Quand Pierre Legendre rencontre Martin Heidegger et que l’anthropologie dogmatique achoppe sur l’histoire de l’être (2), par Baptiste Rappin (08/10/2019)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Quand Pierre Legendre rencontre Martin Heidegger et que l’anthropologie dogmatique achoppe sur l’histoire de l’être (1).
3. Glissements et forçages herméneutiques
Néanmoins, à y regarder de plus près, les mots que Pierre Legendre choisit pour confesser sa rencontre avec l’œuvre de Heidegger – pour mémoire : «Une rencontre est à souligner : l’œuvre de Heidegger, penseur des assises de la culture moderne aux prises avec "l’oubli de l’être", avec cette dimension – un rejet de la logique du tiers, autant dire un rejet de la découverte de la transcendance – que l’anthropologie dogmatique éclaire d’un jour nouveau» (1) – prêtent à équivoque, et laissent entrevoir la possibilité de l’assimilation voire de la confusion.
Et tout d’abord, la tournure de «culture moderne» que le philosophe allemand n’emploie guère : il utilise plutôt les expressions de «temps modernes» et de «temps nouveaux» (Neuzeit) pour qualifier le moment cartésien lors duquel l’être comme substrat (comme «primo-étant») se fait subjectivité (2) ainsi que le tournant leibnizien lors duquel le rapport à l’être se fait calcul intégral (3). S’il y a donc une rupture dans l’histoire de l’être, elle date pour Heidegger du XVIIe siècle et du triomphe d’une métaphysique de la volonté et de la représentation liée à l’affirmation du sujet comme instance suprême. Or, si Legendre déniche le nihilisme dans le narcissisme et dans le projet d’une illusoire autofondation du sujet par lui-même, il ne semble pas identifier le point de bascule à la révolution cartésienne, mais bien plutôt au XXe siècle et à son consumérisme déchaîné : «Sous le fatras des amalgames contemporains, se découvre le fondamentalisme de notre époque : la revendication de l’autofondation, chaque sujet prenant statut souverain, autrement dit devenant une caricature d’État» (4). De prime abord, une convergence des deux penseurs s’observe dans la saisie de la modernité sous le prisme du primat su sujet; mais ce constat semble bien cacher une divergence plus profonde qui concerne non seulement la périodisation historique, mais encore, plus profondément, la conception de l’histoire qui justifie cette périodisation. Nous recroiserons ce point décisif sur notre route un peu plus tard.
Un autre élément saillant de la «rencontre» est l’assimilation de l’oubli de l’être avec «un rejet de la logique du tiers» ou encore avec «un rejet de la découverte de la transcendance», équivalences qui semblent nous permettre de conclure que Legendre définit l’être comme «tiers» ou «transcendance». Or, ce geste de rapprochement paraît éminemment problématique et peu fidèle à la pensée de Heidegger. Partons, pour saisir ceci, de la différence ontologique : pour le philosophe de la Forêt Noire, les étants, qui comme leur nom l’indique sont, ne peuvent être que s’ils apparaissent en pleine lumière, que s’ils viennent au jour : éclaircie qui n’est autre que l’être qui ne saurait, dès lors, s’appréhender en lui-même, hors de toute manifestation d’étant. Or l’histoire de la métaphysique consiste précisément en un refoulement toujours plus croissant de cette différence ontologique, et à l’assimilation de l’être à une essence commune (objet de l’ontologie) ou à un étant suprême (matière de la théologie). De ce point de vue, la transcendance apparaît bien comme un obstacle à l’appréhension de l’être : «C’est pourquoi il s’agit non pas de passer au-delà de l’étant (transcendance), mais bien de franchir d’un saut cette différence – et dans le même élan la transcendance; et ainsi de questionner initialement en partant de l’estre et de la vérité» (5).
Heidegger retrouve la vérité initiale de l’être dans la physis des grecs, et plus particulièrement des penseurs présocratiques; le dictionnaire rend compte de ϕύσις par «action de faire naître, formation, production» (6), définition que le philosophe reprend fidèlement en y ajoutant les notions d’»épanouissement», de «perdominance de ce qui s’épanouit» avant de lui accorder sa pleine portée ontologique : «La ϕύσις est l’être même, grâce auquel seulement l’étant devient observable et reste observable» (7). Si la rose est sans pourquoi, c’est qu’elle s’avance dans l’ouvert pour s’y déployer et s’y maintenir, s’offrant ainsi au regard. Mais ce qui vaut pour le registre du végétal concerne en réalité l’ensemble de l’étant. Aussi la physis s’entend-elle comme le déploiement initial par lequel tout étant vient à paraître : la phénoménologie, quand elle est poussée jusqu’à ses conséquences et ne se réfugie pas dans la citadelle de la subjectivité transcendantale, prend alors en vue le phénomène, «ce qui se montre, tel qu’il se montre de lui-même» (8). Il ne s’agit donc pas d’un processus qui prend place parmi les étants et qui, à ce titre, serait observable : asseoir les étants dans la présence, les faire advenir et les installer en leur lieu, telle est plutôt l’essence de la ϕύσις qui, comme être de l’étant, est principalement un apparaître.
Comment, à partir de la mise en évidence de ces écarts et de ces torsions, comprendre la prétention de Pierre Legendre à «éclairer d’un jour nouveau» la question de l’être telle qu’elle fut amenée et traitée par Martin Heidegger ? Ce qui nous semble ressortir des développements précédents, c’est que le juriste a procédé à l’absorption de la pensée du philosophe : et plutôt que de chercher mettre en exergue des articulations et des ajointements, il a considéré que l’histoire de l’être comme un sous-continent de l’anthropologie dogmatique, ainsi qu’en témoigne cette note de bas de page écrite en 1998 : «La "fin de la métaphysique", en tant que modification du discours au sein du questionnement occidental évoquée par Heidegger, si elle affecte la représentation dans son mode d’expression, n’efface pas pour autant la nécessité logique d’un recours à la construction d’une Référence, à l’artificialité transcendantale du fondement» (9). La dynamique propre à l’histoire de l’être se trouve ignorée, balayée, au profit du primat de l’anthropologie dogmatique dont les invariants s’imposent à la singularité des époques distinguées par Heidegger. Nous allons à présent observer les conséquences de cette ingestion sur le traitement des questions de la Technique (point 4) et du Nihilisme (point 5).
4. La question de la Technique
L’historialité de l’être, la conception époquale que Heidegger s’en fait, sont justement une excellente porte d’entrée à la question de la Technique. Le philosophe distingue cinq époques, lors desquelles l’être se donne d’une façon propre : «Le grec, le chrétien, le moderne, le planétaire et l’hespérial, nous les pensons à partir d’un trait fondamental de l’être, que celui-ci, en tant qu’Ἀλήθεια, dérobe dans la Λήθη plutôt qu’il ne le dévoile» (10). Prenons le temps de détailler chacune de ces cinq étapes, afin de bien saisir le phénomène progressif de recouvrement de l’être qui se joue à travers l’histoire de la métaphysique.
L’époque grecque renvoie à la naissance de la philosophie chez Platon puis Aristote, et à la prise en vue, d’une part de l’étant en général dans la présence fixée de son «visage», de son eidos, et d’autre part de l’étant par excellence qu’est l’agathon, lui-même idea tou agathou. La structure ontothéologique de la métaphysique est ainsi élaborée dans les dialogues platoniciens avant de recevoir sa thématisation canonique dans la Métaphysique d’Aristote. L’eidos, comme lieu de l’intelligible, c’est-à-dire du genre voire de l’universel, se donne à chaque fois avec la chose dont il est le visage.
Quant à l’époque chrétienne, elle se distingue tout d’abord par sa langue : le latin qui se substitua, comme langue philosophique, au grec lors de l’imperium romain. Or, «la pensée romaine reprend les mots grecs, sans l’expérience originale correspondant à ce qu’ils disent, sans la parole grecque. C’est avec cette traduction que s’ouvre, sous la pensée occidentale, le vide qui la prive désormais de tout fondement» (11). Ce phénomène de traduction, aux dires du philosophe, «n’est nullement ce petit évènement inoffensif pour lequel on le prend encore de nos jours» (12). L’unité que nous supposons, sans y songer plus que cela, quand nous employons l’expression «Antiquité gréco-romaine», s’effrite ici sous nos yeux : par exemple, la définition de la philosophia par Cicéron comme cultura animi dans les Tusculanes (13) diverge radicalement de celle de la philosophia par Aristote qui y voit la prise en vue (theôrein) de l’étant par où il est (14). C’est précisément dans ce moule romano-latin que va prendre forme la théologie médiévale, dans un double rapport d’oubli de l’expérience grecque et de dépendance aux questions théologiques ouvertes par Platon et Aristote. La définition de Dieu comme acte chez Saint Thomas cristallise précisément la rencontre d’un héritage romain, préoccupé par l’agir, et de la tradition biblique, caractérisée par la présence du Dieu créateur : «Si en effet, pour le second [Saint Thomas] comme pour le premier [Aristote], il appartient à l’être d’avoir à la fois un intimum et un summum par lequel il répond en toute pureté à son initium, l’un et l’autre sont pensés par Saint Thomas non plus à partir de l’expérience grecque, celle de l’être comme energeia, mais à partir d’un tout autre domaine, non plus grec mais romain, où ce qui est fondamental se détermine comme virtus et comme actus. Par-là tout est prêt pour l’entrée en philosophie d’un équivalent du Dieu de la Bible, dont le premier verset de la Genèse nous enseigne qu’il est un Dieu créateur» (15).
Heidegger considère la philosophie cartésienne comme le coup d’envoi de l’époque moderne. Il dresse une comparaison, terme à terme, des positions fondamentales de Protagoras et de Descartes afin de mettre en exergue le hiatus qui sépare les Modernes des Anciens de la Grèce classique. Comme nous le vîmes précédemment, le second tome du cours sur Nietzsche questionne l’essence du nihilisme européen : partant du devenir axiologique de l’être qui culmine dans la volonté de puissance comme instance immanente d’évaluation, Heidegger entreprend une remontée à une question plus originelle, celle de la métaphysique des Temps Modernes dont la philosophie nietzschéenne serait l’aboutissement : «Au début de la philosophie moderne se trouve la proposition de Descartes : Cogito, ergo sum («Je pense donc je suis»). Toute conscience des choses et de l’étant dans sa totalité se voit ramenée à la conscience de soi-même du sujet humain en tant que le fondement inébranlable de toute certitude» (16).
Si les Temps Nouveaux constituent l’étant comme objet pour un sujet, l’époque planétaire, la nôtre, le rend disponible pour un arraisonnement généralisé. Ce fond commissible du monde se trouve précisément au cœur du célèbre essai La question de la technique, mais constitue de surcroît le leitmotiv des réflexions sur le monde contemporain que Heidegger mena lors de la trentaine d’années qu’il lui restait alors à vivre. Les trois époques précédentes représentent alors autant de jalons sur la route d’une pensée du monde contemporain, marqué aussi bien par l’insupportable des Läger et des Goulags, que par la folie de l’âge atomique.
Enfin, l’Hespérie, terme mythologique désignant l’Ouest, et qu’Heidegger utilise ici pour signifier la réappropriation par l’Occident de sa propre essence, est l’époque du dépassement de la question conductrice de la métaphysique (qu’est-ce que l’étant ?) en direction de sa question fondamentale (qu’est-ce que l’être ?). Parvenue au bout de son chemin, en ayant épuisé tous les coins et les recoins, la philosophie crépusculaire se ressaisit dans un ultime effort pour retrouver la question initiale de l’aurore : «La parole aurorale de la pensée naissante et la parole tardive de la pensée arrivant à son terme portent à la parole le Même, sans qu’elles disent pareil. Mais là où il peut être parlé du Même à partir du non-pareil, la condition fondamentale pour un dialogue pensant du crépuscule avec l’aurore est remplie comme d’elle-même» (17). La métaphysique ne se pense pas sous l’angle de l’éternel ou de l’anhistorique, mais se laisse saisir par sa trajectoire : issue du sol de la pensée de l’être, elle nous plonge dans l’univers de provocation et d’arraisonnement de la Technique; mais elle offre également la possibilité de ressaisir la question originelle à son stade terminal.
Nous prîmes le temps de décrire les cinq époques de l’histoire de l’être chez Heidegger pour mieux saisir en quoi l’approche de Pierre Legendre en diffère. Tout d’abord, alors que ce dernier fait du monument romano-canonique un fondement, le sol sur lequel s’établit l’Occident moderne dans ses dimensions à la fois politique (l’État souverain) et scientifique (la techno-science-économie), le philosophe de la Forêt Noire considère la philosophie médiévale avant tout comme un oubli : l’oubli, et donc le travestissement, de l’expérience grecque de l’être, ouverte à l’éclosion de la physis plutôt qu’à la toute-puissance agissante du Dieu transcendant. En outre, Heidegger situe l’avènement du sujet lors du coup d’envoi de la philosophie cartésienne : règne qui prit fin avec l’avènement du Gestell planétaire, tandis que Legendre continue de faire de l’individu, et du fantasme narcissique d’autofondation, un trait marquant de l’époque contemporaine. Ces divergences quant à la structuration de l’histoire européenne engendrent, de notre point de vue, deux conceptions bien distinctes de la technique.
Pour le juriste, la technique moderne est, essentiellement, le fruit de la rationalité du droit romain et, historiquement, le résultat de l’appropriation de cet héritage par l’Église médiévale. Parce qu’il se fonde sur une enquête et sur des procédures, qu’il exige des démonstrations et des preuves, le droit romain valorise tout autant l’objectivité que l’efficacité, deux principes au fondement même de la science et de la technique modernes. Alors, du point de vue cette fois-ci structural de l’anthropologie dogmatique, la technique assume le rôle de medium à travers lequel la nouvelle Référence – la techno-science-économie – se met en scène : Pierre Legendre peut alors considérer que la radio, le cinéma, la télévision et aujourd’hui l’Internet comme l’actualisation technique d’anciens vecteurs des formes symboliques, thèse qui le poussa, fort logiquement, à participer à l’entreprise de conception et de création d’un site Internet dédié à son œuvre : «[…] ce site, dans son style propre, prouve que la mise en scène d’une pensée sur les planches d’Internet peut avoir la force convaincante du Théâtre le plus traditionnel qui soit, où se joue l’Inter-Locution avec l’immémorial Miroir encyclopédique» (18).
Assurément, Heidegger ne saurait en aucun cas partager cette thèse d’une neutralité de la technique et du medium; et c’est très certainement en ce point précis que le divorce entre anthropologie et ontologie éclate au grand jour : à la recherche d’invariants qui confèrent à son système de pensée une portée universelle, Pierre Legendre laisse dans l’ombre la nature de la technique contemporaine pour la réduire à un rôle et à une fonction de support dont on peut, certes, déplorer l’importance par trop grande qu’elle vint à prendre. Pour Heidegger, la Technique propre à l’époque de l’Arraisonnement n’a rien de commun, sauf l’homonymie, avec la technè des Grecs et même avec la technique des Modernes : elle est devenue «système», «matrice», «intégrale mise à disposition de l’étant», de telle sorte qu’elle ne peut plus être entendue comme simple moyen, car elle est pleinement rapport à l’être, expérience du monde, mode privilégié de dévoilement. Si bien qu’il est tout sauf innocent qu’une pensée soit mise en scène sur les «planches d’Internet», exposée dans les pages d’un livre ou articulée lors d’un cours magistral à l’Université : ce sont bien là, d’un point de vue anthropologique, trois formes de médiation qui en ce sens jouent le même rôle, mais en elles s’enracinent, à un niveau cette fois-ci ontologique, trois rencontres et trois expériences radicalement différentes de ladite pensée.
Notes
(1) Ibid., p. 87.
(2) Par exemple : Martin Heidegger, Nietzsche II (trad. Pierre Klossowski, Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 1971), pp. 110 et sq : pages dans lesquelles Heidegger compare les positions fondamentales de Protagoras et de Descartes pour faire ressortir ce qu’il y a de proprement moderne dans les Temps Modernes : à savoir, «la souveraineté du sujet».
(3) Martin Heidegger, Le principe de raison (trad. André Préau, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1962) : le livre est un commentaire de la formule «Rien n’est sans raison» énoncée par Leibniz.
(4) Pierre Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages juridiques de l’État du Droit (Fayard, 2005), p. 116.
(5) Martin Heidegger, Apports à la philosophie. De l’avenance (trad. François Fédier, Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 2013), p. 288.
(6) Anatole Bailly, entrée «ϕύσις» dans Dictionnaire Grec-Français (Hachette, 2000), p. 2108.
(7) Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique (Gilbert Kahn, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1967), p. 27.
(8) Martin Heidegger, Être et Temps (trad. François Vezin, Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 1986), pp. 61-62.
(9) Pierre Legendre, Leçons I. La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la raison (Fayard, 1998), p. 109.
(10) Martin Heidegger, La parole d’Anaximandre, dans Chemins qui ne mènent nulle part (trad. Wolfgang Brokmeier, Éditons Gallimard, coll. Tel, 1962), p. 405.
(11) Martin Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 21.
(12) Loc. cit.
(13) Cicéron, Tusculanes, Livre II, V dans Œuvres complètes, Tome 3 (trad. du latin par Désiré Nisard, J. J. Dubochet, Le Chevaleir et Comp., Éditeurs, 1848). Voir : «Cultura autem animi philosophia est».
(14) Aristote, La Métaphysique, livre Γ, chapitre 1 (Pocket, coll. Agora, 1991), p. 123.
(15) Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger. 1 : Philosophie grecque (Les Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1973), pp. 130-131.
(16) Martin Heidegger, Nietzsche II, op. cit., p. 105.
(17) Martin Heidegger, La parole d’Anaximandre, op. cit., p. 401.
(18) Pierre Legendre, Le visage de la main, op. cit., p. 18.
Lien permanent | Tags : philosophie, technique, pierre legendre, martin heidegger, anthropologie dogmatique, baptiste rappin, éditions les belles lettres, le visage de la main | | Imprimer