L’impératif de l’adaptation : la soumission du droit, de l’économie et du management à l’imaginaire de la biologie moderne, 2, par Baptiste Rappin (22/04/2020)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
4239023629.jpgBaptiste Rappin dans la Zone.







1864035286.jpgL’impératif de l’adaptation : la soumission du droit, de l’économie et du management à l’imaginaire de la biologie moderne, 1.





4 – Le projet industrialiste et la biologie moderne

Devrions-nous nous contenter de juxtaposer les exemples et ne pas prendre le risque de la généralisation, tentative jugée abusive depuis que les histoires locales, particulières et sérielles ont pris le pas sur l’histoire globale voire totale ? Nous ne pouvons nous résoudre à arrêter notre effort de réflexion à ce stade et souhaitons poursuivre en posant l’hypothèse d’une commune origine à l’état de fait observé. Nous croyons déceler cette dernière dans le projet industrialiste.

4.1 – Le projet industrialiste (1)

Dès le début du XIXe siècle, Claude-Henri de Saint-Simon marque la spécificité de ce qu’il allait nommer l’industrialisme. Il inscrit tout d’abord ses pas dans ceux de Jean-Baptiste Say et de son Traité d’économie politique dans lequel l’économiste français assure le départ entre d’un côté la politique et de l’autre l’économie politique, et considère la seconde comme le fondement de la première. Saint-Simon cite alors les premières lignes du Discours préliminaire de l’ouvrage, et parmi celles-ci, la suivante : «Sous toutes les formes de gouvernement, un État peut prospérer s’il est bien administré» (2). Peu importent les discussions sur le meilleur régime politique, elles sont à vrai dire oiseuses car elles ne prennent pas en compte la création de richesses par laquelle une nation conquiert son bien-être. Car poursuit Saint-Simon, «la production des choses utiles est le seul but raisonnable et positif» que les sociétés peuvent se proposer de suivre et d’atteindre; il faut par voie de conséquence substituer à l’ancien principe : «respect à la propriété, respect aux propriétaires» le nouveau mot d’ordre : «respect à la production, respect aux producteurs» (3). Mais à quoi ressemble un «industriel»?
«Un industriel est un homme qui travaille à produire, ou à mettre à la portée des différents membres de la société, un ou plusieurs moyens matériels de satisfaire leurs besoins ou leurs goûts physiques. Ainsi, un cultivateur qui sème du blé, qui élève des volailles, des bestiaux, est un industriel; un charron, un maréchal, un serrurier, un menuisier, sont des industriels; un fabricant de souliers, de chapeaux, de toiles, de draps, de cachemires, est également un industriel; un négociant, un roulier, un marin employé sur des vaisseaux marchands, sont des industriels» (4).
Sera par conséquent appelé «industriel» tout homme utile; plus généralement, «la société est l’ensemble des hommes livrés à des travaux utiles» (5). Saint-Simon inscrit explicitement ses pas dans ceux de l’utilitarisme, notant au passage «l’excellent ouvrage de Jérémie Bentham sur la réforme parlementaire» (6), et fait de l’intérêt le moteur de l’action de l’homme : «l’homme industrieux, comme tel, n’est véritablement soumis qu’à une seule loi, celle de son intérêt» (7).
Reste qu’au-delà de cette indéniable dimension anthropologique, l’industrie correspond à un projet politique dont la vocation est d’accomplir la Révolution Française, et même l’analyse critique de la tradition entamée depuis Luther (8). Saint-Simon observe et formule le paradoxe de son temps : «[…] la société présente aujourd’hui ce phénomène extraordinaire : une nation qui est essentiellement industrielle, mais dont le gouvernement est essentiellement féodal» (9). La finalité de l’industrialisme consiste à achever la transformation de la société théologique et féodale en une société positive, et à doter cette dernière de structures ordonnées qui assurent la paisibilité nécessaire à l’exercice du travail. La crise se prolongera tant que cette transition n’est pas effectuée et même pleinement effective. D’un côté, il faut louer la tendance générale au progrès, car les philosophes médiévaux prouvèrent leur supériorité sur les sages de l’Antiquité, de même que les libres penseurs dépassent leurs prédécesseurs; en outre, il convient plus particulièrement d’insister sur l’effort critique des philosophes modernes qui mirent en évidence les lacunes de l’Ancien Régime. D’un autre côté, il est grand temps de prolonger la transformation au-delà de la critique et de planifier, avec précision et rigueur, l’organisation de la nouvelle société; mais la Révolution française a échoué en cela : pourquoi ? Parce si les scientifiques se sont bien substitués aux théologiens dans l’ordre du pouvoir spirituel, les légistes ont de leur côté barré la route aux industriels dans l’ordre du pouvoir temporel. Si bien que la société postrévolutionnaire se trouve à mi-chemin du système féodal et du système industriel, et qu’elle ne laisse pas de souffrir de ce tiraillement. Pourtant, assure le Premier extrait de L’Organisateur dans une comparaison célèbre, si la France venait à perdre ses trois mille savants et industriels, des physiciens aux maçons en passant par les médecins sans omettre les banquiers, elle en sortirait bien amoindrie, et même totalement paralysée, alors que l’absence des ministres, des conseillers, des cardinaux, bref de trente mille «métaphysiciens» ou «légistes», n’entraverait en rien le fonctionnement du pays. Par leur activité, les industriels irriguent le pays de leur production et de l’argent qui en (dé)coule; par leur oisiveté, les officiels constituent le principal obstacle à l’avènement définitif de la société industrielle.

4.2 – La biologie moderne au fondement du projet industrialiste

Dans la Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant met le doigt sur la difficulté pour la thèse transformiste de Georges-Louis Leclerc de Buffon, selon laquelle il existe un moule intérieur qui assure aux molécules organiques issues des semences leur ordre et leur configuration, de rendre compte de la diversité du vivant qui, dans ce contexte, ne peut s’expliquer que par la dégénération. Mais n’est-ce pas là inscrire l’organisme dans une finalité hétéronome, dans un programme qui le détermine au lieu d’y voir l’action du finalisme de la nature ? Car, en effet, pour Kant, l’organisation impose une nouvelle conception du vivant qui renferme en lui la raison de sa propre existence : «Mais si une chose, en tant que produit de la nature, doit renfermer en elle-même et en sa possibilité interne une relation à des fins, c’est-à-dire être possible seulement comme fin naturelle et sans la causalité des concepts d’êtres raisonnables existant en dehors d’elle, il est requis pour cela, deuxièmement, que les parties de cette chose se relient à l’unité d’un tout à travers la manière dont elles sont mutuellement les unes vis-à-vis des autres cause et effet de leur forme» (10).
Ce qui donne dans le cas du corps : «D’un corps, donc, qui doit être jugé en soi et quant à sa possibilité interne comme fin naturelle, il est exigé que ses parties se produisent réciproquement dans leur ensemble, aussi bien selon leur forme que selon leur liaison, et qu’elles produisent ainsi par causalité propre un tout dont le concept […] pourrait à son tour être jugé inversement comme la cause de ce tout selon un principe et dont, par conséquent, la liaison des causes efficientes pourrait être tenue en même temps pour un effet produit par des causes finales» (11).
En conclusion, «ce n’est que dans ces conditions et pour cette raison qu’un tel produit, en tant qu’être organisé et s’organisant lui-même, peut être appelé une fin naturelle» (12). La critique kantienne marque de façon très nette le passage de l’histoire naturelle, qui se caractérise par la recherche des structures visibles, à la biologie, dont la naissance est indissociable de la promotion du concept d’organisation entendue comme totalité structurée structurante. On se risquera ici à mettre en évidence un parallèle entre la modernité politique et morale et l’apparition de la science du vivant : en effet, de même que les Lumières luttèrent contre toutes les formes d’extériorité (religion, tradition, pouvoir) au nom de l’autonomie de la raison dans ses dimensions tant théorétiques que pratiques, de même la biologie naissante procède à l’émancipation du vivant vis-à-vis des thèses préformationnistes. Dans tous les cas, l’individu, qu’il soit étudié sous l’angle de son âme ou de son corps, arrache sa liberté, ou plutôt son autonomie, à toutes les formes d’hétéronomie.
L’œuvre de Jean-Baptiste de Lamarck tire les conséquences de cette nouvelle saisie physique d’un vivant qui échappe au simple mécanisme; en effet, aux forces d’attraction mécanique qui s’accommodent du repos (contact, gravitation à distance constante…) il convient d’opposer des forces toujours actives qui seules peuvent convenir dans le cas de la vie. En réalité, Lamarck transpose le modèle newtonien de l’optique dans le vivant; dans les deux cas, l’explication mécanique se prolonge dans un domaine où elle doit se transformer : de même que la force devient onde, la communication des forces se fait excitation et le point d’application milieu interstitiel. Les forces physiques sont toujours actives, à l’image des vibrations; et elles le sont en agissant entre les corpuscules, dans les «milieux» fluides comme chez Isaac Newton encore : «La vie, considérée dans tout corps qui la possède, résulte uniquement des relations qui existent entre les trois objets suivants, savoir : les parties contenantes et dans un état approprié de ce corps; les fluides contenus qui y sont en mouvement; et la cause excitatrice des mouvements et des changements qui s’y opèrent» (13). Avec Lamarck, la ligne de démarcation ne passe plus entre le minéral, le végétal et l’animal; elle sépare les êtres vivants des objets inanimés, non pas parce qu’ils seraient tissés d’une matière différente, mais en raison de leur organisation, «un ordre des choses», qui met en relation trois termes : les parties contenantes, des fluides contenus et une cause excitatrice. Au fond, la vie est le résultat des interactions entre ces trois éléments : la cause agit sur les fluides dont le mouvement se répercute sur les parties; en retour, les parties exercent également un effet sur les fluides.
Contemporain de Lamarck, Georges Cuvier répond également à l’invite de Kant qu’il n’hésite d’ailleurs pas à citer dans ses Leçons d’anatomie comparée pour souligner avec le philosophe l’interdépendance des parties d’un corps vivant (14). On se souvient en outre que le catastrophisme géologique de l’anatomiste le poussait à quitter le point de vue d’une essence qui appellerait la vie, et à adopter une perspective contingente sur le vivant : de sorte qu’il existe des manières de vivre chacune caractérisée par une organisation propre : en effet, «la vie, en général, suppose donc l’organisation, et la vie propre de chaque être suppose l’organisation propre de cet être» (15). Qu’appelle-t-on alors organisation ? «Ce tissu aréolaire dont les fibres ou les lames plus ou moins flexibles interceptent des liquides plus ou moins abondants» (16), définition qui nous donne la clef des corps vivants, c’est-à-dire de la structure fondamentale de la vie. Si les vivants diffèrent, ils ont toutefois en commun un arrière-fond constitutif qui s’actualise en fonction des contextes. Par conséquent, on peut affirmer avec Dominique Guillo que «la physiologie, qui embrasse désormais le vivant dans son intégralité, apparaît alors de plein droit, chez Cuvier, comme une science de l’organisation» (17).
La causalité circulaire et systémique est ainsi en place dès la naissance de la biologie, et elle se révèle absolument indissociable du concept d’organisation. Et de même que les fluides et le corps exercent une action réciproque au sein d’une organisation vivante, de même l’information et la structure interagissent dans le cadre d’une organisation artificielle, lorsque la biologie triomphante aura imposé son cadre de pensée. Car une fois son autonomie arrachée aux sciences physiques, la biologie non seulement imposa son ordre conceptuel à cette dernière, mais colonisa en outre bon nombre de disciplines qui dès lors pensèrent leurs objets en termes de «systèmes ouverts»; le point de vue de la «conception organismique», pour reprendre l’expression de Ludwig von Bertalanffy, devint alors dominant : «La tâche de la biologie est donc d’établir les lois de l’ordre et de l’organisation du vivant. Ces lois devront en outre, comme nous allons le voir maintenant, être recherchées à tous les étages de l’organisation biologique : au niveau physico-chimique, au niveau de la cellule et de l’organisation pluricellulaire, au niveau, enfin, des communautés formées d’une pluralité d’organismes individuels» (18).
Et, effectivement, dès la première partie du XIXe siècle, Claude-Henri de Saint-Simon s’inspire de la biologie pour «exporter» le concept d’organisation et lui donner une extension sociale sur laquelle pourra venir s’appuyer l’industrialisme qu’il promeut. Dans son Mémoire sur la science de l’homme, l’auteur affirme la péremption du système classificatoire en trois règnes et propose de distinguer la physique générale de la physique particulière : à la première revient l’étude des corps astronomiques et des corps terrestres, à la seconde échoit l’analyse des propriétés des corps bruts et des corps organisés (19). À quoi peut alors correspondre la distinction entre corps bruts et corps organisés ? «Elle énonce une comparaison analytique entre les deux grands éléments de l’univers : la matière à l’état de solidité et celle à l’état de fluidité» (20). Tout comme Lamarck, Saint-Simon observe que les fluides «s’insinuent entre les molécules intégrantes des corps, qu’ils passent dans ces corps à travers un crible» (21) et que la vie procède de la circulation des fluides dans les canaux : quand celle-ci cesse, par exemple dans le cas du cadavre, alors le corps organisé devient corps brut. Enfin, il est à noter que l’homme possède le corps le mieux organisé, et qu’il existe une corrélation entre le degré d’organisation et le niveau d’intelligence (22).
Opérant le transfert de l’organisation du domaine de la biologie vers le champ de la société, Saint-Simon considère en toute logique cette dernière comme «un système circulatoire composé d’organes – les classes sociales – et de flux» (23), ces derniers prenant les trois formes de l’argent, du savoir et de la considération. Empruntant en outre le concept de «régulateur» au chimiste Antoine Lavoisier, il déploie une mécanique du social au sein de laquelle l’équilibre ne se caractérise plus par la stabilité et le repos, mais comme un échange permanent d’actions et de réactions qui s’auto-entretiennent : sans prononcer le mot, qui est, notons-le au passage, également absent des écrits de Lamarck, Saint-Simon fait puissamment ressortir le schème de l’adaptation, il met plus précisément en exergue «une dynamique adaptative des flux qui permet l’autorégulation dans une totalité vivante» (24).
De telle sorte que Saint-Simon n’hésite pas à enjamber le fossé, si ce n’est le gouffre, qui sépare la biologie de son époque et sa propre philosophie de l’histoire : en effet, il considère que «le passage [menant du] système féodal et théologique [au] système industriel et scientifique» (25) nécessite un «grand mouvement d’organisation» (26). Il en tire même les conséquences en termes de «conduite du changement» en introduisant, avant même sa formalisation par la cybernétique et la théorie générale des systèmes, la notion de téléologie au sein de l’approche des organisations : «[…] il faut que le but d’activité générale soit changé pour que le système social le soit réellement. Tous les autres perfectionnements, quelque importants qu’ils puissent être, ne sont que des modifications, c’est-à-dire des changements de forme et non de système» (27).

Notes de la deuxième partie
(1) Nous reprenons ici, très synthétiquement, des analyses dont les développements complets se trouvent dans l’article suivant : Baptiste Rappin, De l’industrialisme saint-simonien aux fondateurs du management scientifique : l’utopie de la coopération, in Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n°49, p. 155-189. Comme pour les notes de la première partie, la ville d’édition est, par défaut, Paris.
(2) Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, cité dans Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, ou Discussions politiques, morales et philosophiques dans l’intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendants, dans Œuvres complètes II (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013), p. 1496.
(3) Ibid., p. 1497.
(4) Claude-Henri de Saint-Simon, Catéchisme des industriels, dans : Œuvres complètes IV (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013), p. 2876.
(5) Claude-Henri de Saint-Simon, L’industrie, op. cit. , p. 1468.
(6) Ibid., p. 1565.
(7) Ibid., p. 1468.
(8) Ibid., p. 1578.
(9) Claude-Henri de Saint-Simon, Catéchisme des industriels, op. cit., p. 2891.
(10) Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (trad. Alain Renaut, GF Flammarion, 1995), p. 365.
(11) Loc. cit.
(12) Ibid., p. 366.
(13) Jean Baptiste de Lamarck, Philosophie zoologique ou exposition des considérations relatives à l’histoire naturelle des animaux; à leur diversité de leur organisation et des facultés qu’ils en obtiennent; aux causes physiques qui maintiennent en eux la vie et donnent lieu aux mouvements qu’ils exécutent; enfin, à celles qui produisent, les unes le sentiment, et les autres l’intelligence de ceux qui en sont doués (GF Flammarion, 1994), p. 334.
(14) Georges Cuvier, Leçons d’anatomie comparée, Tome premier (Crochard et Cie, Libraires, Rue et place de l’école de médecine, 1835), p. 5.
(15) Georges Cuvier, Le règne animal distribué d’après son organisation, Tome 1 (Chez Deterville, Libraire, rue Hautefeuille, 1817), pp. 16-17.
(16) Ibid., 15-16.
(17) Dominique Guillo, Les figures de l’organisation. Sciences de la vie et sciences sociales au XIXe siècle (Presses Universitaires de France, coll. Sociologies, 2003), p. 51.
(18) Ludwig von Bertalanffy, Les problèmes de la vie. Essai sur la pensée biologique moderne (trad. Michel Deutsch, Éditions Gallimard, coll. Aux frontières de la science, 1961), p. 33.
(19) Claude-Henri de Saint-Simon, Mémoire sur la science de l’homme & Travail sur la gravitation universelle, in Œuvres complètes II (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013), p. 1110.
(20) Ibid., p. 1111.
(21) Loc. cit.
(22) Ibid., p. 1161.
(23) Pierre Musso, La religion du monde industriel. Analyse de la pensée de Saint-Simon (La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2006), p. 65.
(24) Ibid., p. 66.
(25) Ibid., 2342.
(26) Claude-Henri de Saint-Simon, Du système industriel, in Œuvres complètes III (Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, 2013), p. 2528.
(27) Claude-Henri de Saint-Simon, Du système industriel, op. cit., p. 2347.

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