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14/04/2016

L’Amérique en guerre (5) : Compagnie K de William March, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Maja Hitij (Getty Images).

Rappel.
2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




313700294.jpgL'Amérique en guerre, 2 : l'Irak de Phil Klay dans Fin de mission.





2251913716.jpgL’Amérique en guerre, 3 : Chronique des jours de cendre de Louise Caron.




2399795417.jpgL'Amérique en guerre, 4 : La peau de Curzio Malaparte, che vergogna !




3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«- Les faits sont les mêmes pour tout le monde, ce me semble.
- Sant doute, mais pas leur interprétation.
- Que voulez-vous dire au juste, monsieur Poirot ? jeta-t-il sèchement.
- Mon cher lord, il y a bien des façons de considérer, disons, un fait historique. Prenons un exemple : beaucoup de livres ont été écrits sur Marie Stuart. On la présente, selon les cas comme une martyre, une catin sans foi ni loi, une sainte un peu naïve, une intrigante meurtrière, ou une victime du sort et des circonstances ! Faites vos jeux !»
Agatha Christie, Cinq petits cochons.


Les Américains et la Première Guerre mondiale : de la temporisation à la résolution définitive (William March emporté par la vague de l’Histoire)

Au début de la Première Guerre mondiale, le président américain Woodrow Wilson affirme sans aucune ambiguïté la neutralité de son pays à l’égard de ce conflit. Cette neutralité est largement inspirée par la doctrine isolationniste de James Monroe, élaborée en 1823, qui stipule que les Européens doivent se garder d’intervenir dans les affaires américaines, au même titre que les États-Unis ont à se préserver de toute ingérence dans la politique de l’Europe. Parallèlement à cette position d’impassibilité, l’extension du conflit dans le temps, que l’on n’avait pas anticipée, a pour effet pervers de renverser le rapport de force entre les deux territoires dans la mesure où les États-Unis deviennent les créanciers du Vieux Continent après en avoir été les débiteurs. La raison en est simple : enlisés dans une violence accrue due à l’essor de la technologie, les pays de l’Entente, pour résister aux Puissances centrales, ne peuvent pas faire autrement que d’acheter des matières premières et d’emprunter aux Américains. L’orientation diplomatique de Wilson ne peut donc que maintenir son cap initial devant l’aubaine de ce bénéfice économique, et c’est d’ailleurs en argumentant sans relâche en faveur de la paix que Wilson favorise sa réélection à la tête du pays en 1916.
Pourtant la Grande Guerre finira par perturber l’opinion publique américaine d’une façon décisive, emmenant son gouvernement à réagir en proportion de la menace, et lui donnant aussi du même coup l’occasion de prouver aux yeux du monde entier la puissance de frappe unique des États-Unis. Au nombre des causes qui ont pu déterminer l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, on cite souvent à juste droit la détérioration de la situation maritime, qui prend une tournure dramatique le 7 mai 1915 lorsque le paquebot transatlantique Lusitania est torpillé et coulé par un sous-marin allemand, entraînant la mort de cent-vingt-huit passagers américains (1), dont celle du milliardaire Alfred G. Vanderbilt, représentant d’une famille emblématique de bâtisseurs et de mécènes. Le traumatisme est si fort que deux ans plus tard, au moment d’entrer concrètement dans le conflit, le gouvernement américain ne pourra s’empêcher de rappeler cette tragédie en invoquant une formule de propagande maladroite : «Remember the Lusitania». Cette douloureuse réminiscence a pour ambition d’uniformiser l’opinion des Américains au profit d’un engagement militaire. Elle est de surcroît accentuée par la reprise des hostilités maritimes puisque les Allemands, lors des premières semaines de 1917, choisissent de s’attaquer aux navires neutres qui importent des produits à destination des pays de l’Entente. Ne pouvant de la sorte plus soutenir le moindre espoir d’une pacification sans victoire et conscient par ailleurs des répercussions de l’agressivité allemande sur l’esprit de ses concitoyens, le président Wilson inscrit son pays dans la guerre au printemps 1917. Sa résolution a été mûrement soupesée car il faut encore signaler qu’en février 1917, Wilson avait reçu la visite du philosophe Henri Bergson, qu’on avait envoyé aux États-Unis en mission diplomatique spéciale afin de convaincre les Américains de combattre auprès de l’Europe des Alliés. Le choix de Bergson s’était imposé dans les coulisses de la diplomatie puisque le philosophe était d’une part un anglophone accompli, et d’autre part il jouissait déjà d’un magistère considérable outre-Atlantique. Avec Bergson, c’est finalement l’Europe dans ce qu’elle avait de plus approfondi qui se déplaçait aux États-Unis. Ne pas prendre fait et cause pour cette Europe-là, c’était risquer la sanction de l’opinion parce qu’on aurait pu percevoir la non-intervention comme une manière de cautionner une Europe belliqueuse.
Par la suite, en janvier 1918, une fois que le rôle des Américains est bien avéré dans les tranchées, Wilson propose un traité de paix où il fait mention de quatorze points programmatiques voués à la postérité, autant de propositions qui corroborent le nouveau statut hégémonique des États-Unis. Quoique les principes défendus par Wilson soient respectables et tactiquement brillants, ils seront peu à peu affaiblis par l’objectivité du réel à l’échelle internationale et par une tendance politique différente aux États-Unis, ce que confirme rapidement l’élection du républicain Warren G. Harding aux présidentielles de novembre 1920. Avec la gouvernance de Harding, les États-Unis retombent dans leur isolationnisme caractéristique et ils n’en sortiront comme chacun sait qu’en 1941, lorsque les Japonais attaqueront Pearl Harbor avec une férocité aussi inattendue qu’efficace.
Il ne fait aucun doute que ces grandes manœuvres amplifiées par la fanfare des grands discours ont probablement fait émerger dans la cervelle du jeune William Campbell un vigoureux désir d’engagement lors des beaux jours de 1917. L’auteur de Compagnie K a vingt-trois ans lorsqu’il prend la tenue de combat et qu’il traverse l’océan pour rejoindre l’Europe des champs de bataille. Tel que le précise Philippe Beyvin dans une postface instructive (2), William Campbell, qui s’identifiera à plusieurs pseudonymes avant de choisir le nom de plume de William March, est l’auteur américain qui a connu le plus longtemps le front de guerre entre 1917 et 1918. Il est aussi celui qui en ressortira avec le plus de décorations, mais il ne les exhibera jamais en public, trop lucide a posteriori vis-à-vis des enjeux moralement confus d’une guerre mondiale.
Dix ans lui sont en outre nécessaires pour réfléchir à son expérience problématique de soldat, une décennie durant laquelle il compile des fragments auxquels il associe le thème suivant : «le triomphe de la stupidité sur tout autre chose» (3). Ainsi le jeune homme naguère convaincu de son enrôlement se montre désabusé, pour ne pas dire acrimonieux. Au reste, bien que March ait publié quelques nouvelles dans des journaux en 1928, il travaille encore cinq ans à la réécriture de ses échantillons littéraires (4), et c’est seulement en 1933 que paraît une version achevée de Compagnie K, composée de cent treize petits chapitres qui donnent chaque fois la parole à un militaire, qu’il soit soldat, sergent, caporal, lieutenant, adjudant-chef ou capitaine. Parmi ces hommes clairement immatriculés se trouve un «soldat inconnu» (cf. pp. 174-8), un homme piégé dans les barbelés germaniques, les entrailles ruisselantes, son ventre déchiré pissant les tripes. Sachant sa mort inévitable, il détruit à la hâte tous les documents qui attestent de son identité. Ce n’est pas un acte de désespoir, mais plutôt une preuve tardive de perspicacité. Avec sa bidoche en vrac et son dernier souffle qui n’est pas loin de venir, ce crucifié magnifique se rend compte du plein-mensonge de la guerre. Tandis qu’il se vide de sa substance adulte, il est hanté par le souvenir de son enfance, revoyant le petit garçon qu’il était, le marmot en train de boire les paroles du maire au cimetière militaire de sa ville, le maire débitant son discours annuel à la mémoire des héros tombés au champ d’honneur. Il se souvient de sa gorge oppressée de gamin impressionnable, de l’émotion qui lui grimpait en cataractes salées jusqu’aux yeux. Il entrevoit alors le retour de sa dépouille au cimetière local, il entend par anticipation les tambours et les trompettes, les cuivres et toute la pompe byzantine des cérémonies qui le prendront pour un symbole glorieux, qui feront l’éloge de sa vie fauchée en plein vol et qui susciteront des torrents de pleurnicheries bavardes, avec peut-être en prime quelques larmes de crocodiles politiques. Est-il bon d’être connu et reconnu pour une mort pathétique que l’on transformera sûrement en grandiose trépas ? Ce combattant écorché veut au moins s’offrir un repos tranquille, une vérité de son cru, aussi s’efforce-t-il dans un geste radicalement sublime de devenir un «soldat inconnu». Son anonymat volontaire est un crachat contre l’armée et plus exactement contre un gouvernement omnipotent qui mystifie sa jeunesse crédule.
Tout le roman de William March pourrait d’ailleurs être comparé à un réquisitoire contre le pouvoir, contre l’Amérique va-t-en-guerre qui produit une rhétorique nationaliste pour embrigader les oreilles fragiles et influençables. Les discours cocardiers pensent à la place des futurs soldats qui ressentent dans leur cœur une fibre patriotique généralement primitive, artificielle, d’ordinaire issue d’une tradition familiale qui ne prend même plus la peine de s’interroger sur cette manière d’aimer le pays. De nombreux passages du livre ne font pas mystère du faible niveau intellectuel des engagés, instituant de ce fait une nette dichotomie entre ceux qui ne pensent pas (les hommes que l’on envoie vers l’impensable) et ceux qui ont la faculté de penser (les hommes du logos qui s’évertuent à recouvrir l’horreur d’un raisonnement valide). Cette mise en exergue d’une certaine crétinerie militaire entretenue par des savants manipulateurs n’a pas été du goût de tout le monde lorsque Compagnie K s’est taillé une réputation auprès des lecteurs. Les scènes rapportées par W. March sont brutes de décoffrage, immunisées contre tout abus de langage : elles vont à l’essentiel d’une sémantique de l’avilissement humain, décrivant des individus pour la plupart irréfléchis, spirituellement effondrés, réduits aux ordres d’un maître du jeu dont ils ne peuvent avoir immédiatement conscience. On reprocha par conséquent à l’auteur de ne pas participer correctement à la mémoire des anciens combattants, c’est-à-dire qu’on lui en voulut de ne pas fortifier la mythologie des héros sacrifiés pour une guerre juste, d’autant plus qu’il s’agissait bien entendu de héros irréprochables auxquels il était inconvenant de prêter de mauvaises actions. Il en fut à peu près de même chez nous, en France, lorsque le mythe de la résistance prit une ampleur considérable après la Seconde Guerre mondiale, prétextant que chaque Français avait spontanément résisté à l’ennemi malgré ce que plusieurs réfractaires osaient avancer, ceci jusqu’à ce que la légende «résistancialiste» décline incontestablement au cours des années 1970, affaiblie par l’objectivité de l’enquête historique.

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La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.