L'Amérique en guerre (6) : Jack Kerouac de guerre lasse, par Gregory Mion (23/08/2016)
Crédits photographiques : J. David Ake (Associated Press).





Cet article est dédié à François Esperet, qui m’a incité à lire Jack Kerouac pour enrichir le propos de cette série consacrée à «l’Amérique en guerre» dans la littérature.

Lorsque Vanité de Duluoz paraît en 1968, Jack Kerouac est en bout de parcours (1). À un an de sa mort, l’écrivain est fatigué par une vie d’excentricités et de turbulences. L’impression d’un homme qui a déjà un pied dans la tombe se ressent dans l’écriture de ce livre, qui alterne entre des moments de clarté narrative remarquables et des ellipses qui confèrent à la facilité ou à l’épuisement d’un auteur qui ne peut plus tenir le rythme d’une rédaction conséquente. Sous-titrée Une éducation aventureuse 1935-1946, cette Vanité de Duluoz raconte l’itinéraire du porte-parole fictif de Kerouac, le dénommé Jack Duluoz, fac-similé littéraire qui permet au romancier d’exposer un souvenir à la fois fidèle et mythique de son existence. Le choix d’un double de papier est pratique à plus d’un titre puisque Kerouac s’amuse à noyer le poisson au sujet de ses réelles dispositions psychologiques, se montrant tantôt fier d’être devenu un écrivain à succès après les difficultés endurées durant la période qu’il se propose de restituer dans ce document autobiographique (cf. p. 11), tantôt indigne de n’avoir été qu’un glandeur pendant toute la durée de la guerre (cf. p. 392). Ce contraste est néanmoins atténué par la valeur des confessions finales de Kerouac, où il reconnaît plus ou moins distinctement le caractère peu réfléchi (et partant moindrement vertueux) de certaines de ses décisions, souvent motivées par le modèle de l’acte gratuit tel qu’il est formalisé par Gide à travers le personnage de Lafcadio dans Les caves du Vatican (cf. p. 384). Pour les beaux yeux de la «moralité artiste» (p. 384), Kerouac s’est exposé à la déchéance et aux résultats ambigus d’une philosophie non conséquentialiste, où les principes l’emportent toujours sur les conséquences éventuelles qu’ils pourraient engendrer, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire.
Parmi les nombreuses répercussions malheureuses de ses entêtements, Kerouac a dû affronter l’agonie de son père cancéreux, et il ne peut s’empêcher de sentir peser sur ses épaules le regard de ce père mourant qui n’a pour distraction terminale que le spectacle navrant d’un rejeton toxicomane et passionné de bringues mystiques (cf. p 390). À un tel stade de relâchement de soi, emblématique d’un libertinage intellectuellement confortable, il serait déplacé de faire de la guerre un alibi, or c’est la raison pour laquelle Kerouac, en définitive, ne se cherche aucune justification. Si la guerre a été responsable de quelque chose, elle ne l’a été que de façon diffuse, comme l’a été la guerre froide qui a succédé aux troubles de 1939-1945 (cf. p. 390). En sus de ces franches considérations, et comme si ce n’était pas assez évident, l’auteur ajoute qu’un vétéran du nom d’Harry Evans, aussitôt revenu du front et des combats contre le nazisme, fut décontenancé de comprendre qu’il s’était peut-être battu pour une jeunesse américaine qui n’en valait pas la peine (cf. p. 391). Cette jeunesse camée dont faisait partie Kerouac était affalée au propre comme au figuré dans une posture baba-cool inappropriée au vu des circonstances. Dans les rangs de ces minots détraqués et vaguement flegmatiques se comptaient ceux qui avaient été trop jeunes pour être enrôlé à la guerre, puis ceux qui l’avaient été mais qui en étaient sortis sans gloire, blessés, traumatisés, réformés ou déserteurs. Il y avait encore ceux qui n’étaient rentrés que les pieds devant, couchés dans les cercueils de l’armée, tués de l’autre côté du monde dans un conflit qui ne paraissait pas toujours concret pour les jeunes Américains (2). Kerouac mentionne à cet égard une jeunesse exubérante, portée par les «innocentes ambitions des années 30» (p. 24), incapable de se figurer les sombres perspectives de la montée des fascismes en Europe, encore moins de s’imaginer qu’il allait falloir aller bientôt mourir là-bas et qu’on n’allait pas tarder à égrener sentencieusement les identités des morts (cf. p. 92). C’est d’ailleurs avec une régularité déconcertante que Kerouac rappelle au détour de telle page que des gens mouraient un peu partout en Europe. S’il était possible de ne pas savoir précisément de quoi il était question à propos de ces hostilités lointaines, il était en revanche impossible d’ignorer que des événements inquiétants se tramaient, et chaque inventaire des noms de ceux qui étaient tombés sous les assauts allemands venait en aggraver la pensée. Jusqu’à ce que le Japon attaque Pearl Harbor et entraîne inexorablement les États-Unis dans la bataille (cf. p. 158), on avait eu tout le temps, pour ainsi dire, de forger un pressentiment de la désolation grimpante (cf. pp. 96 et 139).
Ceci étant posé, avant d’être objectivement menacé par la croissance de la Seconde Guerre mondiale, Kerouac a été préoccupé par d’autres formes de la guerre : l’ambition sportive et la lutte sociale. Il explique en cela que sa Vanité de Duluoz traite essentiellement des liens qui peuvent être déduits entre le football (au sens de football américain) et la guerre à proprement parler, celle qui se fait avec des armes et des tactiques létales, mais qui n’est au fond guère différente de ce qui se passe sur un terrain sportif, du moins à un certain niveau. Il précise en outre que son livre veut rendre compte de la souffrance inhérente au monde du travail, sans doute parce que l’accès à celui-ci ne va plus de soi et que la nature même des projets professionnels disponibles constitue la négation des forces vives de l’humanité (cf. pp. 153 et 288).
Plus exactement encore, Kerouac suggère que l’éducation moderne incarne en elle-même une préparation à la guerre. Les moyens que l’on se donne pour réussir dans un contexte hyper concurrentiel entretiennent allègrement la «vanité» du succès, transformant n’importe quel individu en soldat de la société. Si Kerouac ne renie pas ses mérites au soir de sa vie, il admet cependant que la vanité lui était jadis montée à la tête (cf. p. 36). Avec le recul de celui qui devine la mort approchante, il critique les vaines prétentions, et surtout il remet en cause les honneurs que l’on reçoit des institutions après que nous nous sommes efforcés de tout mettre en œuvre pour écraser les autres, pour leur marcher dessus et obtenir des positions avantageuses sur leur dos (cf. pp. 37-9). Il s’agit ni plus ni moins de se tuer tout en tuant les autres (cf. p. 41), comme on s’épuise par exemple pour préparer un concours en espérant que notre arsenal sera suffisant pour anéantir celui des adversaires, qui ourdissent dans leur coin des manœuvres pour nous éliminer une bonne fois pour toutes. Afin de bien enfoncer le clou de son propos, Kerouac n’hésite pas à décrire par le menu son entreprise de surmenage lorsqu’il était à l’école Horace Mann, un lycée de remise à niveau situé à Yonkers, vers les sites septentrionaux et inesthétiques de la ville de New York. Pour y accéder, son trajet en métro était interminable et les corps compressés dans les wagons surchargés mettaient en évidence l’absurdité d’une conquête de soi dans une pareille situation (cf. pp. 45-7). Se battre pour respirer parmi les haleines éreintées, jouer des coudes au milieu des agrégats de corps esquichés, se lever aux aurores pour se confronter à cet accélérateur de particules déshonorant, n’est-ce pas là ce qui prouve que les hommes n’ont pas besoin de tranchées infâmes et d’idéologies belliqueuses pour se faire la guerre ? Nous sommes pris dans la perpétuité d’une guerre symbolique de positions, et celle-ci commence vraiment pour Kerouac dès l’obtention de sa bourse pour l’Université de Columbia. Les faveurs d’une bourse sont forcément synonymes d’une exigence de résultats, qui plus est lorsque l’aide est destinée à un établissement d’enseignement supérieur membre de l’Ivy League, célèbre association qui regroupe parmi les plus anciennes et les plus brillantes universités du pays. Pris dans l’étau de ces impératifs pesants, coincé dans le système de la main faussement tendue à la jeunesse modeste, le vaillant Duluoz expérimente la compression du wagon de métro à l’intérieur de son cœur et de sa conscience. L’entrée à l’Université est une entrée en guerre, c’est entendu, quoi qu’il faudrait parler ici de guerre académique. Sur les bancs de la fac où tout le monde se jauge et s’échange des regards méfiants, comme on évaluerait d’un œil soupçonneux les environs d’une jungle où l’ennemi se dissimule, on découvre que c’est moins le plaisir d’apprendre qui se distingue que le sang de la guerre qu’on nous transfuse (cf. p. 131).
Ce type de réflexion concernant les valeurs discutables de l’éducation n’est pas nouveau, néanmoins Kerouac utilise une image saisissante pour requalifier l’aspect trompeur de tout ce que la société estime en général. Selon lui, ce ne sont pas les ténèbres qui sont à craindre, ce sont plutôt toutes les lumières que nous fabriquons qui le sont davantage, en l’occurrence les lumières que nous produisons pour résister à ces ombres soi-disant néfastes (cf. p. 389). Cette image clôture presque le livre et elle est largement exploitable pour comprendre l’ensemble des expériences que l’auteur a traversées et sur lesquelles il s’est appesanti. En matière d’éducation supérieure, il faudrait alors avancer qu’un individu ignorant, archétype de l’obscurantisme, vaut mieux qu’un expert formaté par les bulletins officiels de l’Université, avec tout son cortège de prérequis et de satisfaction infaillible aux examens calibrés. Dans une même veine, du point de vue de l’ascension sociale, mieux vaudrait alors un marginal résidant au fond de quelque sombre asile qu’un homme sur lequel viendrait se déposer un pompeux scintillement, le vaincu ou le fou n’étant évidemment pas celui que l’on désignerait spontanément dans ce cas de figure. Et quant à la guerre, la capitulation sans condition de l’Allemagne hitlérienne n’est-elle pas à sa manière une détérioration plus profonde de la santé morale du monde ? A-t-on vraiment la certitude que le maléfice nazi n’a pas trouvé à se régénérer dans plusieurs procédés de la politique moderne ? Par conséquent, en supposant que la véritable nuisance est chaque fois obstruée par un appareillage mensonger, Kerouac nous révèle sa peur «du réverbère tout au bout de la rue» (p. 389), halo factice qui ponctue improprement l’obscurité que nous n’avons pas su démêler et que nous avons trop vite précipitée dans un programme thérapeutique qui ne fait vraisemblablement qu’accroître le mal.
La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.
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