Don DeLillo et le terrorisme : une autopsie du cadavre mondial (1), par Gregory Mion (16/06/2018)

Crédits photographiques : Craig Walker (Boston Globe).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





IMG_1318.jpgArgument : puisque le prochain spectacle de Julien Gosselin (metteur en scène des Particules élémentaires et du formidable 2666) va se concentrer sur trois romans de Don DeLillo (Joueurs, Les Noms et Mao II), et plus particulièrement sur la question terroriste qui traverse ces trois œuvres à différents degrés d’intensité, nous avons décidé d’y réfléchir en amont, sans l’influence d’une proposition théâtrale qui promet d’être encore une fois à la hauteur de ce sujet si décisif.

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Joueurs : sur la calamité financière et quelques moyens misérables de la détruire

L’Amérique de Don DeLillo est vaincue par une maladie auto-immune : le bouclier systémique de l’argent, incorporé dans les plis et les replis de la nation comme s’il était partie prenante de sa nature, constitue aussi la matrice de la désolation nationale. On sait du reste que toute force héberge un rameau de faiblesse qui peut grandir et faire dégénérer la puissance initiale que l’on croyait indestructible. L’ennemi n’est donc pas toujours une grimace qui provient d’un horizon étranger; il est parfois juste à côté de nous, sinon en nous, sourde menace qui retient son projet en catimini pour mieux le radicaliser. Il se repose et il attend son heure.
En outre, la thématique de l’ennemi congénital, que ce soit à l’échelle du commentaire politique ou de son traitement fictionnel, a déjà fait son temps lorsque DeLillo publie Joueurs en 1977. L’assassinat de Kennedy en 1963 avertit l’Amérique de l’existence des monstres qu’elle a portés dans son ventre mou, et, une décennie plus tard, Tobe Hooper, dans son Massacre à la tronçonneuse, rappelle que l’horreur, à l’époque précise où le film débarque sur les écrans, est peut-être moins dans la guerre du Vietnam qui décime les candides soldats patriotes sous la canopée d’une jungle asiate que dans l’intimité même du «home, sweet home», en l’occurrence au plus profond de ce Texas qui a vu le crâne d’un président éclater en recevant les balles affûtées de l’avorton Oswald (1), tireur prolétaire et abatteur d’élite, réincarné dans les carnages fictifs de Bubba Sawyer, chef de file d’une famille consanguine qui terrorise un groupe de jeunes copains avec sa machine à découper du bois (2). Ces derniers découvrent alors que la guerre n’est pas seulement une affaire de lointain – elle est plus que jamais ancrée dans l’Amérique, figure hideuse d’un prochain que l’on préfèrerait contourner. En d’autres termes, ce n’est pas une balle perdue au Vietnam qui est venue se loger dans la tête de Kennedy, et ce n’est pas non plus une pièce rapportée qui sévit dans le Texas inquiétant de Tobe Hooper. Il y a quelque chose de définitivement pourri au royaume des États-Unis et Shakespeare n’aurait pas manqué de substance dramatique s’il avait pu vivre certains moments parasites du XXe siècle. En toute rigueur, il y a une pathologie de l’argent qui sollicite une quantité d’autres pathologies et chacune d’entre elles, sournoisement, éreinte la société américaine dans sa globalité. À sa manière inimitable et diablement efficace, Don DeLillo s’empare de cette pourriture notoire, amorçant avec Joueurs une réflexion à la fois subtile et exorbitante sur le terrorisme du dedans, préparant les sillons romanesques d’une investigation du sujet plus vaste, plus extériorisée en somme, que l’on verra émerger avec Les Noms et Mao II.
Sans ambiguïté aucune, c’est l’argent et toute sa croissante obscénité, dans Joueurs, qui suscite un terrorisme venu de l’intérieur et le rend à cet égard providentiel – parce que l’argent est un mal pandémique et que tout effort accompli pour l’anéantir doit être pris pour un bien compensateur si l’on choisit d’adopter l’interprétation optimiste. L’impression que nous donne DeLillo est celle-ci : l’univers de la finance se répand sur le pays comme la lave en fusion d’un volcan acharné; tout est consumé par ces rivières de feu qui dévorent les corps et les esprits, à l’exception de quelques résistants qui font pacifiquement le piquet de grève dans les rues capitalistes de New York, tel ce vieil homme-sandwich qui se déguise d’une pancarte sur laquelle sont restituées plusieurs dates importantes de l’histoire des travailleurs du monde. Parmi ces dates, celle du mois de mai 1886 nous remémore les protestations légitimes des ouvriers de Chicago, à Haymarket Square, scandaleusement réprouvées par une police meurtrière, puis corrompues par une bombe jetée sur les forces de l’ordre, action furieuse qui a remis en question la participation des faisceaux anarchistes à la bronca populaire (3).
Mais quel que soit l’angle où nous la considérons, cette réponse létale des manifestants aux nuisances préliminaires de la police ne s’intègre pas aux petites valeurs des croisades gâteuses de nos groupuscules actuels d’extrême-gauche, ceux-ci n’étant le plus souvent que des révolutionnaires contractuels, à la solde d’une idéologie qui ne sait même plus pourquoi elle gesticule tant elle s’égare en slogans futiles et inoffensifs. À rebours des pétards lancés par nos insoumis en goguette, cette bombe, en conséquence, était comparable à un baroud d’honneur, à un souffle de lion qui rendit l’âme dans un ultime rugissement, les babines retroussées pour éterniser un rictus de pugnacité, avec cette idée imprécise que si l’on ne pouvait sûrement pas gagner la guerre contre les entités solidaires du capitalisme forcissant, il fallait au moins tomber en hommes dignes après avoir mené un juste combat au cœur des luttes sociales. C’était le temps des virilités qui ne se laissaient pas intimider. C’était surtout le temps des flux de capitaux encore un peu matérialisés, localisables, perceptibles, pas tout à fait advenus à l’état de dissipation algorithmique, pas tout à fait délayés dans un nuage abstrait de statistiques quasiment inattaquables.
Ainsi la pancarte exhibée par le vieux rebelle, gorgée de sa litanie de violences et de pulsions contestataires historiquement avérées, semble suggérer au peuple américain atomisé que maintenant que la planète se trouve possédée par le sexe toujours en érection de la finance, il n’y a probablement qu’une nouvelle vague de violences qui serait susceptible de renverser la situation, unique thérapie pour dégonfler ce phallus qui n’en finit pas de grossir et d’ensemencer la Terre de rejetons ignobles. Certes la pancarte n’est qu’une tentative désespérée de recrutement parmi les cols blancs de Wall Street, elle n’est qu’un appel au bon sens, une main tendue à qui voudra bien abandonner son confort et s’engager dans la mêlée, mais elle a le mérite d’exister, de sermonner à bâtons rompus, de renouveler chaque jour sa mission de commémoration des travailleurs insurgés ou brutalisés, qu’il pleuve ou qu’il vente, pariant sur le fait qu’un seul individu convaincu suffirait à induire un embryon de vitalité au milieu de la multitude endormie.
La prise de conscience tant attendue aura deux épiphanies plus ou moins incomplètes : d’une part le meurtre d’un golden boy (George Sedbauer), dont on ne saura jamais exactement s’il était un jusqu’au-boutiste suicidaire et infiltré, embrigadé pour faire une hécatombe sur les lieux de son travail et peut-être empêché in extremis par quelque intelligence secrète du gouvernement, ou s’il fut assassiné par un occulte réseau terroriste à cause de son manque de courage au moment de passer véritablement à l’acte, voire à cause d’une trahison qu’il fomentait; d’autre part le progressif durcissement d’un certain Lyle Wynant, golden boy également, remué par le fait que Sedbauer ait été liquidé sous ses yeux, en pleine journée de travail, et tellement ennuyé par sa vie de couple avec Pammy qu’il tuera le temps en cherchant les raisons particulières de ce crime, nageant d’une façon accrue en eaux troubles et se faufilant dans divers engrenages de la rébellion contre l’argent.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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