesquels on mise avec peut-être la même excitation qui serrait jadis la poitrine de Dostoïevski lorsqu’il pariait à la roulette.

Notes
(1) Nous nous référons à l’édition suivante : Jack Kerouac, Vanité de Duluoz (Éditions Gallimard, coll. Folio, 2012), traduction de Brice Matthieussent.
(2) Devant ce tableau horrifiant, Kerouac affirme qu’il avait «[rejoint] les désespérés de [son] époque» (p. 391).
(3) Cf. Primo Levi, Si c’est un homme.
(4) Il n’est que de voir les adresses multiples qu’il fait à sa «p’tite femme».
(5) Il avoue néanmoins cela : «Je commence à être las du football et de la guerre. Et de l’épate» (p. 70).
(6) Les batailles d’Homère sont d’ailleurs évoquées par Kerouac (cf. p. 22).
(7) Mentionnons du reste les «Iroquois sur le sentier de la guerre», qui désignent ici les adversaires de Kerouac au football américain.

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