« La Plage de Scheveningen de Paul Gadenne | Page d'accueil | H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie de Michel Houellebecq »
28/09/2019
Quand Pierre Legendre rencontre Martin Heidegger et que l’anthropologie dogmatique achoppe sur l’histoire de l’être (1), par Baptiste Rappin
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Baptiste Rappin dans la Zone.
Introduction
Incontestablement, Pierre Legendre appartient à la race de ces rares penseurs contemporains qui ont su bâtir, patiemment, dans l’ombre, à l’abri des hordes universitaires et des cliques médiatiques, une œuvre aussi profonde que stimulante qui s’étale de 1963, date de la publication de sa thèse soutenue en 1957 et qui porta sur ce qui allait devenir le monument romano-canonique, c’est-à-dire sur la pénétration du droit romain dans la chrétienté, à 2019 avec la récente parution de l’ouvrage Le visage de la main écrit à l’occasion de l’ouverture d’un site Internet dédié à sa pensée : Ars Dogmatica.
Nous ne proposerons dans les lignes qui suivent qu’une brève synthèse du système de l’anthropologique dogmatique; le lecteur curieux peut utilement se reporter à une précédente note consultable sur le site de notre hôte sous le titre Les fantômes de la civilisation. Pierre Legendre conservateur et reprise avec quelques modifications sous forme d’article universitaire dans le numéro 102 de la revue Droit et Société avec pour intitulé Pierre Legendre ou le droit du point de vue de l’anthropologie dogmatique, pour se faire une idée plus précise de la nature des questions et de l’empan des élaborations conceptuelles en jeu. Citons également, pour clore ce tour d’horizon, la très belle et très fine recension de Théo Bélaud disponible sur le site Actu Philosophia. Tout ceci ne valant guère, c’est évident, une plongée dans les livres de Pierre Legendre dont le lecteur délicat savourera tout autant la réflexion aiguisée, et par conséquent tranchante, que l’extrême soin pris à polir et à ciseler l’écriture.
Ici, donc, point d’ambition d’exhaustivité mais une visée plus limitée, plus circonscrite : inscrivant nos pas dans le chemin frayé par l’anthropologie dogmatique, reconnaissant notre dette envers l’œuvre de Pierre Legendre, devenant au fil des années en quelque sorte familier – sans prétendre à une quelconque expertise – de sa pensée, nous en sommes venus par la force des choses à observer des frottements récurrents, des tensions souterraines puis résurgentes, ou, mieux formulé certainement, des points-limites au-delà desquelles le penseur ne saurait s’aventurer sans remettre en question l’ensemble de son édifice théorique. Pour le dire avec d’autres mots, ces infranchissables seuils, que nous nous proposons d’identifier dans les lignes qui suivent, ne nous paraissent pas liés à une inclination particulière ou à un développement localisé de l’anthropologie dogmatique, mais bien à son agencement interne qui, comme le suggère le titre de la présente note, rend son articulation à l’histoire de l’être, et par conséquent à la Technique et au Nihilisme, sinon intenable du moins problématique. Toute pensée, aussi sublime soit-elle, rencontre des pierres d’achoppements aux bornes de son jardin; et tout hommage, aussi appuyé soit-il, ne saurait se limiter au servile salut de la mimesis.
1. Éléments généraux de compréhension de l’anthropologie dogmatique
Mais disons quelques mots, tout de même, de cette anthropologie dogmatique dont l’élaboration répond à une question fondamentale, et même à un mystère, qui ne sont autres que ceux de la reproduction des sociétés humaines et, comme corollaire, de la possibilité de la civilisation. Si nous autres contemporains existons aujourd’hui, c’est bien que les générations précédentes se sont pliées à un principe généalogique qui non seulement leur donna une raison de vivre par-delà elles-mêmes, mais leur prescrivit également un ordre symbolique des places qui les préserva de tomber dans les interdits primordiaux de l’inceste et du parricide.
Mais pourquoi la perpétuation des sociétés humaines nécessite-t-elle un principe généalogique alors que le monde animal semble, de son côté, soumis à l’automatisme de la reproduction ? Pourquoi la simplicité biologique de l’ajustement au milieu – thèse de Jabob von Uexküll dans son célèbre ouvrage Mondes animaux et monde humain (1) – ne s’applique-t-elle pas à l’être humain ? La réponse semble simple et s’énonce très vite, il convient pourtant d’en mesurer toute la portée et d’en explorer les multiples ramifications : l’homme est l’animal qui parle, il est l’animal doué de langage, singulière propriété qui l’installe d’emblée dans un rapport distancié au réel, comme si la nomination des choses par les mots, c’est-à-dire la résurrection du monde dans le verbe, lui interdisait le luxe d’une adaptation immédiate à ses conditions de vie. En lieu et place du mode quasi-symbiotique qui caractérise l’être-dans-son-milieu de l’animal, l’homme expérimente bien plutôt le régime de la césure généralisée : déchirure d’avec le monde, coupure d’avec les autres et division d’avec soi-même car le langage introduit également la scission à l’intérieur du sujet.
L’œuvre de Pierre Legendre, partant de ces prémisses largement inspirées de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss et de la psychanalyse de Jacques Lacan, n’aura alors de cesse que de mettre en exergue les multiples colles qui, en dépit de la donne initiale et langagière de la séparation, maintiennent l’unité de ces complexes assemblages que sont les sociétés humaines. Et la pièce qui préserve l’équilibre général de l’édifice et des multiples pressions contradictoires qui s’y exercent est bien la clef de voûte : par analogie, il n’est pas de société sans fiction fondatrice, que le penseur nomme «Référence», sans un récit des origines qui, accepté comme tel, légitime les prescriptions normatives nécessaires à la vie sociale. Aucune société ne peut se passer d’un tel «au nom de», d’un tel lieu qui sait tout et auquel chacun accorde sa foi : et de même que les points cardinaux servent de repères dans l’espace, de même la Référence joue-t-elle le rôle d’orient pour la cité.
En outre, si la boussole est l’instrument de navigation qui, grâce au phénomène magnétique, indique le Nord, le scenario fondateur, quant à lui, se donne à voir en vertu de la médiation de symboles et d’images mis en actes dans des rituels, dans des cérémonies, dans des liturgies, dans des chorégraphies. C’est la raison pour laquelle le pouvoir, en son fond, n’est point rationnel : imposer un système normatif et des institutions requiert bien plutôt de manier, plus que les arguments d’experts et les éléments de langage des conseillers, la dramaturgie et la théâtralisation en ne laissant pas de se référer à une source de légitimité extérieure à l’immanence sociale. Le sens de l’adjectif «dogmatique» est désormais obvie : il mêle, comme son étymologie l’inique, les deux dimensions indissociables de la Vérité et de l’ornement de la Vérité, du discours de l’Absolu et de la mise en scène de l’Absolu. Si bien que l’anthropologie dogmatique peut être définie comme l’étude du principe généalogique garanti par des mythes fondateurs auxquels cérémonies et liturgies, par ventriloquie en quelque sorte, confèrent la parole. Pierre Legendre le formule de façon bien plus synthétique en livrant les incontournables mots de passe qui contribuèrent à l’édification de sa pensée : «trois concepts solidaires soutiennent [son] entreprise : anthropos, logos, dogma» (2).
2. La «rencontre»
Cette brève présentation nous semble suffisante pour aborder la suite et prendre la mesure des bornes structurelles de l’anthropologie dogmatique : sa puissante systématicité – elle se présente en effet comme le cadre général d’une herméneutique des civilisations – rend problématique sa rencontre avec l’altérité, qu’il s’agisse d’autres pensées, parfois tout aussi massives, mais également de phénomènes inédits : dans les deux cas, la tentation est grande d’ingérer l’élément étranger et extérieur puis de le digérer dans les catégories établies, au risque de liquider leur singularité, d’écraser leur caractère propre.
Le fil directeur de notre étude s’impose de lui-même si l’on prend cette récente confession de Pierre Legendre au pied de la lettre : «Une rencontre est à souligner : l’œuvre de Heidegger, penseur des assises de la culture moderne aux prises avec "l’oubli de l’être", avec cette dimension – un rejet de la logique du tiers, autant dire un rejet de la découverte de la transcendance – que l’anthropologie dogmatique éclaire d’un jour nouveau» (3). Le lecteur attentif observera d’ailleurs, dans ces mêmes Leçons X, la récurrence non négligeable de l’expression toute heideggérienne «la question de l’être», accouplée à la problématique du langage ainsi qu’à celle de l’institution. Par exemples : «[…] l’expression de l’énigme majuscule, indissociable du langage : la question de l’Être» (p. 81); «Propre à l’anthropos, la déchirure du langage : une introduction à la question de l’Être et de l’institution» (titre de la page 87); «[…] d’où l’on aperçoit ce qui nous sépare des autres animaux, c’est de saisir qu’il s’agit fondamentalement, selon les termes explicités par la tradition philosophique occidentale, de la question de l’Être […]» (p. 87); «La question de l’Être et de l’institution, suite» (titre de la page 95); etc.
Cette référence répétée au philosophe de la Forêt Noire est tout à fait étonnante, tant sa présence se limitait, dans les Leçons IX publiées en 2009 (4), aux notes de bas de page, à une exception près : de discrètes et marginales, voire clandestines, les mentions de Heidegger deviennent, le temps d’une décennie, publiques et centrales (5). C’est bien pourquoi cette rencontre représente pour nous l’occasion rêvée de confronter l’anthropologie dogmatique à un système de pensée qui ne lui est pas constitutif, qui ne fait pas partie intégrante de son génome, de surprendre ainsi sur le fait le traitement qui lui est appliqué, et d’en tirer un certain nombre de conséquences quant à l’appréhension legendrienne de la Technique et du Nihilisme – phases terminales de l’histoire de l’être et de la civilisation occidentale chez Martin Heidegger. La sentence «rencontrer une œuvre ne laisse donc pas indemne : l’espace d’un instant, être moitié soi, moitié l’autre» (6) demeure-t-elle encore un principe éthique et un guide méthodologique encore valables quand elle s’adresse à la pensée du philosophe allemand ?
De prime abord, l’hommage rendu à Heidegger par Legendre ne semble guère surprenant. Les deux penseurs placent en effet le langage au cœur de leur réflexion (7); non seulement le rapport à la réalité ne saurait s’opérer sans médiation symbolique, mais en outre le monde accède-t-il à la présence dans le logos, terme grec qui, rappelle Heidegger, avant de désigner la logique voire la logistique, c’est-à-dire la parole rationnelle destinée à prendre la forme utilitaire du calcul, signifie le recueil, le rassemblement, la collecte : «Legein veut dire proprement : poser et présenter après s’être recueilli et avoir recueilli d’autres choses» (8). C’est dans et par le langage, et plus particulièrement dans et par la parole poétique, que peut éclore le phénomène en son être, que l’épars est assemblé dans la tenue d’une unité, que ce qui se tient en son retrait se dévoile. Cette sortie de l’oubli caractérise une vérité plus primordiale et originaire – l’alethéia – que la correspondance entre une idée et une chose, forme plus tardive et dérivée qui, du fait de la fixation du sens qu’elle opère, masque le rythme binaire d’ouverture et de fermeture, de déhiscence et de repli, de flux et de reflux, qui caractérise le mouvement de l’être. De telle sorte que logos pointe vers l’interlocution de l’homme grec, puis occidental, avec la physis, et qu’il englobe le rapport de l’homme et du monde, leur appartenance mutuelle.
De son côté, Pierre Legendre ne cesse de répéter que l’homme est l’animal dont «l’espèce est soumis à l’ordre langagier» (9) ou, et cela revient au même, qu’«il n’existe pas de peuple sans écriture» (10). Nous pouvons gager que le juriste considère le logos grec, que la pensée de Heidegger contribua à envisager à nouveaux frais, comme une forme spécifique, propre à la civilisation occidentale, de la parole. La philosophie, le droit et la science, dont les discours prétendent à une forme d’autonomie (et de supériorité) en vertu de leur rationalité intrinsèque, n’échappent guère à la règle de «l’interlocution généralisée de l’homme et du monde» (11) et assurent, à un niveau anthropologique, la même fonction que les mythes ou les religions dans d’autres civilisations : depuis la modernité, «la Science est devenue le pouvoir herméneutique établi. Aussi rationnel que soit son système de discours, elle n’en occupe pas moins la même place structurale que l’ancien système de discours échafaudé par l’exégèse chrétienne sur fond biblique» (12). Au fond, tant Heidegger que Legendre, malgré leur jugement critique à l’égard du rationalisme moderne et de l’appréhension calculatoire de l’étant, tiennent que la raison demeure, pour l’homme occidental voire mondial aujourd’hui, l’essentielle médiation du commerce avec le monde.
Toutefois, au-delà de ces premières généralités, force est de constater que Legendre imagine une articulation plus fine et plus précise, plus technique même, de l’anthropologie dogmatique et de l’histoire de l’être. Elle repose plus particulièrement sur une interprétation du concept de «signe», car, en effet, «c’est par ce chemin que nous allons rencontrer la question de l’Être, sur un mode inédit» (13); et il s’agit, ni plus ni moins, que de saisir «l’être comme articulation qui structure le signe» (14).
Un bref détour s’avère ici expédient : Jacques Lacan, dont nous relevâmes ci-dessus l’importance décisive pour Pierre Legendre, entreprend de modifier les relations entre signifiant et signifié tels que les avait thématisé Ferdinand de Saussure : tandis que le linguiste assure que le premier renvoie au second en vertu de la barre de séparation qui les sépare et les unit (s/S), le psychanalyste, entrevoyant cette barrière comme «résistante à la signification» (15), accorde la primauté au signifiant ( d’où l’inversion des termes de la fraction : S/s) dont les effets de sens seront au justement cœur de la cure analytique. Legendre poursuit ce projet d’interprétation de la linguistique saussurienne en décelant cette fois-ci dans le trait de séparation du signifié et du signifiant la présence d’un troisième terme, d’un espace tiers : «une place vide, indice d’une transcendance, au sens littéral du latin transcendere – se tenir au-dessus – qui comporte l’idée d’un franchissement, d’établir un passage» (16). En d’autres termes, la barre de séparation pointe vers l’existence structurale d’une scène anthropologique qui demande à être peuplée par la mise en scène des fictions fondatrices et des Références, par le Texte propre à chaque civilisation.
Or, dans le cadre de cette réinterprétation du signe, Pierre Legendre assimile le tiers terme exprimé par la barre de fraction à l’Être : «à l’échelle de l’espèce, le tiers terme constitue une échappée : l’appel à l’Être comme instance en attente de scenario – le scenario fondateur» (17). En ce point précis se trouverait l’articulation entre ontologique et anthropologie; c’est par le moyen de la linguistique et de l’interprétation du signe que la dogmatique s’arrimerait à la question de l’être : «La logique dogmatique se traduit en formes institutionnelles et celles-ci ne sont, en dernière analyse, que l’expression normative de la question de l’être, ouverture à l’humanisation des techniques» (18).
Notes
(1) Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain (trad. Philippe Muller, Éditions Denoël, coll. Médiations, 1965).
(2) Pierre Legendre, Le visage de la main (Les Belles Lettres, 2019), p. 13.
(3) Pierre Legendre, Leçons X. Dogma : instituer l’animal humain. Chemins réitérés de questionnement (Fayard, 2017), p. 87.
(4) Pierre Legendre, Leçons IX. L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés (Fayard, 2009).
(5) Ce constat ne signifie en aucun cas que Pierre Legendre a découvert l’œuvre de Heidegger durant cette dernière décennie; il se limite à l’évidence d’un changement dans le mode d’exposition de cette lecture.
(6) Pierre Legendre, Le visage de la main, op. cit., p. 58.
(7) Jacques Lacan, dont l’œuvre inspira si profondément la formulation de l’anthropologie dogmatique, rencontra Martin Heidegger à plusieurs reprises. On pourrait par conséquent affirmer que l’apparition tardive de Heidegger dans l’entreprise des Leçons, plus qu’une évolution, traduit un mouvement de retour aux sources.
(8) Martin Heidegger, Logos dans Essais et conférences (trad. André Préau, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1958), p. 251.
(9) Pierre Legendre, Leçons X. Dogma : instituer l’animal humain. Chemins réitérés de questionnement, op. cit., p. 11.
(10) Ibid., p. 39.
(11) Ibid., p. 42.
(12) Ibid., p. 72.
(13) Ibid., p. 99.
(14) Loc. cit.
(15) Jacques Lacan, «L’instance de la lettre dans l’inconscient» dans Écrits I (Éditions du Seuil, coll. Essais, 1999), p. 494.
(16) Pierre Legendre, Leçons X. Dogma : instituer l’animal humain. Chemins réitérés de questionnement, op. cit., p. 101.
(17) Ibid., p. 102.