Pylône de William Faulkner, par Gregory Mion (04/11/2018)

Crédits photographiques : Kacper Pempel (Reuters).
1299588829.jpgWilliam Faulkner dans la Zone.





3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





IMG_2940.jpgCe n’est pas le plus réputé des romans du prodige du Mississippi, certes, mais Pylône mérite plus qu’un détour de lecture tant il brasse merveilleusement les obsessions de l’écrivain : la mort violente, la tragédie tapie dans l’ombre, la répétition de l’infortune comme une version non verbale du fameux «same old, same old», le midi américain qui résonne en ce temps-là avec le midi provençal de Jean Giono, les amours contrariées, effondrées, puis l’impossibilité de faire de la vie autre chose qu’une ruade, un saut périlleux, finalement, qui ne se termine pas sur les bons appuis. Énigmatique en première instance, le titre du roman accouche progressivement de sa raison d’être – le pylône constitue un point de repère pour les courses d’avion, grand-mât qui ponctue la piste et la trajectoire des pilotes, comme une bouée que devraient contourner quelques monocoques lancés dans une course de vitesse et d’habileté. Nous sommes d’emblée introduits dans l’ambiance de ces meetings aériens où de vieux coucous bruyants défient la gravité et la concurrence d’une improbable faction de risque-tout. Le tarmac est situé à proximité d’une libre interprétation de La Nouvelle-Orléans, avec, en bout de piste, une éventuelle présence du lac Pontchartrain, dominé par l’inquiétante silhouette du pylône susmentionné. Une fois n’est pas coutume, Faulkner se détourne de son Mississippi mythologique, comme pour rejouer ailleurs la partition des drames aériens qui jalonnent Sartoris. Mais tandis que Sartoris était ancré dans le registre des guerres inépuisables et délayées en traumatismes incurables, avec une sorte de casus belli romanesque à dimension internationale, Pylône se condense dans la tripe d’une bande de têtes brulées de l’aéronautique, assaillants des cieux et des exploits, prêts à mourir déchiquetés pour gagner des poignées de dollars et l’assentiment de certaines poules rustiques. Sic transit gloria mundi – les locataires du monde ne sont jamais que des misérables qui essaient d’être aimés avec les moyens du bord.
L’amour se décline en de bizarres manifestations dans cette histoire de vitesse et d’orgueil technologiques. Deux mercenaires des airs, Roger Schumann et Jack Holmes, se partagent équivoquement le corps de Laverne, elle aussi boulonnée à l’aventure de la haute voltige, excitée par les acrobaties et par la nécessité de barouder dans tout le pays pour dégotter des opportunités de spectacles. Ces trois personnages qui n’ont pas froid aux yeux forment un trépied mature complété par le petit Jack, un enfant issu de ce triangle scabreux. On ne sait pas exactement qui est le paternel de ce rejeton, mais les morales de bénitier ne sont guère efficaces pour évaluer l’humanité faulknérienne. Dans l’absolu, cette tétralogie de bohémiens célestes fonctionne et renforce le mortier qui les unit au fur et à mesure que les hommes surmontent les différentes épreuves auxquelles ils participent. Pilotage, parachutisme, rodomontades et sexualité en altitude construisent la légende grandissante de cette singulière équipe. Ils sont pour ainsi dire attendus au tournant du pylône et l’événement est d’autant plus important, ici dans le bayou, que l’on procède à l’inauguration pompeuse d’un aéroport. Ce sont en quelque sorte les héritiers des jeux du cirque, les nouveaux gladiateurs qui exacerbent le ravissement des badauds et le style des journalistes. La mort plane autant que les zincs durant ces festivités aériennes, aussi vient-on les observer comme on se rendrait à la corrida – dans l’idée un peu perverse que les choses puissent mal tourner.
De toute façon, avec Faulkner, le sort est toujours à l’affût. La frénésie du meeting laisse augurer le temps ultérieur du recueillement, annonciatrice, peut-être, d’une paix des cimetières. Comme jadis dans l’arène, on devine que tous n’en sortiront pas vivants, et même si les indices n’apparaissent pas distinctement dans le texte, le romancier entretisse dans sa narration le fil invisible du macabre, voire de la danse macabre encapsulée dans le ballet des avions. D’ailleurs cette sourde impression de pierre tombale est magistralement incarnée par l’inoubliable personnage du reporter, qui tourne dans l’orbite des voltigeurs avec l’allure d’un corps étranger, comme s’il était revenu de la nécropole des planètes pour se réinsérer vaille que vaille dans un système solaire hostile à sa nature. Ce chroniqueur est plusieurs fois assimilé aux réalités ténébreuses : sa maigreur est celle d’un squelette évadé de son cercueil et son aspect général tient de la goule qui suce des sangs impurs. Les descriptions qui le contiennent ressemblent à des sarcophages de mots usés – il paraît rigoureusement impensable d’insinuer une quelconque vitalité positive à l’égard de cette épave qui, à sa manière, préfigure les cadavres des appareils tombés lors du vain combat des cascadeurs. Le contraste entre la vitalité des pilotes et la canaillerie organique de ce journaliste est du reste encore accentué par les apparitions du mécanicien Jiggs, un genre de robuste poney qui fouille aussi bien les entrailles des avions que les secrets du binôme Schumann/Holmes. Outre donc le quatuor de base anormalement composé, nous avons le duo du reporter et du mécanicien, l’ensemble travaillant à la rude orchestration des existences endurcies par le réel. Chacun d’entre ces lutteurs de la vie représente un certain pressentiment de la vertu malheureuse, renvoyée dans ses pénates par le triomphe accablant du vice, ce dernier étant peut-être circonscrit dans tous les quartiers de la ville où ne s’embarque pas l’omniscience de l’écrivain. Exceptionnellement, toutefois, les confrontations mémorables entre le reporter et Hagood, le rédacteur en chef de la feuille locale, nous renseignent un peu sur le mépris des petits chefs interchangeables envers les factotums imprégnés d’originalité – car on ne saurait être plus original que celui qui revient des origines, en l’occurrence celui dont on suspecte le retour d’entre les morts, sublime revenant qui a dompté le royaume des ombres et qui désire maintenant donner son point de vue sur le prétendu royaume de la lumière (1).

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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