Immédiatement de Dominique de Roux (07/09/2017)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Mâles lectures.
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C’est une chance, en fin de compte, que les héritiers directs, du moins ceux qui se veulent tels, de Dominique de Roux ne soient pas à la hauteur de leur maître. Si cela n'avait pas été le cas, nous serions encombrés de littérateurs qui auraient transformé en tics la manière profonde de l'auteur du Cinquième Empire, habillant d'un pseudo-hermétisme digne de René Char la platitude de leur pensée et de leur écriture. Ni Sarah Vajda ni Laurent Schang ne possèdent ainsi le coup de griffe impeccable de l’animal étrange qu’était l’auteur d’Immédiatement, extraordinairement pudique par la concision même de certaines de ses sentences et puis soudainement brutal, ou l’inverse, comme le sont tous les hommes qui rêvent d’une action éclatante plus qu’ils n’agissent réellement et qui se demandent «une fois encore», comme il le fait dans Le gravier des vies perdues, «aujourd’hui peut-on être grand ?» (1). C'est cette incertitude douloureuse qui fait danser, semble-t-il, Dominique de Roux d'un pied sur l'autre, sans jamais que l'écrivain ne trouve un quelconque équilibre, ni même, à vrai dire, qu'il le cherche : tout est passage de la platitude à la fulgurance, de l'ennui à l'exaltation, de la rêverie à l'action, à moins qu'il ne s'agisse, nous le verrons, d'action seulement rêvée. En tout cas, la première, Sarah Vajda, est depuis quelques années embarquée dans sa nacelle stratosphérique, la boussole indiquant toujours le pôle puissamment attirant de la plus comique prétention, duquel rien jamais ne l'éloignera, inversion des pôles magnétiques ou bien tempête solaire colossale qui déréglerait pour des millénaires l'équilibre miraculeux de notre planète. C’est depuis son aérostat volant au-dessus du plus élevé des cirrus d'altitude qu’elle ne cesse de parler et de bavarder de sa voix pressée de tout dire, y compris ce qu'elle pense pour vous, parler et bavarder mieux qu’elle n’écrit d’ailleurs (à moins qu'elle n'écrive comme elle parle, ce qui résoudrait notre équation), même si le débit de son bavardage est remarquablement plus élevé que celui de sa production littéraire, chance ou malheur. Le deuxième, Laurent Schang, semble n’avoir retenu de Dominique de Roux qu’une fascination un peu juvénile pour les (petits ?) soldats, de préférence brûlés par les causes perdues et, plus qu’écrivain ou même essayiste, est éditeur. Le personnage, d'un strict point de vue humain ou, réduisons ce bien grand mot, social, est parfaitement déroutant, et il faudrait peut-être qu'il songe à demander à Sarah Vajda de lui prêter sa boussole, afin qu'il ne nous donne pas l'impression d'être un mercenaire qui ne sait plus vraiment à quel chef obéir, sous quelle bannière se ranger, à quel saint se vouer. J’en vois un troisième à vrai dire, Rémi Soulié, assurément le plus constant et déroutant des trois, le plus humble aussi, en tous les cas le seul qui présente à nos yeux l’alliage le plus solide entre fine culture littéraire, tournure métaphysique de l'esprit tout en bonds et intuitions et propension à une errance point pesante ni même désespérée par des sentiers tracés à la diable plutôt qu’au cordeau universitaire, mais dans lesquels ce marcheur jamais ne s’égare ou bien, s’il s’égare, nous donne toujours quelque chose à découvrir et se félicite secrètement d'avoir dévié de son itinéraire.
C’est ainsi que Dominique de Roux trône dans un ciel où il est à peu près seul, bien qu’il me fasse souvent penser, la chaleur enveloppante du Verbe méditerranéen en moins, à René-Nicolas Ehni, ciel platement gris que quelques éclairs que nous hésitons à dire de chaleur (l’aventure, la femme, l’écriture, surtout polémique, quelques grandes figures d’écrivains comme Gombrowicz ou Pound, l’attente d’un renouveau apocalyptique, la politique bien sûr, l’action je l’ai dit), bien davantage que de véritables orages semblent déchirer, lesquels nous paraissent du reste de moins en moins violents à mesure que nous le relisons. Comme Stevenson, Dominique de Roux est un écrivain que l'on lit lorsque l'on est adolescent (cela fut mon cas, et j'en fus enthousiasmé !) mais, à la différence de Stevenson dont les romans sont encore inépuisables quand nous les relisons en approchant doucement de la cinquantaine (c'est encore mon cas !), les livres tortueux et baroques de Dominique de Roux nous paraissent souvent tourner à vide, être éventés comme un parfum que l'on a cru évanescent et subtil et qui n'était qu'un peu trop capiteux. Se voulant insaisissable, Dominique de Roux finit par dérouter, puis lasser : trop d'images coruscantes, trop de métaphores obscures, trop d'aperçus confinant à l'hermétisme, trop de baroquisme qui ne seraient point liés par le ciment puissant d'une destinée littéraire hors du commun. Il y a bien sûr, je ne le néglige pas, le fait que Dominique de Roux nous est encore trop proche, mais que cette proximité (il est mort en 1977) semble se cacher, se voiler comme Isis derrière le sceau d'un apocalyptisme qui le projette dans le futur ou plutôt, dans un temps indéterminé, vague.
L’unique tort de Dominique de Roux est en fin de compte d’être né sous de trop placides latitudes, décidément peu accoutumées au déchaînement prodigieux des ouragans, fussent ceux qui agitent, parfois, les verres d’eau plate que l’on sert (encore) dans les bars de Saint-Germain-des-Prés. Lui-même a tenté de se convaincre que la vie qu'il se façonnait sans vraiment la diriger était taillée à la mesure d'une délivrance qui eût, dans une même explosion de vigueur, de joie et aussi de vie reconquise, rédimée, détendu les liens enserrant la littérature française putréfiée de son époque percluse, alors même que, le plus souvent, il ne faisait que s'enfermer dans un hermétisme pas même démoniaque selon Kierkegaard, mais assez banalement esthétique. Dominique de Roux est donc ce qu'il est convenu d'appeler un petit maître, mais je me hâte de préciser qu'il n'y a dans cette qualification aucune trace de mépris de ma part, puisqu'il faut toujours saluer celles et ceux qui savent, en premier, apprécier leur propre rôle, et jamais ne se prennent pour ce qu'ils ne sont pas. Dominique de Roux fut aussi, bien sûr, un extraordinaire passeur, et c'est peut-être l'une des raisons de sa relative occultation que d'avoir mis son incroyable flair éditorial au service d'un Céline, d'un Pound ou d'un Gombrowicz, car celui-ci a eu vite fait de comprendre qu'il devait à tout le moins mettre sa forme de génie que nous dirons associatif (et le génie, au fond, est capacité d'association) au service de ceux qui le dépassaient, certainement moins intelligents qu'il ne l'a été, moins vifs, mais terriblement plus monolithiques, inébranlables comme Faulkner ou d'autres grands romanciers, ne poursuivant pas en tout cas plusieurs animaux légendaires, ne s'aventurant guère sur de trop nombreuses pistes, sans jamais vouloir renier une seule d'entre elles, mais tout entiers consacrés, avec la rigidité alarmante de l'homme qui poursuit sa vie durant une chimère mais s'y tient, à la poursuite de l'idée fixe, l'unique grand roman qu'il importera de rapporter de ses forages en eaux profondes. Quel est le grand roman de Dominique de Roux ? Le Cinquième Empire peut-être, oui, mais nous sommes encore fort loin de la monstruosité géniale d'Absalon, Absalon ! ou de Nostromo...
Immédiatement, où la forme condensée, parfois même elliptique ou très franchement énigmatique qu’il aime tant nous est donnée à sa plus haute concentration, est sans doute l’un de ses meilleurs ouvrages, celui où il réalise ce qui aura été, en fin de compte, son unique et taraudant programme, partir bien sûr, le plus vite possible, comme il l’écrit dans L’Harmonika-Zug : «Il faut se hâter, quitter l’Europe des instituteurs et des clercs, des guides et des technocrates de l’ennui, des tyrans patenôtres et des évêques, un tripot sous la soutane. Prenons la mer, le large, en goélette. Allons nous dévêtir davantage et disparaître dans la gueule écarlate d’un lézard du désert» (2). C’est là, ce désir constant, parfois électrique ou même désespéré, de partir, c'est là nous semble-t-il, bien davantage que la femme qu’il faut de toute manière, d’une façon ou d’une autre, quitter elle aussi (voire ne pas craindre de torturer : «En amour, il faut entrer dans une femme comme le rat dans un supplicié chinois», p. 61), l’unique et constante préoccupation de l’auteur, que nous pourrions élever au rang d’une véritable fascination, puisque, écrit Dominique de Roux dans L’ouverture de la chasse à propos de celui qu’il a tant servi et tenté de faire connaître au plus grand nombre, Ezra Pound : «Il n'y a pas de littérature sans la fascination de la chose unique, sans le vertige d'une seule attention» (3), propos répété page 114, lorsque l’auteur déclare que «tout art est une idée fixe». Cette idée fixe, pourtant, ne nous semble pas avoir pu être incarnée dans une œuvre particulière qui serait l'acmé de l'écrivain, faute de temps sans doute, faute de volonté, ou bien parce que Dominique de Roux s'est toujours révélé l'amant des possibles bien davantage que de la rude réalité, et a rêvé sa vie, ses livres, bien davantage qu'il ne l'a vécue et qu'il ne les a écrits. Comme bien d'autres auteurs (je songe ainsi à Walter Benjamin), Dominique de Roux témoigne que la modernité littéraire se caractérise par le fragment, l'éclair, l'intuition, le refus de la cohérence systématique et systémique, le silence.
Posséder la vérité dans une âme et un corps comme disait Rimbaud, oui, certes, mais uniquement en se grisant de plusieurs corps, puisque, «quand on est sûr de soi-même, toutes les voies sont licites» (p. 144), puisque la vérité ne saurait être incarnée en un seul être, si ce n’est le Christ aux yeux des chrétiens, duquel Dominique de Roux, du moins dans ses textes, n’est pas absolument si proche que nous puissions en faire un zélé propagateur de la Bonne Nouvelle (4). Pourtant, il est évident que Dominique de Roux, si mal né dans un siècle où l’aventure réelle n’existe plus, tout entier livré aux puissances de la masse, satanique donc selon l’auteur (5), comme tant d’autres esprits caractérisés par une honnêteté foncière, qu’aucun endoctrinement ne saurait détourner de ce qu’il estime être une évidence, se désole de l’absence de Dieu, du recul drastique de la foi : «Nous sommes les enfants du non-siècle, les enfants de l'incroyance totale. Aussi le problème n'est-il pas celui du Dieu des Possédés, du Dieu de Kirilov «qui le torture toute sa vie», mais de ce temps qui nous est imparti et dont chaque seconde projette le problème de l'absence dans l'obscure splendeur des jours à vivre» (pp. 258-9, l’auteur souligne).
Dès lors, si «l'homme métaphysique est par nature réactionnaire» (p. 85), il va falloir tenter à tout prix non point de reconstruire une église ni même l’Église, de toute façon engloutie (6), mais une vérité personnelle, inébranlable et fragile, soumise à tous les vents du changement : inébranlable parce qu’il faut continuer de voyager, de s’élancer, d’aimer de nouvelles femmes, de découvrir de grands auteurs, et s’il n’y en a décidément plus, de démolir les imposteurs. Fragile parce que toute halte, aussi éphémère soit-elle, pourra enliser le hardi voyageur dans les sables du plaisir et de la facilité et de le détourner du but, non pas tant le retour à la patrie, car celle-ci est pourrie, que le nouvel élan vers la destination une fois entrevue, vacillante comme un mirage.
Cette vérité mouvante, versicolore, subtile, peut-être même impossible à rejoindre comme la Carcassonne de Lord Dunsany et de William Faulkner, pour un écrivain, ne peut être qu’une seule chose, la littérature bien sûr : «Si tout ce qui est de la vie est vrai, toute vérité est vivante. Si la littérature approche et rencontre parfois la vérité c'est qu'elle est un des chemins détournés du retour à la vie» (p. 18). C’est parce que cette vérité ne peut qu’être, pour un écrivain, rien de plus et rien d’autre que la littérature que Dominique de Roux n’hésite pas à évoquer l’exemple de Bernanos, allant jusqu’à écrire que Dieu, la croyance en une vie future, lui étaient moins nécessaires qu’écrire : «Et si Bernanos vivait existentiellement à un niveau majeur on peut imaginer qu'il affirmait croire à l'autre vie pour en tirer peut-être de la littérature. Dieu, disait-il à Malraux, saura choisir entre ma mort ou la possibilité qu'il me donnera d'écrire la vie de Jésus» (p. 18). Nous ne sommes désormais pas bien loin d’une glorification de la déité de l’homme supérieur, comme le confirment ces lignes, qui feront vite comprendre que Dominique de Roux, à sa façon, a lui aussi été un de ces guerriers perdus évoqués par Maurizio Serra dans un ouvrage passionnant : «Écrire seulement de l'intérieur, parvenu à cet état de grâce de l'immanente conception. Ni littérature ni langage en tant que séparation de l'être. Chaque mot devant nous faire souvenir de la nostalgie des Dieux par rapport aux hommes, des Dieux à qui il n'est pas donné d'avoir à choisir entre l'être et le néant» (p. 21, l’auteur souligne).
L’une des conséquences de pareille conception nous semble assez évidente : Dominique de Roux, écrivain-né, écrit parce qu’il n’agit pas, ou agit mal, ou n’agit pas comme il le souhaiterait, ses actes pouvant même prêter à confusion, comme ne manque pas de le lui faire remarquer Romain Gary dans une lettre d’une remarquable finesse d’analyse que Dominique de Roux reproduit dans son livre sans aucun commentaire (cf. pp. 248-9), preuve que le diagnostic implacable de l’écrivain a dû le frapper par sa justesse et peut-être, tout bonnement, par sa vérité : «On ne peut s’empêcher, en lisant Dominique de Roux, de se demander ce qu’il eût fait en 1941. Humainement, peut-être de la Résistance, littérairement, de la haine. Ce n’est nullement que le fond soit fasciste : c’est le goût excessif et frôlant le vide, de la forme, l’aura du «dit», qui semble exiger, réclamer en trépignant, et en tapant du pied, le fond fasciste, le contenu nazi» (p. 248). Il faut donc ne pas craindre de s’attaquer «férocement, courageusement, impitoyablement» à soi-même, lui suggère encore Gary, car Je «est un contenu qui vous appelle, qui vous donne un grand rendez-vous littéraire. Mais on ne va nulle part en dansant autour de soi-même» (p. 250, l’auteur souligne). L’illustre exemple de Rimbaud, qui tôt ou tard se dresse devant tout homme méditant sur les liens qui unissent la vie d’aventure, l’action et la littérature, la transsubstantiation de la vie par le langage (voir le passage qui commence par «La poésie tout comme l’existence poétique est infiniment plus que la poésie…», p. 23), n’est alors plus très loin, de même que le sortilège d’une vie qui, ayant épuisé tous les prestiges de l’écriture, s’en détourne sans l’ombre d’un regret semble-t-il. C’est le silence et non l’écriture qui fascine réellement Dominique de Roux, comme le montre ce passage tiré de Silvestre de Sacy évoquant Joubert : «Les esprits médiocres écrivent parce qu'ils sont médiocres, et peut-être y a-t-il plus d'esprits supérieurs qu'on ne croit qui n'écrivent pas parce qu'ils sont supérieurs» (p. 122). L’amitié mêlée de fascination qu’éprouve l’auteur pour Michel Bernanos tient finalement sans doute moins à ce qu’il a écrit qu’à sa fin tragique, autrement dit : à ce qu’il n’a pas écrit, au silence de la mort qui l’a si vite recouvert : «Du néant au néant, Michel Bernanos est passé en trombe. Un bolide» (p. 28). Nous ne pouvons bien évidemment, en parlant du silence, que songer à l’omniprésence, dans Immédiatement, de la grande figure d’Ezra Pound (7), auquel Dominique de Roux consacre peut-être ses plus beaux passages, mais d’autres destins subitement arrachés, stoppés nets, y compris par la décision folle de la conversion (au sens étymologique du terme) ne cessent de retenir l’attention de l’écrivain, comme celui de Raymond Lulle, à partir duquel peut s’opérer la transformation finale, alchimique ou philosophique comme on le voudra mais en tout cas apocalyptique. Il y a du Saül dans la rage impatiente que Dominique de Roux éprouve pour l’irruption violente de l’événement unique qui ne peut manquer de lancer la carrière mais en même temps forclore toute trajectoire de grand homme : «Lulle était à cheval dans la cathédrale de Palma pour violer celle qu'il aime; alors arrachant son corsage, elle lui découvre ses seins, rongés par le cancer. Reste vingt ans en exil. Mort sur une galère. L'inquisiteur de Majorque voulait qu'il ne rentre au port que pourri. Et le pavillon noir n'était plus le pavillon de la mort mais celui du prophète, parce que jusqu'à la fin du monde, tout ce qui semble noir est blanc et tout ce qui est blanc atteste le visage immuable de la blancheur de l'Unique» (p. 102).
Si l’action politique, au sens dépravé du terme qui évoque une petite carrière carnassière sous les ors de la République ne peut attirer que les demi-soldes du putanat, si l’action politique au sens cette fois-ci noble du terme, qui implique un enracinement métaphysique seul capable de forer l’avenir, est à peu près devenue impossible puisque Dieu est mort (8), cela alors même que l’on continue de vouloir «se définir avec des mots alors qu’on ne se définit qu’en agissant» (p. 86), reste l’écriture (9) qu’il s’agira désormais de transformer en arme, en pariant sur l’existence de mots qui, comme ceux prononcés par les druides, «trouaient l’air et y restaient immobiles, plantés dans le vide comme des oiseaux surpris dans leur vol» (p. 93), arme qu’il faut retourner contre celles et ceux, bien sûr innombrables, de gauche comme de droite (10), qui, en trahissant l’honneur qu’il y a à servir le Verbe, se servent et engraissent comme de hideux parasites. Cette arme sera en premier dirigée contre les faux braves et les faux aventuriers, mais aussi la clique de Tel Quel, ces «intellectuels à l’activisme révolutionnaire aussi consternant que risible, écume d’un pathos misérable», «chiqué et cabrioles sur escarpins glacés», l’exaltation «sous-politique [ayant] permis aux plus indigents de se croire dans l’intelligence de l’histoire, avant de sombrer ou dans la syncope collective ou dans le putanat arrosé de muscadet gratuit» (p. 58). C’est le même cri, immédiatement pour le coup, qui traverse le texte de Dominique de Roux, exprimé par exemple pour regretter le sort fait à un penseur génial, salué comme il se doit par celui qui a envie de se présenter en disant «moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg» (p. 237) : «Pierre Boutang, son Blake ! Un tel livre en Angleterre lui vaudrait une chaire de poétique à Cambridge. En France, tous les blackboulés du talent vont faire la fine bouche et le silence. Voilà les intellectuels français, république d'envieux, de sodomisés mentaux» (p. 185). Toujours, il s’agit d’honorer le «plaisir aristocratique de déplaire» (p. 12), de déquiller, en tuant «par prédestination» (p. 145), de ne pas être ni se vouloir moderne puisque être moderne «c’est céder aux circonstances» (p. 99), de «répondre [à la nouvelle critique] par la chacalisation de l'ancienne» (p. 88), et même de rêver d’une «Révolution Culturelle» qui, en France, devrait «immanquablement passer par la guerre civile, projection civile de la dissuasion» (p. 13). C’est encore l’activité poétique de Pound, «sa concentration spirituelle» qui sont citées comme exemple de lutteur acharné face «à la conjuration mondiale des imbéciles», et représentent «aujourd’hui l’authentique tentative de réintégration spirituelle face à la désintégration de la matière» (pp. 26-7).
L’attente d’un événement apocalyptique, puisqu’il «n’y a plus de France» (p. 62) et que «nous sommes au temps des cabotins de la masse» (p. 150), marque de son empreinte pratiquement toutes les pages d’Immédiatement. C’est le Grand Pan qui est déclaré «nouveau dieu», «dieu non souillé par les religions anciennes» (p. 27), c’est le «petit nombre» (p. 42, l’auteur souligne) qui rappelle le mystérieux reste du prophète, c’est, en suivant le modèle d’Hésiode, l’Histoire qui est divisée en cycles immenses, le «cycle des scories», celui dans lequel nous vivons, que Dominique de Roux caractérise comme étant «le dernier», «le nôtre», est le cycle du «gauchisme», du «métal consommé [qui] redevient charbon, cendres. Ainsi tout le cycle de la putréfaction du métal est accompli. Plus cette putréfaction s’accentuera, plus nous serons proches de l’âge d’or à venir» (p. 30) souligne Dominique de Roux, qui n’hésite pas si besoin est, selon une constante propre aux différents courants millénaristes, à hâter le jour de l’événement indicible par la violence (11). Le christianisme est bel et bien mort puisqu’il «ne servira bientôt plus qu’à enterrer les gens» (p. 68), alors même qu’il n’y a «plus de maîtres depuis 1918» (p. 82) mais qu’importe, puisqu’il s’agit de pénétrer encore plus avant «dans cette bande ontologique du destin où les signes se répondent», et que «tout nous sera rendu à nous qui avons tout perdu, visage retourné vers la lumière» (p. 161). Mais ce n’est là qu’une impression, tout comme celle «qu’on est au-delà de la décadence, que dans la décadence on creuse des trous, on creuse encore» (p. 168).
Que reste-t-il, alors, puisque toutes les voies sont bouchées, qu’il s’agisse de l’écriture, de l’action politique ou violente (12), «quand la colère est une profession, quand la colère est une réaction» (p. 242) mais qu’elle ne débouche sur rien, que reste-t-il sinon une forme de vie exemplaire, muette sans doute, espérons-le silencieuse, laissant briller la certitude que les «vraies grandes existences appartiennent à l’anonymat le plus complet» (p. 182), en restant certain, comme Bloy ou, ici, Toynbee, du moins en faisant le pari que «le monde est mené par tous autres personnages que ne l’imaginent ceux dont l’œil ne plonge pas dans les coulisses» (pp. 183-4) ? Le dernier écrivain est mort, remarque, lucide, Dominique de Roux, mais «cela n’a pas d’importance», car, de la sorte, «le livre n’est plus possible, sinon par fragments, inachevés», puisque si «nous avons beau veiller tout est impossible à achever, minés que nous sommes par nos exigences de rupture» (p. 206). Alors il ne reste peut-être plus que l’action ou plutôt le rêve de l’action, ce qui est peu, mais pas rien, l’ombre d’une chose enfin accomplie, l’approximation fugitive du «langage de la présence réelle» (p. 238) : «Je vais à la chasse demain. Comme ce doit être doux de tuer ou de mourir» (p. 235). Dominique de Roux a peut-être connu l’une de ces deux douceurs.
Notes
(1) Le gravier des vies perdues (Le Temps qu’il fait, 1985), pas de pagination.
(2) L’Harmonika-Zug [1963] (Gallimard, coll. Folio, 1983), p. 99.
(3) L'ouverture de la chasse (L'Age d'Homme, coll. Mobiles, 1968), p. 45.
(4) Notons que Dominique de Roux affirme à Robert Vallery-Radot que L’Harmonika-Zug est «le cheminement vers la chrétienté », in Il faut partir. Correspondances inédites 1953-1977 (Fayard, 2007), p. 167, dans une lettre datée du 17 décembre 1961. C’est dans Immédiatement (1972, Christian Bourgois, puis L'Âge d'Homme, coll. Mobiles, 1980, p. 11) que l’auteur évoque Satan, disant de lui qu’il vit du «non-discernement, il bouche les trous par où l'esprit, l'illumination peuvent entrer. Satan, les ténèbres de l'imbécillité». C’est dans ce même livre que parlant du «plaisir aristocratique de déplaire», il affirme que «personne ne sait qu'on est éventuellement agenouillé et saint à l'intérieur de soi-même, comme d'autres le sont dans le ciel» (p. 12, l’auteur souligne). Pas de quoi affirmer, par ces deux seuls extraits, que Dominique de Roux pêcherait dans le vocabulaire chrétien plus que des images. D’autres occurrences sont à signaler, comme l’évocation de «la botte du jésuite» (p. 13) ou encore cette image paradoxale : «Le serpent c'est le Christ, c'est la vie occulte qui continue quand les ténèbres règnent» (p. 76). N’oublions pas enfin ce trait typiquement bloyen contre les catholiques : «Catholiques de gauche et de droite, tous puent de la gueule, se marient avec des femmes bossues et rêvent d’étrangler leurs maîtresses dans les penderies par peur d’engrosser leurs bonnes» (p. 32). Sans autres indications, les pages entre parenthèses renvoient à notre édition d’Immédiatement.
(5) «Pendant la Renaissance, Lucifer incarnait l'esprit contre la matière. Satan incarne aujourd'hui la matière contre l'esprit. La matière c'est le capital, mais la matière c'est aussi le marxisme, le socialisme, le maoïsme des grandes massifications», Immédiatement, p. 212.
(6) «Pour moi Céline s'éloigne. Il fallait qu'il soit bu en son temps comme le Vinho Verde portugais. De même ce qui est atroce pour Bernanos c'est que son Église n'est déjà plus rien. L'un et l'autre ont coulé avec leur vaisseau. Nécessité de se séparer de l'Église» (p. 239).
(7) «Grand, le silence», ce sont ainsi les premiers mots d’un passage consacré à l’auteur des Cantos, p. 15.
(8) «En Europe nous sommes devenus une race d’orphelins. Notre grand-père est mort. Notre père est mort. Notre Dieu, en plus, est mort. Et on ne peut pas s’aimer entre orphelins» (p. 103).
(9) Et encore, semble nous dire Dominique de Roux car, à un certain niveau, auquel par exemple De Gaulle l’a haussée, l’écriture «reste debout», «loin de toute signification, de tout poids politique» (p. 34).
(10) «La droite, aujourd’hui ! Des débris qui pissent sur la table en branlant le souvenir du minable Pétain. Mais la gauche ne sera jamais forte que des abdications de la droite» (p. 163).
(11) «Si je devais prendre le pouvoir, ne serait-ce qu’une semaine, la première chose que je ferais : descendre moi-même au fusil-mitrailleur dans les fosses de Vincennes une soixantaine de P.D.G» (pp. 65-6).
(12) Voir cette remarque éclairante : «Lecture de la correspondance Barrès-Maurras. Toute l’Action française a été inventée», y compris, précise l’auteur, «une dialectique de service en soixante volumes », pour que « personne ne passe jamais à l’action : ni jeter un pavé ni brûler un commissariat, encore moins envisager de prendre le pouvoir ou expédier les filles d’Orléans au boxon, d’où elles sont toutes sorties» (p. 197, l’auteur souligne).
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