Littérature et critique : de l’exigence de Jean-Paul Sartre à la déchéance actuelle, 2, par Gregory Mion (29/11/2016)

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Crédits photographiques : Lana Turner (Boston Globe).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





3969326997.jpgLittérature et critique : de l’exigence de Jean-Paul Sartre à la déchéance actuelle, 1.





La folle exigence de Jean-Paul Sartre : les prescriptions idéales

Plus la maladie est coriace, plus les médicaments doivent être offensifs, et l’état de délabrement de la littérature française actuelle nous oblige à remonter dans le temps, à potasser dans quelque ordonnance de médecin sourcilleux, pour examiner justement ce que pensait l’un de ses meilleurs représentants. Il est inutile de revenir sur les défauts de Sartre, sur le caractère ténébreux de certains de ses engagements que l’on a tant de fois ressassés, ne serait-ce déjà que parce que les différents reproches qu’on pourrait lui adresser sont compensés par quantité de travaux remarquables et audacieux à plus d’un titre, à commencer bien sûr par ses écrits sur la littérature. Au regard de ce que nous avons aujourd’hui en termes de critique et de théorie littéraires, on ne peut que regretter Sartre, lui qui voulut aussi bien conquérir l’Himalaya de Flaubert (cf. L’Idiot de la famille) que prescrire un programme aux auteurs de sa génération (cf. Qu’est-ce que la littérature ?), sans parler des volumes de Situations qui regorgent d’analyses et d’intuitions avisées sur la question. À vrai dire, il n’est que de comparer ce travail de mastodonte avec celui d’un Arnaud Viviant pour s’éviter des commentaires déplacés sur Sartre. En publiant La vie critique (1), Viviant a au moins eu cette utilité de se discréditer d’emblée tant le contenu de son livre traite de tout sauf de critique littéraire digne de ce nom. Que Viviant cependant ne s’offusque point d’être ainsi placé sur la même balance que Sartre et de constater que son plateau penche dangereusement du côté de la légèreté, il n’est pas isolé, loin de là, puisque tous ses camarades de la presse littéraire rémunérée sont éligibles sur ce plateau de frivolité – et à eux tous ils ne feraient pas le moindre contrepoids par rapport à Sartre.
À la limite, le problème qui se pose est celui-ci : comment ces gens-là peuvent encore prétendre écrire ou s’exprimer sur la littérature alors même qu’ils incarnent la plus parfaite misère intellectuelle sur le sujet ? Car on n’attend pas d’un critique qu’il nous fasse une vulgaire récapitulation des sous-intrigues d’une Christine Angot ou des bourrasques individualistes d’un Yann Moix; à la place de ces éléments négligeables, on attendrait plutôt du critique qu’il produise une étude sérieuse sur les auteurs qui prennent la littérature au sérieux, qu’il nous fasse par exemple entrer dans les tourments épistolaires d’un Vincent La Soudière ou qu’il aille fouiller du côté des malades mentaux du roman tels que Roberto Bolaño, Thomas Mann, Hermann Broch, William Gass et tant d’autres. Pour relever un tant soit peu le niveau du lectorat, il convient, surtout quand on en a la charge, de lui soumettre des références esthétiquement inépuisables. Les écrivains médiocres n’ont en outre pas besoin qu’on disserte sur leurs basses œuvres – ils ont déjà tous les médiocres virtuels qui le font eu égard aux stratagèmes que nous avons discutés tantôt. Ce n’est donc pas à nous qu’il devrait revenir au premier chef de perpétuer la mémoire des auteurs consistants, mais bel et bien à la critique littéraire de profession, celle qui jouit de plusieurs colonnes dans des quotidiens, des hebdomadaires ou des mensuels qui sont beaucoup plus consultés que Stalker, ceci en dépit du fait qu’ils soient payants. Pourquoi cela n’est-il du reste guère envisageable ? Parce que nous sommes prisonniers d’une littérature du marché et que pour vendre une camelote journalistique, il faut d’une part des analphabètes journaleux qui partagent la même langue que leurs lecteurs, et d’autre part ne peuvent convenir à ces analphabètes dilettantes que des livres écrits par des analphabètes, des livres qui se lisent au bord de la piscine ou au comptoir d’un bistrot chic. Il semble ainsi qu’un très bizarre poujadisme se soit emparé des milieux littéraires français – il y règne un corporatisme licencieux qui ne persévère qu’à la seule fin de se transmettre des moyens de subsistance relativement avantageux, le tout en sombrant dans une fainéantise qui a de moins en moins honte de s’exhiber au grand jour. Triste époque en effet que celle des mondains littéraires qui font des compétitions de vacances et de bien-être sur les réseaux sociaux, lors même qu’ils devraient être en train de se tuer à la lecture, de se consumer dans les annotations et l’appétit de servir le génie, au lieu que de se servir des ressources de la médiocrité pour parachever la leur. Il fut cependant un temps pas si lointain où la critique littéraire était menée par des gens comme Proust et Barbey d’Aurevilly.
Par contraste avec ce tragique diagnostic, les mots de Sartre sur ce que devrait faire un critique littéraire nous paraissent sinon complètement anachroniques, du moins follement exigeants (2). Selon lui, toute critique ne devrait être qu’un dialogue permanent entre Montaigne et Pascal (argument intéressant), mais lesquels de nos journalistes du moment ont réellement une connaissance suffisante de ces auteurs ? On pourrait presque parier qu’ils ne les ont jamais lus in extenso, voire qu’ils ne les ont pas lus tout court. En affirmant une telle exigence, Sartre suppose à bon droit que tous les romans détiennent quelque chose qui nous ramène inexorablement à Montaigne et Pascal, sans doute à la mort et à l’espérance, parce que n’importe quel roman approfondi n’échappe pas aux thèmes mêlés de la finitude et de la confiance en une région ou une entité transcendante. Chaque grand roman est attiré par le cimetière sur lequel il a pris son élan et par une présence difficilement restituable auprès de laquelle il aimerait terminer sa course. Toute littérature qui n’a pas le souci de la terre qui ensevelit les morts et du ciel qui accueille les âmes n’est qu’une plaisanterie de mauvais goût. Malheureusement, nous n’avons pas les hommes de carrure pour nous positionner au niveau d’une pareille critique, tout comme nous avons de moins en moins les écrivains pour l’irriguer (3). À présent l’exigence n’est plus de contenu, elle est de forme; l’injonction du temps raccourci et perverti a pris le dessus sur le temps long d’un livre largement cogité. Autrement dit, l’écrivain actuel qui profite d’un succès n’est qu’un dandy susceptible de faire une télévision et de renseigner le client potentiel en quelques minables secondes, entrecoupées de minables réflexions émises par des chroniqueurs prostitués. On ne le rappellera jamais assez non plus, mais l’image extérieure est consubstantielle au concept de télévision; pour vendre et pour être vu, il est préférable d’être beau, ou alors il faut que la laideur se conceptualise commercialement, qu’elle devienne une façon commode de tracer un parallèle entre une face esquintée et une littérature désenchantée qui ferait le bilan fidèle de notre début de siècle à bout de forces. N’a-t-on d’ailleurs pas l’impression que c’est exactement ce qui justifie les invitations de Michel Houellebecq à droite et à gauche, au prime time du journal télévisé comme dans les feuilles insignifiantes des Inrocks ? En prenant peu à peu le visage de ses livres, Houellebecq correspond exactement aux expectatives des patrons médiatiques, et lui-même soigne peut-être ses apparences publiques de sorte à ce qu’elles soient conformes aux attentes. Dans cette perspective, il est vraiment possible de postuler une physiognomonie des romanciers qui fonctionnent : ils ont fréquemment le faciès de leurs ouvrages, si bien qu’une courtisane ne trompe presque plus personne, car dès que nous voyons sa bouche s’activer en paroles miteuses, on devine instantanément ce que cette bouche a dû contenir pour que le livre soit en si favorable publicité.
Parallèlement aux impératifs que Sartre revendique pour la critique littéraire, il demande aux romanciers de prendre leur rôle au plus extrême sérieux, ce qui, de nouveau, tranche avec les procédés de vulgarité qui sévissent aujourd’hui (souvenons-nous à cet égard de la publicité de la firme Citroën, où Joël Dicker apparaît en auteur inspiré par la voiture et son standing inhérent). Pour Sartre, l’écrivain n’est pas un préposé à la contemplation ou à toute autre manifestation de la rêverie concertée. L’écrivain est un travailleur acharné des mots, et il doit avoir conscience que chacune de ses phrases contient toujours une action en puissance – l’écriture est ici pleinement performative dans la mesure où raconter une histoire, c’est bousculer un lecteur en faisant advenir une émotion que sa vie aura jusqu’alors plus ou moins camouflée. Écrire, ce n’est donc pas contempler, c’est communiquer, sachant que tout ce qui est nommé par le romancier perd aussitôt son innocence d’objet déterminé par une vision essentialiste et prophylactique du monde. On est ici en présence d’une image turbulente du romancier, figure d’effervescence et principe de témérité, chargé de défaire les nœuds coulants de toutes les cordes auxquelles sont suspendues les têtes qui ont oublié que les actes et les fortes volontés doivent précéder les définitions paralysantes qui n’ont que trop duré. En écrivant, le romancier redéfinit les choses en les dénudant de tout leur appareil normatif; il les sort de leur isolement, de leur muséification sociale, et il nous les présente crûment à dessein de nous en faire prendre l’entière responsabilité. Compris sous les auspices de cette fonction éminemment active, voire inchoative, le roman en deviendrait presque désagréable tant il sape nos certitudes et notre tranquillité. Cette injonction qui consiste à nous présenter le monde non plus comme un espace de promenade, mais comme un territoire supposément à notre charge, disqualifie d’office toute littérature à la solde d’un establishment ou d’un registre consolateur. L’espèce de tendance feel-good-story qui ne laisse de polluer les rayonnages des librairies et de satisfaire les gobe-mouches doit en ce sens être mise hors d’état de nuire. Que Katherine Pancol se taise à jamais, et qu’elle emporte avec elle ses répliques comme Agnès Martin-Lugand, Romain Puértolas et autres Laurent Gounelle, fournisseurs industriels de navets trafiqués, piteusement appréciés par cette presse dégueulasse qui voudra se justifier en disant que ces auteurs permettent aux plus jeunes et aux plus démunis culturellement de se familiariser avec la lecture. Soyons deux minutes honnêtes et avouons que pas un adolescent n’aura gagné son temps en lisant de telles platitudes; peut-être même qu’il se sera endommagé les facultés cérébrales. Tout cela n’est bon qu’à séduire une lolita adepte de la no-brain-zone ou à boucler une fin de mois pour un journaliste littéraire tire-au-flanc (pléonasme).
Ce que Sartre veut absolument, c’est que le romancier soit engagé, que sa parole soit d’emblée recouverte des chairs puissantes de l’action, que toute conscience de la parole soit en même temps conscience de ce qu’elle peut susciter. Pour renforcer son point de vue, Sartre rappelle une belle citation de Brice Parain, qui dit que les mots sont des «pistolets chargés». D’une certaine manière, l’écrivain est un individu qui met le monde en joue et ses balles ne sont pas à blanc. Qu’il dégaine en rafales ou qu’il conserve son arme dans son étui de revolver, l’écrivain est lucide quant aux possibilités qui lui sont données par la littérature. Le silence de l’écrivain peut ainsi avoir des répercussions plus efficaces que son écriture proprement dite. Dire ou se taire, c’est au fond continuer de parler dans les deux cas, et le vieux rusé Karmazinov, dans Les Démons de Dostoïevski, le sait pertinemment, lui qui choisit de faire ses adieux publics à la littérature lors d’une fête politiquement connotée. Par comparaison, on peut estimer que la récente retraite littéraire de Philip Roth fut un moyen pour lui de poursuivre son œuvre, comme si les lecteurs, en étant désormais tentés de le relire, se mettaient dans la position de se refaire tirer dessus en connaissant le respectable calibre des armes employées, à ceci près que les zones touchées par les munitions de Roth ont cette fois de bonnes chances d’être différentes, toute relecture impliquant une reformulation des affects et des idées mobilisés en première instance. Par ailleurs, silencieux depuis longtemps, économe de lui-même et fou de littérature, le romancier Thomas Pynchon, au regard des instructions sartriennes, nous apparaît bien plus engagé que n’importe quel quidam venant parader à la télévision ou sur tel réseau social, les deux attitudes étant généralement complémentaires. Les zélateurs de Busnel l’Affairiste et des réseaux en tout genre ne sont pas engagés au sens de Sartre, ils ne sont engagés que pour eux-mêmes, envers eux-mêmes, dans un inquiétant mouvement centripète qui risque à tout moment de les faire exploser en plein vol.
L’engagement authentique de l’écrivain se vérifie dans une œuvre qui est «pure exigence d’exister». Appelé par son œuvre, saisi par le sentiment de mener une mission, l’écrivain engagé, dès les premiers mots, ne peut et ne doit viser que la liberté, seul sujet qui soit pour Jean-Paul Sartre. Entendons d’abord par là que l’écriture ne se fait pas pour des esclaves, elle est au contraire un agent d’émancipation, un dispositif de délivrance qui sécrète un néant pour éconduire tout ce qui nous incite à être au lieu d’exister. La littérature engagée est donc ce par quoi le lecteur anéantit les conditions éventuelles de sa rigidité existentielle, de la même façon qu’elle est ce par quoi l’ordre établi ne peut subsister indéfiniment. Elle est aussi une transmission de la générosité de l’auteur, générosité que le lecteur reprend à son compte et qui lui permet ensuite de ressaisir un monde dévoilé, débarrassé de ses harnais et de ses uniformes, un monde qui devient par conséquent notre affaire personnelle, notre tâche la plus chère. Finalement, c’est le lecteur qui achève l’œuvre; c’est lui qui reçoit le message de l’écrivain et qui le fait exister totalement dans ses actes. Sartre précise d’ailleurs que le romancier se livre sans forcément en avoir l’air, parce que le message est contenu dans un style qui sait passer inaperçu, et surtout parce que la pure littérature est «une subjectivité qui se livre sous les espèces de l’objectif». Le livre est là, il est dans mes mains et j’en perçois la charge objective, toutefois il est «pure présentation» en ce qu’il ne fait pas apparaître le message sur de grands chevaux dociles qu’il suffirait de monter et de faire courir un peu partout. C’est à moi, lecteur, de savoir dignement recevoir le «don» de l’auteur et d’éprouver la liberté qui s’en déduit, de m’en saisir et de la porter à son plus haut degré d’accomplissement, sans me dire que ce sera du tout cuit. Sartre fait de cette reconnaissance de la liberté transmise par la littérature le motif unique de la joie esthétique. Par extension, dès qu’il est engagé, l’art est une «cérémonie du don» : il nous fait voir, séance tenante, un monde dépouillé de ses excédents et de ses lourdeurs. Ce que l’art en général nous donne et ce que la littérature en particulier nous découvre, c’est un monde libre et agissant, par opposition à un monde captif et agi, empêtré dans les fers de l’Histoire officielle. Mais ce n’est bien sûr que la fiction qui nous présente cette configuration de l’univers, aussi est-il tout à fait nécessaire que les lecteurs fassent objectivement advenir les promesses romanesques de cette liberté (4). L’écriture se transforme ici en une main solidement tendue pour le lecteur : elle pactise généreusement avec un lectorat sensible et elle le crédite simultanément d’une prodigieuse capacité d’indépendance.
Ce plaidoyer pour la liberté pourrait sembler ordinaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, date à laquelle Sartre publie ses réflexions sur la littérature, cependant chacun est à même de comprendre que la liberté visée par le philosophe ne concerne pas spécifiquement une liberté politique où le peuple est souverain et existe en fonction de lois qui personnifient la volonté générale; la liberté dont il est ici question implique davantage d’énergie parce qu’elle énonce un pouvoir de choisir et de se choisir, un pouvoir de nier la détermination historico-naturelle et de proclamer une forme d’auto-détermination fictionnelle par le choix des grands livres, par l’acte de préférer une littérature grandiose qui m’indique comment enrichir ma perception du monde et comment enrichir par ce même biais la vie de ceux que je côtoie. En octroyant à la littérature un pouvoir plus fort que celui de la nature et de l’Histoire, Sartre entreprend de penser un monde entièrement neuf, un monde dans lequel nous aimerions véritablement comme des Del Dongo ou des Solal, c’est-à-dire à la folie pure, sans marguerite à effeuiller ou sans ce je-ne-sais-quoi qui dépose l’amour dans un carcan affreux, un monde aussi dans lequel la guerre deviendrait une catastrophe réelle, parce que nul roman qui prend la liberté pour sujet ne pourrait dépeindre une guerre qui ne serait qu’un alibi d’écriture, une sorte d’exercice de style fantaisiste qui se divertirait en testant son champ lexical de l’horreur dans le seul but de créer de l’horreur pour l’horreur. À cet égard, que de mauvais romans feignent d’être utiles alors même qu’ils ont choisi un thème pratique pour s’épancher et avoir quelque chose de superficiel à dire, sans quoi ils eussent manqué d’imagination ! Ainsi voit-on Astrid Manfredi écrire La petite barbare, indigeste mignardise qui croit nous exposer une vision profonde de la barbarie; ainsi Mathias Enard et sa Boussole qui nous prête un orientalisme pour khâgneuses en mal de sensations humanistes, futures institutrices trois ou quatre fois engrossées par un monsieur curieusement bon chic bon genre; ainsi Lydie Salvayre et son Pas pleurer archi-primé qui nous fait le portrait d’un franquisme d’opérette; ainsi Yannick Haenel et ses Renards pâles qui susurrent à l’oreille de tous les révolutionnaires en Kickers.
La littérature actuelle du calibrage et du népotisme des manuscrits recommandés ne peut susciter aucune liberté ni aucune hauteur de sentiment. C’est une littérature qui a perdu la trace du sacré, peut-être même qu’il s’agit d’une littérature qui confère à ce qu’il faudrait nommer une littérature nazie pour reprendre la terminologie de Bolaño. Nous vivons un temps désolant où les livres ne sont que des préméditations et des manigances, et cela a pour terrible conséquence de fomenter des personnages de fiction prévisibles, dépourvus de toute nuance émotionnelle, qui aiment comme on tombe amoureux dans les feuilletons médiocres, ou qui détestent et qui finissent par coucher pour se réconcilier – mais ce qu’il y a d’odieusement nazi à l’intérieur de ce staphylocoque doré, c’est le culte du gros Je, du Je empâté de sa certitude bouffie, le fétichisme du Moi-gras qui se voit en haut de toutes les affiches et qui croit que son existence vaut le détour, que les autres pourraient s’en faire une leçon de vie tant que nous y sommes. Il est par ailleurs de plus en plus facile de prévoir qui raflera tel ou tel prix, qui fera tel ou tel plateau de télévision, qui s’engouffrera dans un petit scandale, lequel fera monter l’excitation aux terrasses pro-Charlie de Saint-Germain-des-Prés. La littérature actuelle est désespérante et son pourrissement nous révèle quelque chose du pervertissement dans lequel la France s’embourbe. Déjà sévère à son époque, on ose à peine se figurer quelles auraient pu être les réactions de Sartre s’il avait pu vivre jusqu’à aujourd’hui. Et puis tout compte fait, il a mieux valu qu’il meure – au moins il n’aura pas vu la nonchalante mais non moins certaine méthodologie qui est en train de préparer le terrain du Goncourt pour Beigbeder. Quand cela sera, ce sera fini pour de bon.

Approfondissements : vers de plus concrètes recommandations

Dans un chapitre de son essai, Sartre se demande «pour qui écrit-on ?» et la réponse du bon sens serait d’affirmer que l’on écrit toujours à destination du «lecteur universel». Mais le problème, évidemment, c’est que le lecteur de ce type est hors du temps, qu’il n’est d’aucune réalité palpable et qu’il est trop dépendant des valeurs universelles gravées dans le marbre. On devrait donc plutôt partir du principe que l’on écrit d’abord et avant tout pour un lecteur en situation et que «chaque livre propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière». En d’autres termes, un écrivain s’engage pour la liberté en fonction d’une situation qu’il juge menacée, embrassant du même coup un échantillon de lecteurs relativement bien identifiés. C’est ainsi que le roman va trouver son efficace, qu’il va s’agréger activement à une série de conditions précises qui subissent selon toute vraisemblance un déficit d’humanité. Cela voudrait dire que le roman arrive de préférence à temps, qu’il est le fruit d’une rédaction urgemment et intensément menée, parce que chaque mot qui noircit le papier est une résistance contre une matrice oppressante qu’il faut le plus vite possible contrarier. Et en toute logique, cela voudrait dire encore que le roman, une fois la situation critique passée, s’affaiblirait. D’autres combats remplacent les luttes archivées, d’autres romans ont à s’engager, et il n’est pas utile de s’appesantir sur les vieilles gloires du livre mercenaire quand l’actualité nous incite à produire une nouvelle démarche de contestation. Pour illustrer son point de vue, Sartre commente le destin du roman de Vercors, Le silence de la mer, qui fut un livre nécessaire pour les lecteurs de 1941 dans la mesure où le livre cherchait à évaluer les effets lamentables de l’entrevue de Montoire, mais dont le contenu s’est peu à peu étiolé une fois que le temps fort de son sujet a été renversé par d’autres problématiques plus décisives. En tous les cas, chose intéressante, Sartre ne préconise aucune prise de recul sur les événements. Quand la situation s’impose comme étant un moment infâme pour l’univers, le romancier doit prendre ses armes propres et se sacrifier à son roman. L’écriture romanesque ne saurait de toute façon être la compilation universitaire des sources et des réflexions préparatoires; elle est tout à la fois création et cogitation, fureur de dire et excitation de penser dans l’immédiat. Pour le reste, il y a une littérature de professeurs et de pédants, à savoir une littérature qui se méprend sur son mandat (5).
Par son engagement, l’écrivain compromet son lecteur dans une fiction qui l’encourage à penser et à agir librement. Cela ne signifie pas que l’auteur se transforme en directeur de conscience auquel il suffirait de platement obéir. Le roman, en tant qu’il est engagé, ne fait que révéler que le monde ne se réduit pas aux délimitations conventionnelles qui servent de régulation pour le parc humain. Une fois que cette proposition est homologuée par la littérature, tout reste à faire, toute la conquête du monde m’incombe. Dans le langage de Kant, nous dirions que le romancier a pour rôle de nous faire sortir de la minorité (l’hétéronomie) en nous engageant à faire un pas en direction de notre majorité (l’autonomie). Il n’empêche que l’accomplissement de ce pas est mis en péril parce que la minorité, souligne Kant, s’est presque intégrée à notre nature (6). Tant et si bien que la situation du lecteur correspond assez souvent à une position minoritaire qui n’est plus en capacité de distinguer les messages de la littérature, pas davantage qu’elle n’est encline à s’affranchir des tutelles agréables d’une tyrannie douce. Après tout, le journalisme littéraire, aussi déplorable soit-il, constitue une caisse de résonance satisfaisante pour bon nombre de personnes qui n’ont pas la volonté de discriminer parmi la profusion de livres nouveaux qui déferlent à chaque mois de septembre et de janvier. Si je vois que tel roman caracole dans tous les gros titres, je ne me pose plus la question – c’est que le roman est inévitablement bon. Cette réalité d’un journalisme littéraire qui s’érige en état-major des consciences molles pousse la littérature active dans un angle mort, au profit d’une littérature passive qui protège en sourdine les intérêts de ceux qui en ont. Or comme il n’est plus permis de douter que le journalisme et les éditeurs de mauvais romans partagent des affinités électives, il suit de là que la créativité et l’audace sont étouffées par la productivité et la couardise. Telle qu’elle s’organise et se reproduit, la littérature contemporaine française désapprend à être libre, et celle qui va à l’encontre de ces mécanismes d’asservissement traverse d’incomparables difficultés, comme ce fut récemment le cas pour l’éditeur Christophe Lucquin, dont il faut saluer l’opiniâtreté éditoriale en dépit du «milieu» hostile dans lequel il doit évoluer. En définitive, le lecteur est de moins en moins compromis par le roman que par les compromissions extra-littéraires qui préparent tel ou tel livre au parcours fléché de l’économie de marché. Les livres promis au succès ne sont pas ceux qui regardent les situations présentes et qui s’y engagent corps et âme; ce sont plutôt des livres qui s’exemptent du Présent parce qu’ils s’inscrivent d’ores et déjà dans un Futur qui leur est selon toute apparence économiquement favorable. Ces romanciers n’écrivent pas pour le lecteur en situation périlleuse, ils écrivent pour le lecteur prévisible dont la situation psycho-sociale lui fera sûrement acheter son ouvrage calibré.
Ceci étant, pour mieux appréhender la question du public, Sartre s’attarde sur le statut du romancier noir américain Richard Wright. Il évoque pour Wright un «public déchiré», en l’occurrence un public qui se divise entre d’un côté des Noirs qui vont comprendre cette littérature avec leur cœur, presque intuitivement, et de l’autre des Blancs qui représentent un contingent démocrate progressiste de bonne volonté, disposés à se laisser pénétrer par une situation sociale qui ne leur est pas spontanément familière mais vis-à-vis de laquelle ils ressentent une part indéniable de responsabilité. D’une certaine façon, le public de fait d’un écrivain est donc systématiquement tiraillé entre des lecteurs instantanément concernés et des lecteurs collatéraux qui peuvent faire preuve d’ouverture d’esprit et renforcer des engagements initiaux qui ne sont pas directement les leurs. Par ailleurs, les Noirs qui ne lisent pas encore Richard Wright pourraient être amenés à le faire, et les Blancs suprématistes ne le feront jamais. Il existe ainsi dans le lectorat des franges flexibles et inflexibles, et le romancier, instinctivement ou raisonnablement, ne les ignore pas. C’est se leurrer que de croire à l’universalité d’un livre, comme c’est se tromper de croire qu’un livre très bien accueilli par un large éventail de lecteurs est un livre plus universel qu’un autre qui relèverait d’une réception confidentielle. Il y aura toujours plus de littérature dans une ligne de Paul Gadenne que dans trente simagrées de Paulo Coelho; plus de poésie dans un vers de Musset que dans mille recueils de Jaccottet; plus de philosophie dans une raillerie de Nietzsche que dans douze œuvres complètes d’Onfray.
Dans l’idéal sartrien, le romancier a le devoir de montrer à la société sa conscience malheureuse, c’est-à-dire toute la poussière qu’elle a dissimulée sous le tapis de sa bonne conscience. Iconoclaste et nuisible aux intérêts persistants, l’écrivain est celui qui renverse les ordres et qui chahute les académies. Mais Sartre est lucide; il sait que l’écrivain a été régulièrement digéré par la classe dominante et qu’il s’est changé en ventriloque des idéologies certifiées. C’est le danger d’une écriture qui est devenue pensionnaire des institutions, élevée au rang de la production classique la plus ordinaire (7). Il s’agit d’écrire pour un public qui sait lui-même écrire et qui s’apprête à recevoir d’un roman les certitudes qu’il possède déjà et qu’il souhaite voir fortifiées. C’est l’inverse d’une communication avec l’Autre, avec le Dehors, où l’on suppose un lectorat inexactement fixé qui veut se laisser instruire par le changement et l’étonnement. L’écrivain classique, que l’on va d’ailleurs jusqu’à étudier en classe par le biais d’une redondance programmatique, ne suscite aucune espèce d’indécision ou de carambolage psychique. Dans son aspect le plus nécrosé, l’homme de lettres classique est un gardien du temple, un gendarme des nécropoles littéraires qui sont de connivence avec les hospices du pouvoir. Le même défaut guette la critique littéraire lorsqu’elle ne fait que ruminer les références attendues. Reste que le XVIIe siècle classique désapprouvé par Sartre, avec son style au cordeau et ses gongorismes étalonnés, avec son esthétique élitiste qui se contente de vérifier la bonne santé de sa nature d’élite et qui fait plaisir au «gros bon sens» des messieurs Jourdain qui pètent de certitudes, reste donc que ce XVIIe siècle vaut quand même mieux que notre époque où les «classiques» des journalistes littéraires n’ont plus du tout d’idéaux ou de mots d’ordre un tant soit peu consistants. Nous en sommes arrivés à la possibilité du classique futile et vide, du livre de consommation directe, marchandise aliénante qui s’adresse au lecteur aliéné et dont ne veut surtout pas la délivrance. L’ère du «public unifié» ou uniformisé entraîne un embourgeoisement délétère. Il n’y a plus d’œuvre littéraire «gratuite et désintéressée», il n’y a qu’un «service payé». Il n’y a plus d’engagement et de verve libératrice, il n’y a que des secrétaires de rédaction qui lorgnent les fins de mois prometteuses – qui peut être le passage du livre grand format au livre en format de poche. Il n’y a plus que des petits-bourgeois qui écrivent pour de pauvres gens qui achètent des livres comme on achète un hamburger à la borne d’un fast-food (8).
En écho perturbateur au XVIIe siècle, Sartre mentionne l’écrivain du siècle suivant, l’auteur des Lumières qui se vit comme l’aiguillon qui peut résister aux flux historiques en interposant sur la scène existentielle une «raison antihistorique». Quoique cet écrivain demeure proche des «aspirations de la classe montante», il n’en prend pas moins des risques et les actes qu’il revendique sont libérateurs. Le littéraire des Lumières a moins la volonté d’écrire un style que d’imaginer un acte. Non seulement il désire libérer l’homme de ses passions contre-productives, mais il désire aussi l’affranchissement politique, et pour ce faire il incite objectivement son lecteur à se révolter. Se dégage alors de cette posture engagée un «sens passionné du présent», une détermination implacable à combattre l’injustice qui est devant nous, présente ici et maintenant, plutôt que de vouloir en découdre avec une injustice spéculée ou approximativement entrevue. Au fond, quelle que soit son époque, l’écrivain qui s’engage est le vecteur d’un interventionnisme forcené qui ne souffre aucune ambiguïté. Écrire, c’est intervenir maintenant, c’est agir pour la salubrité de son présent, c’est exiger un supplément de liberté, c’est accuser et bousculer tous ceux qui vont à l’encontre des facultés d’indépendance de l’univers. Que l’œuvre littéraire de Zola ne soit pas toujours à la hauteur des enjeux de son temps importe peu – Zola fait son métier d’écrivain à la perfection lorsqu’il publie son «J’accuse… !» retentissant et qu’il somme le pouvoir de s’expliquer. À la toute fin de son siècle, il donne le «la» d’une littérature qui s’extrait de ses canapés, écrivant la feuille de route de l’intellectuel engagé dans la Cité et dont les résonances hugoliennes n’échappent à personne.
Quoi qu’il en soit, le siècle de Zola n’aura pas été pour Sartre un prolongement idéal du siècle des Lumières. La bourgeoisie est tenace et l’après-Révolution nous met au contact d’un public de lecteurs homogénéisé qui sous-tend une littérature bien apprêtée. L’engourdissement du public a quelquefois pu impulser chez tel ou tel romancier l’envie saugrenue d’écrire contre tous les lecteurs, par provocation ou par tentation de se construire une statue de solitude dépareillée qui fera jaser. En outre, le XIXe accentue l’instruction publique, et le fait que le droit de lire et d’écrire se généralise pose une question à l’auteur : est-ce qu’il veut écrire pour la masse ou est-ce qu’il veut seulement interpeller l’élite ? Certains, comme Hugo et Sand, se créent un lectorat populaire, mais quelles que puissent être leurs intentions louables, ils n’expriment selon Sartre que le sous-produit manufacturé d’un socialisme bourgeois, fortement ancré dans leurs origines respectives. Par conséquent, alors même que l’on pourrait débrouiller de nombreuses écoles de littérature aspirant à s’aventurer dans le monde, alors même qu’un foisonnement littéraire semble irréfutable à cette époque, il apparaît plutôt que le vrai sujet des livres, que le réel objet de la littérature dix-neuviémiste concerne exclusivement la littérature et non pas les hommes. On en est à ce point où la littérature se contemple et réfléchit à ses méthodes, à son style, à sa forme, et où les sujets qu’elle sélectionne ne sont tout compte fait que des variations sur un même thème : trouver une identité à la littérature française. À partir de là, on peut tirer une vision schématique de la façon dont les auteurs conçoivent leur rapport à la temporalité, loin de toute considération d’une Histoire commune qu’il faudrait penser et libérer de ses gaines : 1/ le passé repose sur la mythologie des «grands morts» (c’est un livre ouvert sur les phares littéraires qui continuent de nous illuminer et desquels on se sent proche); 2/ le présent est la constitution d’un public de spécialistes qui pourra goûter les produits d’une littérature qui se cherche; 3/ le futur est adossé au mythe de la gloire retardée, parce qu’il faudra nécessairement qu’une apothéose littéraire survienne après tous ces travaux d’acharnement.
Conformément à cette schématisation, Sartre va jusqu’à dire que Flaubert a écrit pour se dépêtrer des hommes et des choses. L’écriture du réalisme, même si Flaubert se défendrait d’une telle appellation, s’appuie sur une «chasse morne», ne laissant de la réalité que des morceaux exsangues soumis aux plus vilaines curées. Quant à son pendant naturaliste, que Zola soutiendra fermement dans son Roman expérimental, Sartre n’y voit qu’un déterminisme réducteur, une manière de défigurer le vivant afin de l’objectiver et d’en témoigner comme on lirait le mode d’emploi d’une machine. Totalement contenue dans un engrenage, la vie prend un aspect industriel qui n’a plus rien à voir avec la liberté, et l’erreur que l’on commet revient à systématiser la «nature humaine» en passant complètement à côté des conditions, des situations. Cette carence de vie se reportera d’ailleurs plus tard dans les procédés de l’écriture automatique vantée par les surréalistes. Sartre n’y verra que la marque honteuse de l’irresponsabilité de l’écrivain, en plein caprice de dessaisissement du monde. Et comme un symptôme désespérant de ce surréalisme qui vient, Sartre cite Les caves du Vatican et le fameux acte gratuit de Lafcadio, symbole ultime de la déresponsabilisation bourgeoise qui fait de la liberté le jouet d’un enfant gâté (9). Le meurtre gratuit de Lafcadio ne serait que la traduction littéraire des sommets de bêtise sociale atteints par la bourgeoisie. Il y a dans cette invention comme une espèce de droit imprescriptible de scandaliser le monde tout en esquivant les conséquences de nos hardiesses. Du reste, n’est-ce pas exactement ce qui a lieu lorsque nos Richard Millet, Renaud Camus et Gabriel Matzneff y vont de leurs petites saillies fascisantes et/ou pédérastiques, révulsant un instant le public et retournant ensuite à leurs marottes ? On ne peut s’empêcher de repérer dans ces scandales intermittents le comble de la bourgeoisie : on aime à être choqués mais on en redemande. On s’accorde pour dire que le fascisme et la pédérastie sont des choses ignobles, mais on en reprend volontiers une louche parce que cela meuble les conversations ennuyées de l’existence bourgeoise, qui n’est qu’une suite ininterrompue de réactions scandalisées et de barbotages désinvoltes. C’est que le bourgeois aime toucher du doigt la fange de l’humanité tant que celle-ci ne rentre pas explicitement dans sa chambre. Mais la tête d’un bourgeois est bien plus sale que les extérieurs des hommes prétendument immondes sur lesquels ils adorent disserter. Ce n’est pas tant Millet, Camus ou Matzneff qui posent problème, ce sont plutôt ceux qui les lisent, qui les invitent, qui les étudient, sans jamais interroger les fondations crapuleuses de leurs œuvres.
Les obstinations de la bourgeoisie, en perdurant, ont assez abondamment contaminé notre littérature. Nous avons des livres d’une mièvrerie indicible et d’une incommensurable débilité, des romans inlassablement avares de toute intensité, écrits par des Justine Lévy, des Solange Bied-Charreton ou des Arnaud Le Guern. Dans cette perspective, sans doute que le propos le plus stimulant de Sartre est celui-ci : pour la bourgeoisie, il n’y a pas de Mal, il n’y a que de la pluralité. Cette orgueilleuse reductio ad pluralitas débite le monde en suivant les préceptes d’une simplicité exagérément niaise. La réduction du «divers» à «l’identique» a engendré les métastases du vivre-ensemble, dont nous disions par ailleurs qu’il était désormais le point Godwin du crétinisme socialiste contemporain (10). Dans la littérature bourgeoise, on a une vision atomisée de la société, et l’écriture se convertit en une série de «recettes infaillibles pour séduire et pour dominer». Ce que veulent les bourgeois et les écrivains qui se réclament consciemment ou inconsciemment d’une existence bourgeoise, ce sont des cœurs rigoureusement compris, quadrillés, normés, assujettis à des lois psychologiques rigides, qui ne supposent aucune exception aux règles décrétées et légiférées. On aboutit ainsi à une littérature de l’expertise, aux romans écrits ex cathedra par des professeurs de bourgeoisie qui se contentent de vérifier et d’accréditer les situations lisses du monde voulu, de l’univers volontairement immobilisé. C’est une littérature qui accroît les déterminismes et pour laquelle la liberté est un danger absolu, tout comme Stalker est un serpent auquel la critique officielle couperait bien la tête. Cette littérature, en fin de compte, est une immense entreprise de dissolution de la différence et de l’étrangeté, alors même qu’elle prétend toujours en faire l’éloge. Elle n’explore rien, elle n’est qu’une restitution convenue de l’aménagement du territoire mental des représentations bourgeoises. Elle ne sait pas voir le Mal, le sang, la mort, tout comme elle ne sait pas se laisser déborder par le sacré et par quelque chose qui la transcenderait franchement. Cette incompétence de classe est peut-être finalement ce qui fait que les lecteurs français se tournent de plus en plus vers les auteurs étrangers. Prenons garde toutefois à ce que ces auteurs des autres mondes ne soient pas assimilés par notre critique littéraire, car elle pourrait par exemple faire de Bolaño un auteur confortable, un auteur adéquatement adaptable aux idées flasques de nos systèmes bourgeois.

Notes de la seconde partie
(1) Cf. Arnaud Viviant, La vie critique (Éditions Belfond, 2013).
(2) Rappelons que nous ne nous concentrons que sur cet ouvrage de Sartre : Qu’est-ce que la littérature ? (Éditions Gallimard, coll. Folio Essais, 2004).
(3) Disons qu’il existe de très bons livres, qu’il s’en publie même plus qu’on ne pourrait le croire, mais ils ne sont pas ou très peu relayés. Encore une fois, le travail critique sur un roman excellent est trop demander à nos journalistes, habitués qu’ils sont à confondre David Foenkinos avec William Faulkner.
(4) Précisons du reste que le romancier est aussi un lecteur et qu’il se comprend lui-même comme un agent responsable du monde, en fraternité avec tous les écrivains engagés dans la cause commune de la liberté.
(5) Le roman historique qui traite d’un événement lointain n’a pas pour autant à être mis au rebut. C’est un roman qui devra cependant se penser comme la reprise tardive d’un événement ou d’une séquence particulière de l’Histoire, et qui devra redoubler d’efforts narratifs pour revisiter adroitement son sujet. Le bon roman historique est toujours d’une certaine manière un drame fictif qui déborde l’Histoire et qui sait poser des questions inédites sur la liberté humaine. Alexandre Dumas est le parfait exemple de l’auteur qui a réussi à sublimer la lettre du roman historique.
(6) Cf. Kant, Réponse à la question «Qu’est-ce que les Lumières ?».
(7) Sur ce que c’est qu’être classique, nous avons tout intérêt à longuement citer Sartre : «Il y a classicisme en effet lorsqu’une société a pris une forme relativement stable et qu’elle s’est pénétrée du mythe de sa pérennité, c’est-à-dire lorsqu’elle confond le présent avec l’éternel et l’historicité avec le traditionalisme, lorsque la hiérarchie des classes est telle que le public virtuel ne déborde jamais le public réel et que chaque lecteur est, pour l’écrivain, un critique qualifié et un censeur, lorsque la puissance de l’idéologie religieuse et politique est si forte et les interdits si rigoureux, qu’il ne s’agit en aucun cas de découvrir des terres nouvelles à la pensée, mais seulement de mettre en forme les lieux communs adoptés par l’élite, de façon que la lecture […] soit une cérémonie de reconnaissance analogue au salut, c’est-à-dire l’affirmation cérémonieuse qu’auteur et lecteur sont du même monde et ont sur toutes les choses les mêmes opinions.»
(8) Ce public de la littérature bourgeoise est éloquent : «[Il] ne redoute rien tant que le talent, folie menaçante et heureuse, qui découvre le fond inquiétant des choses par des mots imprévisibles et, par des appels répétés à la liberté, remue le fond plus inquiétant encore des hommes. La facilité se vend mieux : c’est le talent enchaîné, tourné contre lui-même, l’art de rassurer par des discours harmonieux et prévus, de montrer, sur le ton de la bonne compagnie, que le monde et l’homme sont médiocres, transparents, sans surprises, sans menaces et sans intérêt».
(9) Sartre n’hésite pas à décrire la littérature comme un genre de fête immense qui se résume à gaspiller tous ses biens au gré d’une immoralité formidable (il reprend ici la conception de la fête établie par Caillois). Cette attitude d’enfants mal élevés s’oppose au lectorat préoccupé par le démon mystique de l’épargne.
(10) Nous l’exprimions dans une étude sur le philosophe Amo.

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