Ceux de Falesa de Robert Louis Stevenson (30/05/2017)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Robert Louis Stevenson dans la Zone.
Remercions et critiquons, dans un double mouvement qui est ou devrait toujours être celui de toute bonne lecture. Remercions tout d'abord La petite vermillon de nous proposer cette nouvelle peu connue du grand Stevenson, mais critiquons-la de nous proposer une couverture affreuse, qui est désormais la marque de fabrique visuelle de cette collection, et critiquons-la encore, surtout, de nous donner une belle et intéressante préface de Michel le Bris qui date de la fin des années 80 et qui n'a hélas absolument pas été relue ni même mise à jour, ne serait-ce que dans son apparat critique en partie obsolète. C'est à croire qu'un éditeur comme La Table ronde, d'ici peu si ce n'est déjà le cas, n'aura plus les moyens voire la simple envie de verser quelques centaines d'euros à un relecteur-correcteur, pour proposer, à tout le moins, un volume point trop dépareillé (1). Nous pourrions aussi suggérer à Alice Déon, au risque de passer pour très fortement irrévérencieux, de passer moins de temps sur les réseaux sociaux et de jeter de temps à autre un œil voire deux sur tel ou tel des ouvrages qu'elle publie. Il est vrai qu'il doit être infiniment plus intéressant, pour un éditeur, de jouer les mondanités, fussent-elles virtuelles, que de veiller à proposer des textes à peu près expurgés de leurs coquilles. Il est vrai, aussi, que l'essentiel du temps d'un éditeur n'est jamais consacré à faire bonne figure, le sourire attaché aux lèvres comme un perpétuel arc-en-ciel enjambant une plaine rieuse, dans de huppés raouts et à se plier à de rébarbatives mondanités, mais à travailler, travailler, travailler encore, lire et relire, lire et relire encore, puis recommencer ce double mouvement de découverte de nouveaux textes et de redécouverte de textes oubliés. On me trouvera naïf sans doute, ou bien optimiste.
La forme de ce volume étant ce qu'elle est, c'est-à-dire non seulement laide mais fautive, attardons-nous sur le fond, que Michel le Bris commente du reste excellemment, sans qu'il nous faille ajouter quoi que ce soit à ces longs développements. Peut-être s'attarde-t-il tout de même un peu trop sur les aléas de la composition et de l'édition de cette nouvelle, particulièrement noire et qui, bien davantage qu'au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad selon le préfacier, peut nous faire songer au splendide Creux de la vague. Michel le Bris a raison de rappeler que Stevenson avait, l'un des premiers si ce n'est le premier (cf. p. 37), tout compris ou presque des mutations que connaissait à son époque l'édition, «adoptant les techniques de l'industrie» (p. 10), et il a tout à fait raison encore (mais faut-il voir entre ces deux propositions quelque lien secret ?) de pointer que l'auteur du Maître de Ballantrae était comme nul autre conscient de ses propres dons, et l'organisateur supérieurement réfléchi, à tous les sens de ce terme, d'une mise en abyme à laquelle ne cessera de revenir Borges : «Stevenson n'était pas seulement un grand styliste : il était aussi exceptionnellement conscient de son art. C'est cette même capacité d'auto-analyse qui, dès ses premières œuvres, le distingua des autres écrivains de sa génération, cette virtuosité si surprenante qu'elle fut parfois jugée «gratuite», ce goût de toujours expérimenter de nouvelles stratégies narratives, ce réel génie de sans cesse théoriser sa propre expérience» (p. 28), autant de qualités indéniables que ne manquera pas de mettre à profit un Arthur Machen. C'est peu dire que Stevenson aime les jeux de miroir, puisqu'il fait même écrire à son personnage principal, John Wiltshire, une lettre de protestation adressée au directeur du National Observer où il évoque l'existence d'un noble citoyen britannique qui n'est autre que... Stevenson (cf. pp. 203-12) !
C'est ainsi que Stevenson, s'il «inventa littéralement la forme de fiction exactement adaptée aux besoins nouveaux de l'édition», nous «fascine encore aujourd'hui par son style diamantin, son ébouriffante virtuosité technique» (p. 47) résidant dans un emboîtement de récits ainsi présentés par le préfacier : «Case raconte des histoires à Wiltshire, Uma raconte des histoires à Wiltshire, Case raconte parallèlement des histoires aux indigènes, et Wiltshire raconte au lecteur l'histoire qui les contient toutes», la question centrale de cette nouvelle ne pouvant donc qu'être, selon Michel le Bris, la question suivante : «Qu'est-ce donc que raconter une histoire ?» (p. 58), interrogation à laquelle ce texte apporte sa propre réponse, aussi figurative, juste, consciente de ses propres ressources et lacunes, qu'elle est en un même sens supérieur aporétique, et vaine, et condamnée à l'échec. S'il y a bien quelque chose que nous montre un grand texte, qu'il figure comme un vortex menaçant toujours de le disloquer, c'est bien son infinie capacité à ne jamais se taire, et à toujours se poursuivre, de nouvelles mille et une nuits complétant celles qui, du reste, jamais n'ont pu se résoudre à écrire le mot «fin» sur une dernière page inexistante.
Comme toujours avec les plus grands écrivains, tout est affaire de langage dans ce texte, puisque dire «la vérité des mers du Sud", cela revient donc pour Stevenson, «à restituer la vérité de ses langages, le brassage des idiomes, des cultures, l'abracadabrant télescopage des argots américain, anglais, du jargon technique des marins, du pidgin des Samoa, du Bêche de Mer, des parlers indigènes, en trouvant des équivalents à leur rudesse, à leur brutalité. Parce que le langage contient tout", conclut Michel le Bris, «la vérité des êtres, le monde, et son histoire» (pp. 50-1) (2) et, bien sûr, sa propre vérité qui est de ne jamais pouvoir se taire, comme l'indiqua si puissamment William Faulkner.
Pour ne rien cacher à mes lecteurs, je dois dire que la préface de Michel le Bris m'a plus impressionné que le texte de Stevenson, pourtant qualifié de chef-d’œuvre, «d'une brutalité, d'une complexité bien supérieure aux meilleures nouvelles de Maugham ou de Greene» (p. 53). Certes, cette nouvelle est brutale, sombre et ironiquement grinçante à souhait, crue même, et elle présente un portrait assez peu reluisant de l'aventurier (le beachcomber) occidental des mers du Sud, cupide, manipulateur, truqueur (voir l'épisode final des balances, qui concerne pourtant le héros principal, Wiltshire, censé être moins malhonnête que l'ignoble Case), n'hésitant pas à jouer de l'incrédulité des autochtones jusqu'à profiter de leurs croyances animistes mais aussi des faveurs arrangées de leurs jeunes femmes, meurtrier le cas échéant, bref : une espèce de Mr Hyde qui n'aurait plus besoin de la caution du Dr Jekyll.
Notes
(1) Robert Louis Stevenson, Ceux de Falesa (The Beach of Falesa, traduit de l'anglais par Éric Deschodt, édition établie et présentée, mais aussi en partie traduite par Michel le Bris, Éditions de La Table Ronde, 1990, puis 2016). Ainsi, à la page 30, nous trouvons un «y» inutile à la première ligne ou, à la page 41 : «je ne sais trop qui ajouter» au lieu bien sûr de quoi. Outre l'apparat critique de la préface n'ayant donc pas été mis à jour depuis 1990, signalons quelques fautes dans le corps de la traduction comme les «événements dont je vai (sic) vous parler» (p. 145), un trait d'union manquant (p. 159 : «celle là»), un comique «Après quoi il recueillit ma déposition, celui d'Uma et celui de Maea», etc. Nul doute que ces quelques fautes, d'autres encore, ne seront pas corrigées dans la prochaine réimpression (car il ne faut pas rêver d'une réédition) de ce titre. Signalons encore une hésitation entre harpe éolienne (cf. p. 160) et, quelques pages plus loin, harpe tyrolienne.
(2) En fait, le terme «beach» renvoie selon notre préfacier au «Beach of Mar», à savoir le Bêche de Mer, autrement dit la langue créole parlée au Vanuatu.
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