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25/01/2007
Contamination de Sarah Vajda : Mouchette fiancée de Ian Curtis
Karl Kraus, Jugement dernier [1918] dans Cette grande époque.
Il faudrait inventer un nouveau mot capable de désigner un subtil mélange entre une irrécupérable trouille de biche nubile, une prétention sollersienne, une inculture (pas seulement littéraire) angotienne, une ambition risible si elle n'était aussi féroce que celle d'un Néron nourrisson et, pour couronner l'ouvrage splendide, bien digne de notre déliquescente ruine intellectuelle, une impolitesse aussi radieusement sereine que le vol majestueux d'un condor stratosphérique. Je m'avise subitement que ce mot existe bien sûr depuis quelques lustres et qu'il a fait les délices d'un Karl Kraus, d'un Armand Robin ou d'un George Orwell, désignant une activité de journalier consistant à gâcher n'importe quel sujet (disons : le plus grand nombre possible de sujets) au travers d'un champ lexical aussi ample que celui d'une sentence de pissotière, de quelques prismes idéologiques grossièrement taillés au silex, déployant enfin l'étonnante aptitude verbale manifestée par l'un de nos lointains cousins pithécanthropes au moment de fracasser son gourdin sur le crâne d'un yack laineux. Ce mot existe et il est bien près, de nos jours, de phagocyter tous les autres mots qu'il gauchit, pervertit, cancérise puis vide de leur substance. Ce mot, tout le monde l'a en bouche, le mâchonne sans relâche et n'ose jamais, telle une chique, en cracher une bonne fois pour toutes le jus aigre qui, tombé à terre, creuserait une minuscule flache d'acide où se noieraient quelques larves de moustiques.
Ce terme dispersé par tous les vents, j'en ai, une fois de plus, goûté l'indicible et fuligineuse saveur de cendres après avoir été congédié, sans un mot plus haut que l'autre (sans même un seul mot serait une phrase plus juste) de l'une des tables parisiennes les plus fameuses, où j'avais cru pouvoir m'attabler, non sans en avoir demandé la permission au chef des cuisines, pour un seul repas dois-je encore le préciser. J'avais envoyé le texte ci-dessous à la prestigieuse salle de rédaction littéraire d'un quotidien ayant fait de l'impertinence, comme il l'annonce virilement en exergue de sa première page, un art de vivre : naïf comme je le suis, j'ai pensé que le ton de mon article plairait, sorte d'éloge paradoxal d'un superbe écrivain plutôt que de son deuxième facile roman, étant donné que j'avais pris soin, au préalable, de formater comme il se doit mon papier selon les exigences ineptes de la profession. J'attendais depuis ce jour déjà lointain une réponse qui n'est jamais venue, ou plutôt, je veux être tout à fait précis, qui m'est parvenue par des biais détournés. C'est dans cette bizarrerie des voies impénétrables de la presse que réside le comique de la situation. Ce sont en effet l'éditeur puis l'auteur de ce roman qui m'ont appris, l'un en ménageant ma légendaire susceptibilité et l'autre en s'amusant gentiment de ma menue déconfiture, que mon texte avait été refusé au motif qu'il était méchant. Vous avez bien lu. Pensez-vous que le rédacteur en chef dudit quotidien aurait pris le soin élémentaire de m'indiquer, par quelques mots rapides, son refus ? Croyez-vous que, s'il avait été l'auteur magnanime d'une réponse aussi magnifique qu'elle était inespérée, cette même personne aurait tenté de me donner ne serait-ce qu'une seule raison motivant son princier refus, dont il fallait bien que je comprenne, moi, pauvre hère hantant les salles de rédaction à la recherche d'une pige improbable, toute la munificente aménité et l'inaccessible équanimité ? Estimez-vous encore concevable que ledit démiurge, choisissant pour me délivrer son message incompréhensible, les voies d'une utile pythie perchée au-dessus de son puits fumant, eût pu tenter de m'expliquer en quoi mon article était méchant ? Cet adjectif lui-même n'évoque-t-il point quelque labile et fallacieuse mauvaise raison d'une insondable stupidité, aussi certaine qu'elle paraît avoir du mal à se justifier ? Il est donc définitivement établi que jamais je ne parviendrai à faire paraître un seul de mes articles, y compris les plus évidemment et soigneusement préparés pour cette publication éternellement procrastinée, dans un quotidien, alors même que le premier imbécile venu dispose d'amples colonnes pour y affaisser sa minuscule congère verbale. Il est donc tout autant imparablement établi que je n'aurais désormais plus à me soucier des volontés impénétrables des rédacteurs en chef et que, passant outre un sans-gêne à nul autre comparable et me moquant de leurs raisons idiotes et de leurs réponses qui n'en sont point, je me contenterai, c'est là une tâche suffisamment noble, de nourrir l'infatigable ogre qu'est cette Zone. Ai-je besoin d'ajouter qu'elle demeure ouverte à toutes celles et à tous ceux que le Gargantua de carton-pâte qu'est le journalisme, grande gueule, grand appétit et tout petit cervelet, ne mérite en aucun cas ? Ai-je besoin de préciser que, ayant vécu tout dernièrement et par deux fois la fascinante expérience consistant à ouvrir mes commentaires, je me passerai dorénavant de ce pitoyable exercice de démocratie participative, me foutant des avis des surnuméraires Raoul sur leurs tires et congédiant, comme il se doit c'est-à-dire d'un coup de pied à son contrefait cul consanguin, ce précipité malodorant de l'universel reportage ?
«Here are the young men, the weight on their shoulders,
Here are the young men, well where have they been ?
We knocked on the doors of Hell's darker chamber,
Pushed to the limit, we dragged ourselves in,
Watched from the wings as the scenes were replaying,
We saw ourselves now as we never had seen.
Portrayal of the trauma and degeneration,
The sorrows we suffered and never were free.»
Ian Curtis, Decades dans l'album Closer de Joy Division.
«Une infection propagée par une orchidée, voilà tout le récit.»
Sara Vajda, Contamination.

Notes
(1) «En allée sa singularité ou plutôt en sommeil, il vaguait sur la terre comme vaguent les dormants, certains qu’un État, une catastrophe, un accident, leur rendra quelque jour prochain le rôle pour lequel ils s’étaient de longue date préparés», Contamination (Le Rocher, 2006), p. 125.
(2) Malgré la pénible accumulation de phrases dont la structure, trop systématiquement utilisée, prétend jouer avec notre impatience et ne parvient qu’à vite nous fatiguer. En voici le modèle : «Comptables à jamais devaient, selon lui qui n’a jamais, élevé dans son culte pourtant, connu le sien mort d’une chute en montagne avant sa naissance, se montrer les pères», Ibid., page 91.
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