L’Amérique en guerre (16) : Ces morts heureux et héroïques de Luke Mogelson, par Gregory Mion (24/06/2020)
Crédits photographiques : Carlo Allegri (Reuters).

«D’une façon plus essentielle, il s’agit d’une libre enquête sur les mauvaises passes qui affectent normalement la part du divin chez l’homme.»
James Agee, Louons maintenant les grands hommes.
Nul espoir de rémission, donc, et Luke Mogelson nous le répète à chacune de ses nouvelles en nous exposant la brutalité de quelques déchéances humaines marquées par le tison incandescent de la guerre. Il insiste d’ailleurs sur la manière dont le rapport à autrui se redéfinit par la crainte et le ressentiment (cf. p. 91), par la rupture instinctive plutôt que par la solidarité spontanée, puisque la guerre abolit presque toutes les formes de l’intersubjectivité (cf. pp. 87-100) à l’exception de certaines réciprocités dues à la reconnaissance mutuelle des anciens combattants (cf. pp. 149-165 où un vétéran de la Corée s’associe avec un vétéran de l’Afghanistan, tels deux frères partageant un même fardeau immuable). L’auteur semble également nous inciter à penser que la société américaine incarne une extension probable de la guerre, une version mensongère de la paix dans la mesure où les États-Unis, depuis les attentats du 11 septembre 2001, ont déclaré des guerres douteuses en s’appuyant la plupart du temps sur des arguments fallacieux. Autrement dit les États-Unis ne seraient au XXIe siècle qu’une espèce de leurre international, un agent pathogène qui renforce la corruption, l’imposture et l’instabilité globale. La stratégie de George W. Bush envers l’Afghanistan et l’Irak n’a en outre pas été tellement différente des mystifications du Pentagone lors de la guerre du Viêtnam : la bureaucratie gouvernementale doit toujours agir sous le manteau afin de proposer des documents officiels censés attester de la bonne marche des opérations militaires malgré l’étouffante réalité d’un désastre humain (3). Or ce désastre Luke Mogelson le met en évidence à travers les destins brisés des soldats américains envoyés en Afghanistan ou en Irak entre 2001 et 2014, mais aussi à travers les ravages de la guerre dans les pays assiégés, relativement à ce qu’on appelle parfois les dommages collatéraux. Que dire en effet de ces enfants qui périssent sous les balles de l’envahisseur américain ? Que dire de l’irrésolution des champions de l’Oncle Sam lorsqu’ils observent un gamin du camp ennemi et qu’ils ne savent pas si les actions de celui-ci participent d’une bonne ou d’une mauvaise intention ? L’enfant a-t-il voulu les piéger ou leur apporter de l’aide ? Dans de tels cas limites, le bénéfice du doute n’intervient que rétrospectivement et il hante les esprits assassins, les consciences tourmentées par le meurtre quasiment gratuit d’un enfant, révélant une guerre où il n’y a que «peu d’opportunités de se distinguer» (p. 142), somme toute une «guerre sans gloire» (p. 144) où les forts ont écrasé les faibles quand ils en ont eu l’occasion, n’hésitant pas à utiliser des moyens disproportionnés en vue de justifier leur suprématie.
La suite de cette étude se trouve dans L'Amérique en guerre, disponible sur le site de l'éditeur.
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